Déclaration de M. Lionel Jospin, premier secrétaire du PS, sur la situation économique, la politique gouvernementale, notamment l'aide aux agriculteurs, les zones franches en Corse et l'immigration clandestine, La Rochelle le 1er septembre 1996.

Prononcé le 1er septembre 1996

Intervenant(s) : 

Circonstance : Université d'été du PS à La Rochelle du 30 août au 1er septembre 1996

Texte intégral

Je remercie Michel Crépeau pour son hospitalité et Alain Bergounioux et les organisateurs de cette université d'été pour leur accueil.

Je suis heureux de vous retrouver après une année qui fut très riche en événements sociaux, politiques, mais aussi pleine d'activité pour un Parti socialiste dont j'ai repris la direction peu après l'université de l'année dernière. En paix avec lui-même, notre parti poursuit aujourd'hui son redressement. Il débat sans tension, il avance sans à-coups. Je sais que c'est ainsi que vous le voulez.

Mais ma satisfaction est teintée d'inquiétude en raison de la situation de la France.

Si chacun, en cette rentrée, ausculte à ce point les Français – observateurs, journalistes, politiques – c'est qu'il y a matière à s'alarmer de la santé du pays. Chacun sait que les choses vont mal, y compris le président de la République. Avant-hier, il a déclaré : « ceux qui sapent le moral du pays prennent une lourde responsabilité ». J'en suis d'accord. Mais, qui sont-ils ceux-là ? Les éleveurs angoissés ? Les ouvriers licenciés par vagues ? Ceux des arsenaux restructurés ? Les parents d'élèves au pouvoir d'achat amputé ? Les entrepreneurs sans demande forte ? Les jeunes sans perspective ? Non ! L'opposition, alors ? Mais qu'avons-nous à gagner à une économie atone, à un pays frileux, à une opinion sceptique, à des Français désabusés ? Nous voulons gagner sur un projet, grâce à un mouvement d'adhésion, avec des citoyens décidés.

Soyons clairs. La droite s'est installée, il y a trois années.

Depuis un an, elle a tous les pouvoirs : la présidence, le gouvernement, l'Assemblée, le Sénat, la majorité des collectivités locales, la sympathie politique du monde patronal. Malgré les 47 % réalisés par la gauche à l'élection présidentielle, nous restons à la portion congrue au Parlement. Ainsi le pouvoir aurait tous les pouvoirs, mais les responsables seraient les autres ? Trop facile.

Alors oui ! Qui sape le moral des Français, sinon ceux qui après les avoir abreuvés de promesses dans une campagne présidentielle les déçoivent cruellement aujourd'hui et restent sourds à leurs demandes ?

La réalité se venge. Ce pouvoir est né d'un mensonge, il se poursuit sur un échec, il voit devant lui se profiler la crise. Face à cette situation, il nous faut donc offrir une analyse, un combat, une alternative.


I. – La réalité : la France va mal

1. Parce qu’il y a une crise de confiance

Et elle est née très vite. Dans les hésitations du début, dans le retournement d'octobre 1995. Dès que les Français ont su que le discours de campagne n'était qu’un discours. Où en sommes-nous un an après ? Qu'avons-nous tous ressenti cet été pendant que le Président regardait les Jeux olympiques à la télévision ? Ceci : la morosité a cédé le pas au désarroi. Partout l'angoisse monte et la colère gronde. Notre pays connaît un grave malaise social et politique, mais surtout une crise de confiance sans précédent récent. Cette même confiance que précisément MM. Chirac et Juppé ne cessent de réclamer à nos concitoyens et que ceux-ci se refusent à leur accorder. Cette confiance dont ils attendent qu’elle revienne comme par enchantement pour faire redémarrer la croissance. Mais la confiance ne se décrète pas, elle ne se commande pas ; elle se mérite, elle se gagne.

* Comment les Français auraient-ils confiance, alors que de quelque côté qu’ils portent le regard, ils ne voient que des nuages lourds de menaces ?

