Texte intégral
B. Masure : Avez-vous des précisions sur le nombre de victimes françaises de ce drame ?
A. Juppé : Vous comprendrez, Bruno Masure, qu'avant de répondre à cette question, je vous dise à mon tour combien je me sens bouleversé par les images que je viens de voir. Je voudrais dire aux familles ma sympathie, ma peine. Beaucoup d'entre elles attendaient ce matin le retour d'un être cher, et ce soir elles sont dans le malheur. C'est un coup terrible du destin. Notre première préoccupation a été l'accueil des familles parce que, nous l'avons vu, c'est un choc psychologique terrible. Nous avons donc mis en place, avec Aéroports de Paris mais aussi le ministère de l'Équipement, la direction générale de l'aviation civile, une cellule d'accueil et d'information. Nous allons maintenant assurer le suivi à la fois psychologique et administratif de ces familles. En ce qui concerne la liste exacte des passagers concernés, bien sûr, nous sommes inquiets et anxieux et bouleversés pour les familles françaises tout en pensant à l'ensemble des victimes américaines et autres, c'est la compagnie TWA qui détient l'information et qui avertit une par une les familles concernées. D'après les informations dont je dispose ce soir, c'est plus d'une quarantaine de citoyens français qui auraient péri dans ce drame affreux.
B. Masure : Beaucoup pensent ce soir à un attentat. Bill Clinton est très prudent. Est-ce que nous, Français, nous avons des raisons d'être inquiets et est-ce que vous redoutez des mauvaises nouvelles et prévoyez-vous une relance du plan Vigipirate ?
A. Juppé : Sur l'enquête d'abord, il s'agit d'une compagnie d'aviation américaine, c'est donc une commission d'enquête américaine qui mène l'enquête. Bien sûr, nous sommes en contact avec les autorités américaines. Au moment où je vous parle, rien ne permet de privilégier telle ou telle piste. En ce qui concerne la situation en France, je rappelle que le plan Vigipirate est toujours en vigueur, en particulier dans nos aéroports. Nous avons bien sûr renouvelé les consignes de vigilance.
B. Masure : Vous avez affirmé hier qu'il n’y aura plus de complaisance ni de compromission avec ceux qui propagent le culte de la violence. Mais certains Corses restent très sceptiques.
A. Juppé : Je suis venu dire en Corse des choses très claires, je crois, et très fortes aussi autour de trois idées : le rétablissement de la paix publique, un vrai partenariat entre l'État et les acteurs de la société corse, et puis un ensemble de mesures de caractère économique et sociale sans précédent. Si à cet effort, je le répète sans précédent, de la collectivité nationale pour manifester sa solidarité normale et légitime vis-à-vis de la Corse, la Corse répondait par le scepticisme, ce serait vraiment navrant. Mais je dis tout de suite que ce n'est pas ce que j'ai entendu, moi. Et tout au long de ces discussions que j'ai eues hier et aujourd'hui avec les élus, les agriculteurs, des associations, des femmes, des autorités religieuses, les magistrats, on m'a dit que précisément ça n'était pas une visite tout à fait comme les autres. Aussi bien que la conclusion qui était tirée tout à l'heure (reportage de C. Caumont, ndlr) ne reflète pas ce que j'ai entendu. Certes, il faut maintenant passer ou continuer à passer aux actes, il faut concrétiser tout cela, j'en ai bien conscience. Mais je ne suis pas Dieu le père. Il ne suffit pas que je lève le doigt pour que tout d'un coup, l'ordre public règne en Corse. Les Corses sont trop avisés pour croire cela. Mais il y a une volonté. Des progrès ont été faits. Des actes ont commencé à se manifester, des arrestations ont été opérées, des condamnations ont été prononcées et nous allons continuer sur cette voie parce que j'ai senti que c'était l'appel profond de la Corse, qu'il y en a assez de la violence.
B. Masure : On ne verra plus des réunions d'hommes encagoulés et fortement armés dans le maquis, la nuit ?
A. Juppé : On fera tout pour faire en sorte que ce spectacle inacceptable ne se reproduise pas. Mais, ça implique que tout le monde se mobilise, y compris les Corses eux-mêmes. Je le leur ai dit avec beaucoup de force, je crois que j'ai été entendu.
B. Masure : Votre politique en Corse s'articule autour de deux mots : fermeté et dialogue. Fermeté, on l'a vu. Dialogue avec qui ? Certains élus corses vous reprochent de dialoguer avec des mouvements nationalistes qui sont un peu l'offense de la légalité ?
A. Juppé : Non, je n'ai pas entendu ce reproche. C'est curieux, quand on est sur place, on n'entend pas tout à fait la même chose que lorsqu'on est à Paris. J'ai dit dialogue avec tous ceux qui respectent les lois de la République. Dialogue avec les élus qui siègent à l'Assemblée de Corse et ils sont de diverses sensibilités, droite, gauche ou autre ; dialogue avec les forces économiques de l'île ; dialogue avec les mouvements sociaux, les associations, bref, un dialogue transparent. Pas un dialogue en catimini, pas un dialogue honteux dans le secret, un dialogue sur la place publique pour développer un vrai partenariat qui est la condition du succès de ce que j'ai annoncé. L'effort que va faire la nation vis-à-vis de ces deux départements français est important. La zone franche est quelque chose qu'on n'avait jamais fait avant. Nous avons un feu vert de principe de Bruxelles pour la mettre en œuvre, elle va donner un ballon d'oxygène considérable aux PME corses, à condition bien entendu que la paix publique soit rétablie. Cela, il faut le réussir en France. Moi, je veux réussir cette bataille de la paix publique. Je l'ai dit aux fonctionnaires qui sont sur le terrain et qui, souvent au risque de leur propre sécurité, appliquent les consignes du gouvernement. Et j'ai senti que ça répondait très favorablement.
