Texte intégral
Le Journal du dimanche - 7 juillet 1996
Le Journal du dimanche : Un peu plus d’un an après l’élection de Jacques Chirac, comment va la France ? Mieux, plus mal ?
Alain Madelin : À la fracture sociale s’ajoute aujourd’hui une fracture politique. Le fossé se creuse entre ceux qui dirigent et ceux qui sont dirigés. Les Français peuvent comprendre les difficultés politiques liées aux difficultés financières de l’État, ils comprennent moins que sur d’autres questions, sans incidences financières comme celle de l’immigration clandestine, on semble continuer la politique de l’autruche.
Le Journal du dimanche : En quoi ?
Alain Madelin : Une commission d’enquête de l’Assemblée nationale, présidée par Jean-Pierre Philibert, a rendu récemment un rapport très complet sur l’immigration clandestine. Ce rapport, même si l’on peut ne pas en partager toutes les conclusions, aurait dû ouvrir un débat et nourrir des décisions. En fait, que s’est-il passé ? Un peu de tumulte et puis rien. Or, il y a urgence. J’attends du Premier ministre et du gouvernement qu’ils tirent maintenant les conclusions de ce rapport et se donnent les moyens d’une action plus résolue contre l’immigration clandestine.
Le Journal du dimanche : Vous semblez considérer qu’on n’a rien fait jusqu’ici.
Alain Madelin : Il serait faux de dire qu’on n’a rien fait. Mais il serait tout aussi faux de dire qu’il n’y a plus rien à faire.
Le Journal du dimanche : Que faire alors ?
Alain Madelin : Je propose que l’on engage à la suite du rapport de la commission Philibert, une action résolue dans quatre directions : améliorer les conditions de contrôle d’identité, se donner les moyens de mieux identifier ceux qui organisent leur anonymat, allonger la durée de détention des irréguliers et diminuer l’attrait de l’immigration clandestine en France. Du fait des lacunes de notre droit et de la complexité de nos procédures, trop souvent ceux qui ont la charge de la lutte contre l’immigration clandestine se voient dans l’obligation de relâcher dans la nature des immigrés en situation irrégulière, qui dès lors ne peuvent vivre que du travail clandestin, des failles de notre système de protection sociale ou de la délinquance. Cela nourrit les peurs et les extrémismes et rend plus difficile l’intégration de l’immigration régulière. Cela affaiblit aussi le nécessaire respect de la loi et de l’État.
Comment expliquer aux Français qu’on les verbalise pour une ceinture oubliée en voiture quand ils ont le sentiment que l’on contrôle si mal l’immigration clandestine ?
Le Journal du dimanche : Faut-il réviser les lois Pasqua ?
Alain Madelin : Il faut tirer les conséquences des difficultés dans l’application des textes et combler les lacunes pour qu’ils soient appliqués. Je dis cela d’autant plus que je connais les limites des politiques répressives. Il faut se garder des actions et des discours qui ignorent les dimensions humaines des situations concrètes. Mais je sais également qu’il faut se garder de l’inaction et du silence qui entretiennent et provoquent des réactions xénophobes.
Le Journal du dimanche : Améliorer les contrôles, comment ?
Alain Madelin : Nous nous trouvons dans une situation juridique, où dans bien des cas, on est obligé de relâcher un immigré en situation irrégulière après avoir contrôlé son identité. De même, les douaniers ont le droit de fouiller un camion qui transporte des clandestins, pas les policiers. Ce sont là des situations anormales auxquelles il faut remédier.
Il faut aussi trouver les moyens d’identifier ceux qui ont organisé leur anonymat en se débarrassant de leurs papiers. Comment reconduire quelqu’un dans son pays si vous ne savez pas d’où il vient ? À juste titre la commission Philibert propose que l’on puisse relever les empreintes dans les pays d’émigration lors des demandes de visas pour la France. On le demande bien aux Français pour établir leurs papiers d’identité. De même, la commission propose que la police puisse avoir accès au fichier de l’OFPRA qui détient les moyens d’identification de plus de 200 000 déboutés du droit d’asile pour la plupart vivent clandestinement en France.
Le Journal du dimanche : Vous proposez de rallonger la rétention…
Alain Madelin : Actuellement, pour identifier un étranger qui refuse de fournir son identité, pour obtenir le laissez-passer de son pays d’origine et organiser son retour, les autorités disposent d’un délai maximum de dix jours. C’est beaucoup trop court, dans les autres pays européens, le délai est bien plus long (un mois en Belgique, illimité en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas et en Suède). Résultat : des immigrés en situation irrégulière sont relâchés dans la nature. Il y a deux remèdes possibles : soit allonger la durée de la rétention administrative, soit développer et perfectionner la rétention judiciaire, et condamner plus systématiquement le clandestin aux peines prévues par la loi. Ma préférence va plutôt vers la deuxième solution.
