Discours de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, sur le rôle de l'État dans la politique culturelle, la dimension sociale de la politique culturelle et le rayonnement culturel de la France, Moscou le 16 septembre 1996.

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Circonstance : Voyage en Russie le 16 septembre 1996

Texte intégral

Quel est le sens de la politique culturelle d’un Etat ? Je crois qu’André Malraux l’a parfaitement définie, en 1966, en déclarant vouloir – je le cite – « … faire pour la culture ce que la IIIème République a fait pour l’enseignement : chaque enfant de France a droit aux tableaux, au théâtre, au cinéma comme à l’alphabet ».

Cette ambition n’a rien perdu de la justification, de son actualité, de son urgence. La démocratisation de l’accès à la culture reste un enjeu essentiel et la plus difficile des tâches. Ici, à Moscou, elle revêt une importance singulière.

Dans notre pays, à part l’extrême-droite, aucune formation politique ne s’en prend à l’idée même de politique culturelle. L’ultralibéralisme la rejette abstraitement. L’extrême-droite, qui ne conçoit la culture que dirigée, la dévoie. Mais l’histoire de la Vème République révèle, qu’en dépit des alternances, une réelle continuité d’inspiration et d’action marque cette politique menée depuis près de quarante ans.

Pourquoi ? Parce que la culture, par l’élaboration, la diffusion et la fréquentation des œuvres de toute nature qui en sont l’expression, est le domaine par excellence de la liberté de chacun et de sa souveraine appréciation.

C’est là, je crois, un des enseignements que notre expérience d’un ministère de la Culture peut vous proposer.

Le fondement de l’action publique en faveur de la culture est donc politique, au sens le plus élevé du terme. Le sens de la politique culturelle est d’accomplir la démocratie, c’est-à-dire de donner à chacun, par un accès effectivement égal aux œuvres de l’esprit, la possibilité de se former une conscience citoyenne dans sa plénitude. La culture est donc au cœur d’un projet de société.

Si une politique culturelle est, plus que jamais, nécessaire en France, la question qui se pose est de savoir si l’Etat doit encore y jouer un rôle central ou moteur, alors que les pôles d’initiative et de responsabilité se sont multipliés et diversifiés, en grande partie par l’effet même de la politique menée par l’Etat depuis plus d’un tiers se siècle.

Ce sera la première partie des réflexions que je voudrais vous livrer. Elle est au cœur de vos préoccupations, vous qui faites l’expérience de la transition d’un Etat omniprésent à une société libre et démocratique.

L’Etat doit servir de référence, de garant des normes et arbitre, de soutien aux valeurs de la culture, face aux seules lois du marché. Cela me semble, ici et maintenant, décisif. Prenons garde de ne pas passer d’un Etat omniprésent à un Etat impuissant, y compris en matière culturelle !

C’est, en vérité, une vue singulièrement réductrice que celle qui limite la demande d’Etat à des sollicitations budgétaires. On attend bien plus et autre chose de lui. A mon sens, dans notre pays, dans sa politique culturelle, l’Etat s’affirme plus encore : comme référence ; garant des normes et arbitre ; soutien aux valeurs de la culture, face aux seules lois du marché.

L’Etat s’incarne comme référence, dans sa manière d’exercer ses responsabilités, dans la gestion des grandes institutions culturelles et patrimoniales que s’est donné la nation, qu’il s’agisse de la Comédie Française, de la Bibliothèque Nationale, du Louvre ou de Versailles.

C’est un rôle essentiel, mais redoutable, que de servir de référence. L’Etat gaspilleur induit soit des comportements de gaspillage, soit encore des réactions, souvent démagogiques, de rejet de la dépense culturelle. L’Etat raisonnable est toujours suivi par les collectivités.

Formation et sanction des compétences : qu’il s’agisse de l’architecture, des arts plastiques, des arts du spectacle vivant, de l’histoire de l’art, de la muséologie, de la bibliothéconomie, ou du cinéma, de grands établissement d’enseignement supérieur, placés sous la responsabilité de l’Etat, existent depuis longtemps.

Ce qui est recherché, à travers la norme du droit ou de la technique, c’est la garantie du meilleur accomplissement possible de la mission de service public. Ce que la norme permet de viser, c’est un fonctionnement respectueux des principes qui sont ceux du service public : continuité, égalité d’accès, pluralisme.

Ministre de la Culture, je conçois mon rôle comme celui d’un garant, voire d’un arbitre, dans un pays où les clivages sont accusés et l’Etat souvent trop mal aimé. Je laisse à d’autres les prises de position partisanes. Je me veux le gardien de l’esprit de tolérance.

Enfin, l’Etat doit soutenir les valeurs de la culture face aux seules lois du marché. Quels sens auraient les aides publiques, si elles n’avaient pas celui-là ? Ne passons pas, sans transition, de Karl Marx à Milton Friedman !

