Texte intégral
Le Progrès : Un certain nombre de fonctionnaires sont descendus dans la rue jeudi dernier pour protester contre votre politique, cela peut-il vous infléchir ?
Alain Juppé : Cette grève a réuni un fonctionnaire sur trois. On peut comprendre certaines inquiétudes qui s'expriment à travers ces mouvements. Mais quelques soient les difficultés, au moment où l'économie repart, ne cassons pas cette dynamique de reprise qui s'engage car il y va de l’emploi de nos enfants.
Le Progrès : Il semblerait qu'une majorité de Français soutienne ces mouvements dans la fonction publique…
Alain Juppé : Je suis parfaitement conscient que la situation aujourd'hui en France est difficile, et je ne suis donc pas surpris qu'il y ait chez certains un réflexe de solidarité vis-à-vis de ceux qui expriment leur mécontentement. J'ai pour ma part beaucoup d'estime pour les fonctionnaires, et je ne suis pas de ceux qui pratiquent contre eux la démagogie hyperlibérale. Mais je souhaite une fonction publique moderne, pas forcément pléthorique, adaptée à ses missions : là où les tâches sont en diminution, par exemple dans l'enseignement primaire où il y a 60 000 élèves de moins, nous avons décidé de ne pas remplacer tous les départs en retraite ; en revanche, là où les besoins augmentent, dans l'enseignement supérieur, nous avons créé plus de 4000 postes. Et en ce qui concerne les rémunérations, j'ai déjà indiqué que nous étions prêts à discuter à partir de décembre de la situation pour 1997 et 1998.
Le Progrès : Vous ne cessez avec votre gouvernement de prêcher l'optimisme aux Français, mais leur moral reste assez bas. Combien de temps peut durer ce décalage ?
Alain Juppé : Tant que des résultats concrets et significatifs n'auront pas été obtenus en matière de chômage. Mais n'exagérons pas : mes contacts avec les Français partout où je les rencontre à Paris et lors de mes déplacements dans les régions, me montrent que ce n'est pas la déprime généralisée, que beaucoup pensent que nous allons dans la bonne direction, qu'il faut tenir. Et je voudrais rappeler que la situation s'améliore sur tous les fronts – sauf sur celui du chômage : prix, commerce extérieur, inflation, taux d'intérêt, monnaie… la croissance a augmenté de 1 % sur le troisième trimestre. Les réformes que nous avons engagées avec les Français doivent nous donner les moyens d'aborder l'avenir avec le maximum d'atouts dans le monde ouvert où nous vivons. Voilà pourquoi je délivre un message, non pas d'optimisme béat, mais de confiance.
Le Progrès : Le chômage frappe particulièrement les jeunes…
Alain Juppé : L'emploi des jeunes est ma priorité, car il conditionne presque tout : le comportement de nombreuses familles est prudent, morose, parce que les pères et les mères de famille sont inquiets pour leurs enfants. Nous devons parvenir à mettre autour de la table les entreprises, les syndicats, les collectivités locales ainsi que l'État, pour obtenir que, d'ici l'automne 1997, entrent dans le circuit de l'entreprise 300 000 jeunes de plus.
Le Progrès : Ce type de rencontre a déjà eu lieu, sans grand résultat…
Alain Juppé : Nous avons déjà obtenu une stabilisation du chômage des jeunes, et nous mettons en place de nouveaux instruments avec la loi de cohésion sociale, de nouveaux parcours d'insertion… Peut-être faut-il aujourd'hui accentuer la pression politique. J'avais évoqué en novembre dernier le « devoir d'insertion » des entreprises vis-à-vis des jeunes, et j'avais même envisagé une « obligation d'insertion ». Je n'aime pas beaucoup les mesures contraignantes, mais si les appels répétés que nous lançons n'aboutissaient à rien, peut-être faudrait-il commencer à réfléchir ensemble à des formules plus incitatives.
Le Progrès : Pour la plupart des jeunes, l'entrée dans la vie active passe, durant de nombreuses années, par des stages plus ou moins rémunérés, des contrats à durée déterminée, des intérims… Faut-il en prendre son parti ?