Enfin, s’il y a une immigration clandestine, c’est parce que l’on peut vivre dans la clandestinité en France, grâce au travail clandestin, qui doit être plus systématiquement réprimé. C’est affaire de volonté mais aussi d’outils juridiques. Un inspecteur du travail peut contrôler la liste du personnel d’une entreprise, les policiers qui luttent contre l’immigration irrégulière ne le peuvent pas. Grâce également aux failles et aux largesses d’un système de protection sociale dont on sait pouvoir tirer parti.
Le Journal du dimanche : Ne faites-vous pas le jeu du Front national ?
Alain Madelin : C’est exactement l’inverse ! Ne pas traiter le problème, c’est le laisser aux « y a qu’à » simpliste et faire le jeu de l’extrémisme. Un récent rapport du Conseil économique et social, de l’ancien ministre socialiste Claude Évin, propose que l’on attribue automatiquement un titre de séjour à tout immigré qui serait séropositif. On fait le lit des extrêmes.
Le Journal du dimanche : Vous proposez d’expulser les malades ?
Alain Madelin : Pour tout médecin, un malade, qu’il soit clandestin ou non, est un malade. Un immigré en situation clandestine doit, bien sûr, pouvoir bénéficier d’une aide médicale d’urgence. Mais dans les faits, ce principe sur lequel il n’est pas question de revenir a été étendu beaucoup trop loin. Dans certains cas, un immigré en situation irrégulière sera mieux remboursé qu’un Français qui paie normalement ses cotisations sociales.
J’ajoute que si l’on veut, comme c’est mon cas, pouvoir régler les situations familiales d’un certain nombre d’immigrés qui se trouvent de fait ni intégrable, ni expulsables, il est d’autant plus indispensable d’entreprendre une action dans les quatre domaines que je viens d’évoquer.
Le Journal du dimanche : Il y a deux semaines, dans le JDD, Philippe de Villiers vous lançait un appel, ainsi qu’à Charles Pasqua.
Alain Madelin : Cet appel restera sans réponse. J’entends cependant continuer à faire vivre l’espoir né de la campagne présidentielle avec le mouvement que j’anime, Idées-action, et proposer au sein de la majorité présidentielle, une politique alternative pour éviter l’alternance en 1998.
RTL - Mardi 9 juillet 1996
RTL : Deux membres du cabinet de F. Léotard à la Défense ont été mis sur écoute par C. Millon. F. Léotard a dit que l’affaire est classée. L’est-elle vraiment ?
A. Madelin : Cela méritait explication. Y a-t-il eu écoute ? Oui. Y avait-il des motifs touchant à la défense nationale justifiant ces écoutes ? Apparemment, les explications ont dû être fournies pour que F. Léotard dise qu’aujourd’hui l’affaire est close. Je ne serai pas plus royaliste que le roi.
RTL : Ça veut dire que cette décision a été prise pour des raisons de sécurité nationale ?
A. Madelin : C’est le seul cas qui permet d’autoriser de telles écoutes.
RTL : Est-ce qu’on peut suspecter les membres du cabinet de F. Léotard ?
A. Madelin : Non, mais vous pouvez avoir des enquêtes de routine. Je ne connais rigoureusement rien à ce dossier qui est par nature de défense nationale. Donc, si F. Léotard dit que l’affaire est close, c’est qu’elle est close.
RTL : Vous avez relancé récemment le débat sur l’immigration, vous vous êtes prononcé pour un renforcement des lois Pasqua. Pourquoi ?
A. Madelin : Parce que je crois qu’il y a aujourd’hui une rupture dangereuse entre les Français qui travaillent dur et qui ont le sentiment qu’on ne fait pas tout ce qu’il faudrait en matière d’immigration clandestine. Je crois qu’on n’ose pas dire clairement les choses. Et comme on n’ose pas dire, on n’ose pas faire. Le rapport Philibert était un excellent rapport. Il y a eu un peu de tumulte et puis après, on a le sentiment qu’on ne l’a pas traduit en actes. C’est la raison pour laquelle, je souhaite que le Gouvernement s’en saisisse. Vous savez, je suis plutôt un libéral dans tous les domaines mais particulièrement en matière d’immigration. Donc, je me méfie du tout répressif. Mais il faut faire extrêmement attention parce qu’il y va du respect de la loi et de l’État. Comment voulez-vous que les gens respectent la loi et l’État quand d’un côté, vous vous trouvez verbalisé pour défaut de port de ceinture et de l’autre côté, vous voyez des policiers qui sont eux-mêmes découragés, qui, compte tenu de la complexité des textes, etc., arrêtent un immigré en situation irrégulière, et quelques heures plus tard, sont obligés de le relâcher dans la nature et donc le condamnent à vivre soit du travail clandestin, soit de la générosité de notre système de protection sociale ; soit pire encore, de la délinquance ? Donc, je crois que trop, c’est trop et qu’aujourd’hui, on a atteint les limites du supportable.