Licenciements massifs, restructurations en cascade, chômage irrépressible, consommation tétanisée, croissance gelée, impôts record, déficit explosif de la sécurité sociale, franc chahuté par les spéculateurs... voilà quelques exemples des difficultés qui travaillent notre pays. À la fin de cette année 1996, la France comptera 150 000 chômeurs de plus, alors qu'ils sont déjà 3 065 600, soit près de 12,5 % de la population active. Moulinex, Péchiney, Peugeot, Alcatel-Alsthom, Bally, Myris, Rhône-Poulenc, Crédit Lyonnais, GIAT industries, les chantiers navals, La Poste, la SNCF… La liste n'en finit plus des entreprises privées ou publiques qui annoncent des suppressions d'emplois pour des milliers de salariés menacés.

Je pense aussi aux familles, surtout aux plus modestes, qui affrontent dans des conditions difficiles cette rentrée scolaire : moins de ressources, moins de professeurs. À l'éducation nationale, plusieurs milliers de postes d'enseignants vont être supprimés. L'allocation de rentrée scolaire, dont bénéficient près de 6 millions d'enfants de 6 à 18 ans de familles modestes, passe de 1 500 F à 1 000 F, et cela alors même qu'il n'y aura pas de revalorisation des prestations familiales cette année. Lorsque l'on sait qu'un rapport officiel de l'Inspection générale de l'éducation nationale (avril 1996) signale la montée inquiétante du nombre d'élèves ne s'inscrivant plus en restauration scolaire en raison des difficultés financières de leurs familles – si en moyenne 60 % des collégiens fréquentent la cantine, ce taux chute à 36 % dans les 681 ZEP et même à 22 % dans les 96 collèges « sensibles » ; on mesure l'impact négatif d'une telle mesure.

Je pense aux éleveurs de bovins, qui traversent une véritable tourmente. De la Vienne (Charroux), ils sont montés jusqu'à Paris, à l'appel de la Confédération paysanne, de la Coordination rurale et du Modef. La filière bovine est, vous le savez tous, sinistrée. Les pertes sont déjà lourdes, dont les mesures publiques de soutien ont jusqu'ici limité les effets. Mais lorsque les broutards arriveront sur le marché la situation peut devenir catastrophique.

* Comment les Français auraient-ils confiance, alors qu’ils ont été abusés ?

L'élection présidentielle de 1995, gagnée sur un discours de volonté, de dynamisme, d'ouverture, a débouché une gestion fataliste, apathique et fermée.

Conservatisme, corporatisme, autoritarisme : la droite a fait glisser le masque. Fini, le discours sur la « fracture sociale », sur la « France pour tous ». Où est le « plan Marshall pour les banlieues » promis pendant la campagne ? Où est la grande loi sur l’exclusion annoncée à grands renforts de tambours lors de la déclaration de politique générale du Premier ministre, en mai 1995 ? Où est l'augmentation des salaires, l'économie relancée ? Quant au Contrat Initiative Emploi, « l'arme fatale » du candidat Chirac contre le chômage, sa seule proposition pour l'emploi, il aura à peine fallu un an pour confirmer le jugement que je portais sur lui pendant la campagne : « il sera inefficace ». Il l'a été. On lui a donc coupé les ailes. Il est vrai qu'il ne volait pas !

Une forme de clarification s'est ainsi opérée. Une normalisation de la droite et du RPR en particulier. Où sont passés les fameux « républicains », les défenseurs de l'intégration ? M. Philippe Séguin et ses amis se taisent. Alors M. Madelin écrit pour recommander au gouvernement d'aller plus loin dans l'ultralibéralisme et la déréglementation antisociale. Quant à M. Balladur, il joue avec M. Juppé à se faire mutuellement les poches : « Vous m'avez pris ma pratique de pouvoir, je vous emprunte votre discours de campagne ». Ces jeux ne doivent pas faire illusion : il n'y a pas d'alternative à droite. Les Français savent qui les gouverne, qui tient les commandes : une droite dure et molle à la fois. Dure, quand il s'agit de s'en prendre aux plus faibles. Molle, quand il faut affronter des corporatismes puissants ou les violents en Corse. Une droite qui n'hésite pas à déployer des forces de police considérables pour chasser des femmes, des hommes et des enfants d'une église, mais qui laisse violer au grand jour la loi de la République et commettre en Corse, assassinats, plastiquages, exactions en tous genres.