Alain Juppé : La précarité n'est jamais souhaitable. Mais il faut aussi tenir compte du monde tel qu'il est : l'idée que, pour faciliter l'insertion professionnelle des jeunes, il faut peut-être passer par des formules transitoires, n'est pas forcément à rejeter. D'ailleurs, l'expérience prouve que, lorsqu'on est entré dans un parcours de ce type, on a beaucoup plus de chances de trouver ensuite un emploi stable, que lorsqu'on frappe directement à la porte de l'entreprise.
Le Progrès : Mais n'est-ce pas aussi la porte ouverte à certains abus, des entreprises trouvant là une main-d'œuvre bon marché ?
Alain Juppé : Il ne faut bien sûr pas laisser faire n'importe quoi, mais accentuer encore les contraintes se retournerait contre l'emploi. Car si le patron de PME, qui est le créateur d'emplois, doit effectuer un parcours du combattant pour embaucher un jeune, il risque d'y renoncer.
Le Progrès : Le candidat Jacques Chirac avait promis un « statut de l'étudiant », avec en particulier une augmentation des aides pour les plus modestes. Où en est-on ?
Alain Juppé : Nous réfléchissons à une réforme de l'aide au logement, dont le montant est actuellement le même quelle que soit la situation financière des parents : peut-on additionner cette aide, l'APS, avec un avantage accordé aux parents sous forme d'une demi-part fiscale ? Faut-il plutôt offrir le choix entre ces deux formules, pour se donner les moyens de mieux aider les plus modestes ? Deuxième idée, concrétisée dès cette rentrée : le tutorat, qui permet à des étudiants de troisième ou quatrième année de toucher un petit pécule en aidant les plus jeunes. Enfin, une réforme en profondeur des œuvres universitaires, pour les rendre plus justes et plus efficaces.
Le Progrès : Qu'attendez-vous du « rendez-vous Citoyen », qui va se substituer au service national ?
Alain Juppé : Ce sera une vraie semaine, obligatoire pour tous les jeunes, y compris les jeunes à partir de 2002. Elle sera l'occasion de rappeler au jeune son appartenance à une nation, qui implique des efforts. Elle permettra d'établir un bilan de santé et des connaissances. Elle incitera les jeunes à s'engager dans les diverses formules de volontariat...
Le Progrès : Qui financera ce volontariat ?
Alain Juppé : L'État, qui assurera en particulier le paiement de l'allocation, la même pour tous les volontaires. Enfin, ces cinq jours permettront une sensibilisation à la défense nationale. Le projet de loi sur le volontariat sera déposé fin novembre à l'Assemblée nationale.
Le Progrès : Parlons de la jeunesse en politique… La tendance dans la majorité semble être, pour les prochaines législatives, à reconduire les députés sortants – jusqu'à quel âge ?
Alain Juppé : Dans la consultation que j'ai lancée auprès des formations politiques, je suggère d'abaisser le seuil d'éligibilité à 18 ans pour l'ensemble des mandats : maire, conseiller général et régional, député et pourquoi pas sénateur. Et je suis favorable à une limite d'âge pour se présenter à une élection, limite qu'on pourrait fixer dans un premier temps à 75 ans, soit par un engagement des partis politiques, soit par une loi. Je souhaite en tout cas que le RPR s'impose cette limite pour les prochaines élections.
Le Progrès : Raymond Barre s'est vivement ému de « l'enlisement » du canal Rhin-Rhône. Venez-vous à Lyon pour le désenliser ?
Alain Juppé : Cette affaire est très significative des blocages français. Des personnalités politiques éminentes, dont les trois derniers présidents de la République, ont soutenu ce projet. Et vous avez en face la totalité des ingénieurs et des financiers qui s'y opposent… J'ai moi-même longtemps hésité, mais après avoir écouté toutes les parties prenantes, je pense que la volonté politique doit l’emporter et que ce canal doit être achevé car grâce à lui, la France renforcera sa place en Europe. Il sera aussi créateur de nombreux emplois.