RTL : Concrètement, que faire ? Développer le système de rétention judiciaire, se donner les moyens de mieux identifier ceux qui organisent leur anonymat ? Mais comment ?
A. Madelin : Vous savez, quand on veut rentrer en France, on peut organiser son anonymat : je n’ai pas de papier et je ne sais plus ma nationalité. Et donc, vous avez en France, un délai de 10 jours maximum, qui n’existe pas dans les autres pays – qui est soit beaucoup plus long, soit plus court –, pendant lequel il faut identifier la personne, prendre contact avec son pays d’origine, obtenir un laissez-passer. C’est trop court et donc impossible. Et donc, très souvent, au terme de ce délai, on est obligé de les remettre dans la nature. Autre exemple : au fil des années, des gens ont demandé le droit d’asile en France, qu’ils n’ont pas obtenu mais ils sont restés sur le territoire. L’OFPRA a 200 000 identités de gens déboutés du droit d’asile qui, pour la plupart, se retrouvent encore comme clandestins sur le territoire national. La moindre des choses, c’est que la police puisse accéder à ce fichier pour identifier ceux qui sont en situation irrégulière. Je me méfie, encore une fois, du tout répressif. Mais lorsque je dis : il faut allonger la durée de rétention de façon à ce que nous ne soyons pas le maillon faible en Europe, il faut le faire en donnant les garanties judiciaires. Mais il faut le faire. De la même façon, il faut pouvoir améliorer les contrôles d’identité. Et puis, surtout, la chose peut-être la plus importante, c’est de diminuer l’attrait de l’immigration clandestine en France.
RTL : À partir du moment où il y a des pays riches et des pays pauvres, comment diminuer cet attrait ?
A. Madelin : Si je suis un libéral en terme d’immigration, c’est que je crois que c’est une aspiration de tout père de famille, un peu partout dans le monde, que d’essayer d’améliorer la situation de ses enfants et, avec une immigration, aller travailler ailleurs. Mais à l’immigration du travail de certaines années a succédé aujourd’hui un autre type d’immigration. Là, nous ne pouvons plus faire face. Diminuer l’attrait de l’immigration clandestine, c’est bien sûr, se donner les moyens de lutter contre le travail clandestin. Il faut savoir qu’aujourd’hui, un inspecteur du travail peut contrôler le registre du personnel de n’importe quelle entreprise mais pas un policier chargé de la lutte contre le travail clandestin. Donc, il faut améliorer, se donner les moyens juridiques d’améliorer la lutte contre le travail clandestin, et aussi diminuer un peu l’attrait de notre système de protection sociale.
RTL : Vous voulez dire qu’il faut en priver les immigrés ?
A. Madelin : Non. Un immigré arrêté, en situation irrégulière en France a droit à l’aide d’urgence. Un malade, quelle que soit son origine, est un malade. Mais de l’aide d’urgence, on est passé au remboursement ordinaire. Et dans certains cas, il est vrai aussi – ce sont des cas qui ont été mis en évidence par la commission Philibert de l’Assemblée nationale – qu’un immigré clandestin en situation irrégulière peut, au bout du compte, avoir davantage de droit à remboursement – puisqu’il peut être remboursé à 100 % – qu’un Français ordinaire qui paye ses cotisations ordinaires. Reconnaissez que c’est une situation insupportable et qui est mal vécue par beaucoup de Français.
RTL : Faut-il lutter contre le FN avec les armes du FN ? Ne craignez-vous pas de vous inscrire trop à droite sur l’échiquier politique ? Pourquoi ce cheval de bataille ?
A. Madelin : Je crois que c’est une réaction de bon sens. À la fracture sociale s’ajoute aujourd’hui une fracture politique entre les Français ordinaires qui ont le sentiment que les hommes politiques ne comprennent pas leurs problèmes. Tout m’oppose au FN sur cette question, mais je crois que ne pas parler de ces questions, ne pas les régler, cela est de nature à nourrir les extrémismes. Je vais prendre juste un exemple : vous avez un rapport du conseil économique et social, de l’ancien ministre socialiste C. Évin, qui propose de donner automatiquement, en quelque sorte, le titre de séjour à un immigré clandestin en France, dès lors qu’il serait séropositif. Je crois que c’est de nature à transformer la France, de lui donner un formidable attrait. Et nous n’avons pas les moyens, ni financiers, ni les moyens d’intégration pour cela. De telles positions, un peu irréalistes, sont de nature à nourrir les peurs, les fantasmes et l’extrémisme. Donc, si on veut éviter l’extrémisme, il faut avoir des positions raisonnables. Je crois que celles de la commission Philibert sont d’excellentes positions, des propositions de bon sens et je les épouse totalement.