En somme, une droite forte avec les faibles et faible avec les forts... ou qui se croient tels.

* Comment les Français auraient-ils confiance, quand la méthode du gouvernement est une anti-méthode, un véritable repoussoir ?

Dès qu'il y a un problème, qu'une vraie difficulté se présente, que des gens protestent et bougent, vous pouvez être sûrs que l'attitude du gouvernement tiendra en trois mots : négation, pourrissement, brutalité.

Alors même que l'art de gouverner suppose une autre trilogie : reconnaître la réalité, traiter la difficulté, agir avec doigté.

Voulez-vous des exemples de cette valse à trois temps ?

D'abord, la négation : maîtrise des dépenses de santé : « il est stupide de chercher à maîtriser les dépenses de santé » ; vache folle : « c'est la presse qui est devenue folle » ; sans papiers : « les lois Pasqua ne posent aucun problème ».

Ensuite, le pourrissement : crise sociale de l'hiver dernier – on refuse de négocier au point de ne pouvoir prononcer le mot ; les sans-papiers – 5 mois de crise inutile.

Enfin, la brutalité : l'évacuation de l'église Sain-Bernard en est le dernier exemple.

Discussion, négociation, dialogue social : ce sont là des mots qui écorchent les oreilles et la bouche de nos gouvernants ! de ce gouvernement cassant, de ce gouvernement impuissant !

Comment voulez-vous ainsi résoudre les questions économiques et sociales ?

2. Parce qu’il y a un échec économique et social

L'année dernière, ici même, le pouvoir s'étant juste mis en place et n'ayant pas visiblement choisi son cap économique, j'avais surtout cherché à nous situer politiquement dans la nouvelle période.

Cette année, il est patent que les problèmes économiques et sociaux sont au cœur des difficultés des Français. Le gouvernement a choisi une politique. Elle est en échec. Il faut expliquer pourquoi. Il faut la combattre. Il faut la changer.

* Quel est le constat ?

Le tableau est clair... c'est-à-dire qu'il est sombre.

Une croissance nulle au second trimestre 1996 après un chiffre élevé au premier, dû au rattrapage des grèves de décembre 1995 (1,2 %).

Cette tendance à la stagnation devrait se prolonger : la tendance actuelle est inférieure à 1 %, et les prévisions pour 1997 sont inférieures à 2 %.

L’emploi en pâtit : il n'augmente pas depuis trois trimestres, et les perspectives de hausse du chômage sont supérieures à 100 000 par an, malgré le répit de juillet.

Le taux de chômage est désormais de 12,4 % (11,6 % au lendemain de la présidentielle).

Les déficits publics restent élevés (supérieur à 4,2 % du PIB sans doute à la fin 1996), en raison de faibles recettes assises sur une croissance insuffisante.

La sécurité sociale creuse son déficit : le gouvernement nous disait : « seulement 17 milliards de francs en 1996, grâce à mon action » ; la commission des comptes de la sécurité sociale nous a annoncé 48 milliards de francs en juin dernier, à cause de la baisse des recettes escomptées. J'avais dit publiquement : « Ce sera plus. Vous sous-estimez les dépenses, car si vous avez frappé tout de suite les assurés sociaux, vous ménagez les médecins libéraux et l'industrie pharmaceutique. » On nous avoue aujourd'hui : « 55 milliards de déficit, si ce n'est plus ». D'où de nouvelles menaces pour les assurés sociaux.

Le franc est attaqué. Vous savez les précautions que je prends pour m'exprimer sur ce sujet. Le gouvernement prétend vouloir un franc fort. Mais comment avoir un franc fort avec une économie flasque ? Et qui ne voit que les tentatives des spéculateurs sont commandées par leurs doutes sur la capacité du gouvernement à sortir l'économie de l'étau dans lequel il la tient serrée ?