B. Masure : Lors de son allocution du 14 juillet, Jacques Chirac a parlé de mafia constituée qu'il faut éradiquer, ce qui suppose un désarmement général et une destruction des armes. Est-ce qu'une mesure aussi spectaculaire est réalisable concrètement ?
A. Juppé : La loi en Corse est la même que partout ailleurs dans la République. On ne peut pas se balader avec des armes quand on n'a pas un port d'arme. Nous allons faire respecter cette loi fondamentale. Des instructions ont déjà été données dans ce sens et des vérifications seront faites, les tribunaux seront saisis, les armes seront neutralisées. C'est vrai que cela met en cause beaucoup d'habitude, peut-être beaucoup de traditions. Mais je dis simplement aux Corses : que voulons-nous ensemble ? Est-ce que nous voulons vraiment remonter cette pente, est-ce que nous voulons éradiquer tous ces comportements souvent de délinquance ou de criminalité de droit commun ? Si nous le voulons, il faut que tout le monde s'y mette. Je voudrai dire quelque chose quand même, parce que ça m'a frappé ici, en Corse. Quand j'entends certains commentaires, ici, à Paris, ou ailleurs, on a l'impression qu'ici l'île est à feu et à sang et que nous sommes dans la catastrophe la plus absolue. La situation est grave, c'est vrai, mais des progrès sont faits et il faut que vous sachiez qu'en matière de petite délinquance, ce qui gâche la vie quotidienne, on a obtenu des résultats qui font que les statistiques en Corse sont meilleures que dans certains autres départements français très urbanisés. Alors, ne donnons pas non plus à la Corse une image qu'elle ne mérite pas. Les Corses, au long de leur histoire, ont montré leur attachement à la nation, à la République. Beaucoup d'entre eux l'ont payé de leur vie, au cours des guerres successives ou pendant la résistance. Alors, il y a beaucoup de choses à faire, c'est vrai, mais il y a une volonté de le faire ensemble.
B. Masure : Un nouveau plan prévoit 3,5 milliards sur 5 ans. On a l'impression peut-être, sur le continent, que la région Corse est très, très chouchoutée par les gouvernements successifs alors que ce n'est pas le tableau d'honneur de la République. Les autres régions ne peuvent-elles pas se montrer un peu jalouses de l'aide que tous les gouvernements accordent à la Corse ?
A. Juppé : Qu'est-ce que c'est que le « tableau d'honneur de la République » ? Il y a beaucoup de gens qui travaillent et qui réussissent en Corse. J'ai visité tout à l'heure une entreprise industrielle qui exporte des produits fabriqués en Corse aux Philippines. J'étais dans une exploitation agricole, à l'heure du déjeuner, qui réussit. Je répète : ne collons pas une image que la Corse ne mérite pas. Cela dit, la solidarité joue vis-à-vis de tous ceux qui en ont besoin. Les producteurs de viande bovine, sur l'ensemble du territoire national, sont dans une situation catastrophique. La solidarité nationale joue. C'est normal. Il y a beaucoup de villes qui vont être touchées par les restructurations de défense, par la fermeture d'un certain nombre d'unités militaires. Eh bien, nous allons veiller à ce que, dans tous les cas, quasiment tous les cas, il y ait des mesures de compensation : c'est la solidarité.
Mais en Corse, il y a aussi de la solidarité parce que, comme l'île est confrontée [bourdon] de sécurité publique qui n'est pas acceptable et que nous allons essayer d'améliorer, eh bien, il est normal que nous compensions les conséquences économiques de cette situation. J'ai bien senti la violence aujourd'hui. C'est la voie de l'échec. Elle est illégitime dans une démocratie. Elle est suicidaire sur le plan économique et elle est délétère sur le plan de la cohésion sociale de l'île. Alors, il faut que des jeunes aux moins jeunes, des autorités politiques aux forces vives, il y ait une réaction de rejet de la violence. C'est cela que j'attends. Et, en contrepartie, j'apporte la détermination des autorités de la République et un plan de solidarité qui est très ambitieux.
B. Masure : Loïk Le Floch-Prigent reste en détention provisoire. Allez-vous le remplacer à la tête de la SNCF ? Quand ? Et quel serait le profil idéal de son successeur ? On parle par exemple de Frédéric d'Allest, le père d'Ariane.
A. Juppé : J'ai toujours dit que, dans une démocratie, tant qu'on n'est pas condamné, on est présumé innocent, c'est ce qu'on appelle le principe de la présomption d'innocence. Ce principe reste valable plus que jamais. Cela dit, une grande entreprise publique doit pouvoir être dirigée. Or, la poursuite de la détention de M. Le Floch-Prigent ne permet pas un fonctionnement normal de cette grande entreprise et la mise en application des orientations que le gouvernement a défini. Nous allons donc procéder, dans les jours qui viennent, et selon les procédures applicables en la matière, à la nomination d'un nouveau président.