Deuxième série de réflexions : dans la politique culturelle, l’Etat doit concevoir son rôle comme celui d’un partenaire.

Les statistiques le prouvent : les dépenses culturelles de l’Etat, en France, cataloguées comme telles, représentent 20 milliards de francs, soit plus de 27 % du total des dépenses culturelles publiques – collectivités locales comprises – ; les crédits relevant du ministère de la Culture n’atteignent que quatorze milliards et demi, soit environ 20 % des budgets culturels publics. Cette situation est similaire en Russie, où le retrait de l’Etat est partiellement compensé par les régions et les villes.

Je vous livre une observation qui, pour certains, est depuis longtemps une vérité d’évidence : la culture n’est pas seulement un secteur de l’action gouvernementale, c’en est une dimension.

Les méthodes d’action, comme les obligations de service public des acteurs de la politique culturelle doivent intégrer cette dimension indispensable, cette préoccupation de tout responsable culturel : aller vers le public.

Dans un ordre d’idées proche et connexe, se pose le problème de la dimension sociale de la politique culturelle. Je sais qu’elle revêt une acuité particulière, ici en Russie.

Dès lors que l’action publique, dans ce domaine, ne se limite pas à répondre aux besoins d’un public spontanément acquis aux pratiques culturelles, elle a nécessairement une dimension sociale. C’est le cas de la politique culturelle française, depuis son origine.

Les actions dont il est question ici ne requièrent pas seulement une grande imagination, mais beaucoup de rigueur et aussi d’exigence. Non seulement de la part de ceux qui les conduisent, mais peut-être plus encore chez ceux qui en sont, volontairement, les destinataires. Raison de plus pour affirmer que l’urgence sociale, sous toutes ses formes, ne saurait conduire à instrumentaliser la politique culturelle.

Pour autant, c’est un point essentiel. La politique culturelle doit conjuguer et concilier liberté de création – la plus grande possible –, et utilité sociale – la plus large possible. Comment y parvenir ? C’est là que réside la nouvelle donne culturelle, que j’ai proposée aux partenaires de la politique culturelle.

Comment cela peut-il se réaliser ? La réponse est simple dans son principe, sans doute complexe dans ses modalités, affaire de volonté dans sa réalisation. Nous vivons dans une société où le contrat – entre les hommes, entre les partenaires sociaux, entre les institutions – devient, de plus en plus et c’est heureux, le mode de relations et de coopération.

Il est donc normal que j’appelle de mes vœux l’émergence d’un nouveau contrat social pour la culture. Les relations entre l’Etat et ses partenaires – collectivités territoriales, acteurs de la culture, associations – se contractualisent : ces contrats doivent porter, avec clarté, sur les moyens et les missions que les uns et les autres auront arrêtés en commun.

Une politique de convention inscrite dans la durée, avec des cahiers des charges qui seront autant d’obligations réciproques, de droits et de devoirs librement consentis : c’est ce type de relations qui nous permettra d’atteindre, ensemble, nos objectifs : rééquilibrer la capitale et la province ; rééquilibrer les villes et les campagnes, les centres-villes et les périphéries ; assurer, à tous, partout sur le territoire national, un véritable service public de la culture.

Ce défi me semble également d’une grande actualité en Russie, ne serait-ce que par l’étendue du territoire russe et la diversité des appartenances ethniques et religieuses.

Pas plus dans ce domaine que dans les autres, l’Etat ne peut et ne doit tout. La culture est, avant tout, une certaine idée de l’histoire en train de se faire. Mais il lui revient de permettre à ceux qui protègent, à ceux qui créent, à ceux qui diffusent la culture, d’inscrire leur action dans le long terme.

Enfin, je ne saurais concevoir de politique culturelle sans une large ouverture vers l’étranger. Il ne s’agit pas d’imposer un modèle culturel, comme certains pays s’emploient à le faire, mais de donner aux créateurs et aux publics, une vision de l’autre et de la diversité. Ce dialogue favorise l’épanouissement culturel de chacun et la tolérance.

Le ministère de la Culture compte, ainsi, parmi ses attributions, le rayonnement de la culture française dans le monde. Notre soutien apporté aux collèges universitaires français de Moscou et de Saint-Pétersbourg en constitue une parfaite illustration.

Je suis, par ailleurs, très attaché à la formation des jeunes professionnels et des jeunes artistes. La France en accueille, chaque année, un nombre important en provenance de Russie. Je souhaite que ces échanges se multiplient, de façon notable, dès l’année prochaine, car ils constituent une excellente manière de rapprocher durablement nos deux pays et de rétablir, grâce à vous, la complicité naturelle que les hommes de culture français et russes entretenaient jusqu’au début de ce siècle et qui constitue une part précieuse de notre mémoire et de notre identité.