* Car cet échec résulte de choix erronés

Une fois de plus, il faut rappeler :

- les promesses oubliées : « tout pour l’emploi », la « fracture sociale », le refus de la maîtrise des dépenses de santé, les espérances d’amélioration de la feuille de paie ;

- des hésitations préjudiciables : les tergiversations et le virage au lendemain de l'élection ;

- le cap erroné choisi depuis : il y a certes, dans la dégradation de l'économie française, la trace d'une conjoncture internationale médiocre (notamment en Allemagne), mais qui n'atteint pas tous nos partenaires (États-Unis). C'est pourquoi nous devrons trouver le moment venu, avec nos partenaires, le chemin d'une initiative de croissance. L'Europe est en panne, mais la France se tait, malgré les rencontres de routine avec le chancelier Kohl. Pour l'essentiel, le pessimisme français, la perte de confiance majeure de nos concitoyens sont dus à des mauvais choix. Au lieu de donner un moteur à l'économie, la politique de la droite, décidée finalement par Jacques Chirac et appliquée par Alain Juppé, a serré tous les freins :
- le frein salarial, avec le refus d'une relance négociée du pouvoir d'achat, la stagnation de celui-ci ;
- le frein de la dépense publique, avec des coupes qui affecteront les aides à l'emploi, le logement, l'éducation – 60 milliards de FF au total – dont l'effet dépressif est estimé à 0,5 % du PIB ;
- le frein monétaire, avec une baisse des taux d'intérêt certes significative, mais dont l'effet est rogné par la déflation et par son rythme trop lent ; il est donc difficile d'en mesurer l'impact futur.
- le frein fiscal, surtout, avec une avalanche de prélèvements nouveaux (120 milliards de francs depuis 1995) qui provoquent une véritable allergie fiscale et renforcent la tendance à surépargner. La prétendue « réforme fiscale » annoncée à grands sons de trompes sera en fait :
- limitée : 15 à 20 milliards d'allégement, alors qu'on a prélevé 120 milliards ;
- en trompe-l'œil : face à la dégradation encore cachée du financement de l'assurance maladie, un nouveau prélèvement type CSG serait imminent ;
- injuste : la suppression – ou l'extension – de l'abattement de 20 % sur l'impôt sur le revenu accordé traditionnellement aux salariés parce qu'ils ne peuvent dissimuler leurs revenus pénalisera ces derniers pour avantager les détenteurs d'actions ;
- le frein européen : les grands travaux pour le développement sont refusés, la construction politique et économique de l'Europe a perdu toute lisibilité.

Comment et pourquoi, dans ces conditions, les ménages consommeraient-ils et les entreprises investiraient ou embaucheraient-elles alors que l'État se rétracte et que l'Europe piétine ? Le gouvernement a cassé la confiance et la croissance.


II. – Il faut combattre la politique du gouvernement

Avec cette politique, le gouvernement n’a pas de chance de réussir. Hier, il déconcertait ; aujourd'hui, il décourage. Pourtant, il ne veut pas changer.

Il est impopulaire, mais il s'arc-boute sur ses certitudes, pourtant si récentes.

Il s'enferme dans une politique de « citadelle assiégée » – le fort de Brégançon, peut-être... – et ne fait des sorties que pour des opérations de diversion, comme sur l'affaire des sans-papiers.

Les affaires menacent les partis de la majorité, le CDS comme le RPR ? Il tente de cadenasser la justice par une cascade de nominations.

Le Front national menace ? Il fait les yeux doux à son électorat. Il accueille au RPR un transfuge du FN, le maire de Nice. Il instrumentalise, dans l'affaire de l'église Saint-Bernard, la détresse d'hommes, de femmes, d'enfants, alors que la dignité et la raison commandaient de trouver une solution raisonnable.

Il n'a pas réglé le problème qu'il prétendait traiter. En effet, plaçons-nous un instant dans la prétendue logique du gouvernement : les expulsés de Saint-Bernard sont rares, les règles de régularisation énoncées à la télévision par M. Juppé – ne pas séparer les familles – ne sont pas respectées, la majorité des « sans-papiers » ont été rendus à la clandestinité dont ils prenaient le risque de sortir.

Mais régler le problème n'était sans doute pas son objectif. Ne cherchait-il pas plutôt une gesticulation, une posture, qu'il pense populaire, à première vue non sans raison. Ce qui ne l'excuse pas.

Puisque le gouvernement manœuvre là où il devrait œuvrer, puisqu'il ne veut pas infléchir sa politique, alors il faut faire reculer le gouvernement.

Je vous appelle à ce combat.

1. Sur chaque dossier, nous opposerons nos approches aux siennes.

Grâce au travail accompli par nous depuis un an, aux premiers fruits des commissions et groupes de travail du PS, désormais en pleine activité, aux résultats de nos deux premières conventions sur « La mondialisation, l'Europe et la France » et sur « Les acteurs de la démocratie », animées par Pierre Moscovici, puis Jack Lang, il ne serait pas honnête, sur beaucoup de points désormais, de dire que l'on ne sait pas où en est le Parti socialiste. Qu'on lise nos textes, qu'on nous écoute, et on verra et entendra qu'il n'en est rien.

En démocratie, combattre c'est proposer, à partir des problèmes de chaque jour, c'est se confronter au pouvoir, c'est se faire entendre de ses concitoyens.

Je tirerai trois exemples de l'actualité récente, d'ordres très différents.

* Les difficultés des éleveurs : elles appellent des réponses plus vastes que la seule aide à court terme.

Il faut aider les éleveurs. Je soutiens leurs demandes. Leur situation est très difficile et elle peut s'aggraver encore, si n'est pas traité pleinement le problème des « broutards », ces jeunes veaux qui vont bientôt arriver sur des marchés déjà déprimés par la crise de la « vache folle »…

Nous ne chicanerons pas le gouvernement, s'il fait ce qu'il faut en ce domaine au plan national comme auprès de l'Union européenne. Mais nous avons notre approche, qui ne se confond pas avec celle du gouvernement :

- nous plaidons pour le renforcement de l'organisation de marché « viande bovine » ;
- nous soutenons le principe de la réduction de l'aide aux céréaliers au bénéfice des éleveurs, mais en insistant sur la nécessité de moduler cette disposition de telle sorte qu'elle affecte davantage les plus gros producteurs de céréales. Il y a en France une agriculture très riche, alors que tant d'agriculteurs petits ou moyens connaissent des difficultés. Il faut cesser de nier cette réalité ;
- nous devons aller plus loin que la gestion à court terme de cette crise. Si celle-ci est brève, cela suffira. Si elle dure, et on peut le craindre compte tenu de l'impact dans l'opinion de l'affaire de « la vache folle », il faudra penser à réformer des structures et à revoir notre conception même de l'agriculture.

Les agriculteurs et les Français commencent à entrevoir que le cocktail déréglementation libérale (comme au Royaume-Uni dans le cas des contrôles sanitaires dans la filière viande)/agriculture productiviste est dangereux pour la masse des agriculteurs.

Cette crise, tout à fait malheureuse, doit être au moins l'occasion pour nous, aux côtés d'agriculteurs qui portent ce message – et bien sûr sans interférer avec le syndicalisme agricole –, de faire avancer l'idée qu'il faut, face à l'inévitable limite des moyens budgétaires en Europe, privilégier l'agriculture qui occupe l'espace sans l'affecter, contribue à la vitalité du tissu rural et est susceptible de répondre aux besoins des consommateurs en produits sains et de qualité. Les exigences de la santé publique rejoignent ici les intérêts bien compris de la profession.

Dans l'agriculture, on ne pourra échapper à la remise en cause progressive des systèmes de production qui se sont affranchis des conditions naturelles d'élevage et à la nécessité de faire progresser l'élevage extensif à base d'herbe.

Il faudra, dans tous les secteurs, privilégier la qualité sur la quantité et faire progresser l'idée d'une aide tenant compte des volumes produits et donc de la richesse et de la puissance inégales des exploitations.

Dans ce domaine, les idées des socialistes sont bien plus modernes et porteuses d'avenir que celles des conservateurs. Popularisons-les.

* La crise corse : elle suppose un peu moins de crispation sur le statut, mais plus de clarté et de fermeté dans la défense de l’État de droit.

Le gouvernement n'avancera pas sur le problème corse en proposant une « zone franche », inefficace tant que, la paix civile n'est pas là, de toute façon potentiellement dangereuse, compte tenu des actuelles dérives mafieuses.

Il a puissamment contribué à la brutale aggravation de la situation actuelle, en négociant en secret avec une tendance dure du nationalisme, pour passer soudainement à une fermeté dont on ne sait si elle est de posture passagère ou durable. Au point qu’un des principaux responsables de la majorité dans l'île, José Rossi, plus cohérent que ses collègues et qui le paie de menaces pour sa sécurité, a qualifié la politique du gouvernement en Corse de « double langage ».

Je ne me focalise pas sur la question du statut. Mais il faudra bien, le moment venu, trouver une issue politique à une évolution qui conduirait les factions du nationalisme corse à sortir de l'impasse de la violence et de la clandestinité. Cette issue se fera « dans la République », car telle est la volonté sans ambiguïté de la très grande majorité des Corses, sans parler des autres Français. Mais ne savons-nous pas que les questions de la personnalité, de la langue et de la culture corses sont sans doute encore plus importantes que les questions économiques ? Alors, pourquoi fermer cette porte à l'avance ?

Contre le désarroi qui gagne la Corse, face aux tentatives courageuses de celles – et je salue l'action des femmes corses mobilisées contre la violence – et de ceux qui veulent sortir l'île de la spirale du nihilisme, l'État a un rôle irremplaçable à jouer. Par sa façon d'agir, par le respect des serviteurs de la République – juges, policiers, gendarmes, fonctionnaires – par le refus d'être indulgent à l'égard de la violence, par l'absence de compromissions souterraines. L’État doit dire le droit, fixer des normes claires, rappeler chacun à la loi commune. Ce n'est pas ce qui s'est fait depuis un an.

Le dialogue, quand il a lieu, doit être mené au grand jour et avec tous, d'abord bien entendu avec les élus de l’île, éventuellement avec d'autres pour peu que ce dialogue soit mené publiquement.
 
L'ordre républicain doit être assuré. Les crimes de droit commun n'ont pas à bénéficier d'indulgences politiques. Il ne s'agit pas de substituer tout à trac la répression au conciliabule souterrain. Le dialogue doit être ouvert. Mais à la violence doit être opposée la force légitime de la loi. Sans politique claire et lisible par tous, la Corse ne retrouvera pas le calme.

* La question des « sans-papiers » : elle doit être traitée en reprenant l’ensemble de la question de l’immigration.

Face à l'irresponsabilité du gouvernement, ou peut-être à son esprit de ruse, dans l'affaire des « sans-papiers », la gauche a fait son devoir.

Elle s'est rassemblée, elle s'est mobilisée, elle a élargi le mouvement initial, qui n'était pas venu d'elle. Elle a appelé le gouvernement à la concertation pour dégager une solution raisonnable. Quand elle a constaté que le pouvoir ne la voulait pas, elle l'a dénoncé.

Vous savez que j'ai reçu une délégation des « sans-papiers » de Saint-Bernard dès le 10 juillet au siège du parti. Daniel Vaillant, le maire du XVIIIe arrondissement et ses adjoints, laissés sans moyen par la Mairie de Paris, ont pleinement assumé leur mission, avec les militants de la Goutte d'Or. Ils n'étaient que rarement sous l'œil des caméras, mais les familles sur place et les « médiateurs » savent ce qu'ils ont fait. Nos dirigeants et moi-même avons rempli notre rôle. Il n'est pas terminé.

Ce rôle n'est pas celui des organisations humanitaires ou celui des personnalités, que je respecte. Il n'est sûrement pas celui de l'extrême gauche, qui a ses analyses et ses habitudes.

Nous avons à dire et à faire ce qui nous paraît juste. En partant de nos valeurs, des réalités vécues, du besoin de convaincre les Français. En apportant de la clarté.

Un élément de compréhension nous est fourni par les « médiateurs », lorsqu'ils disent, tout en proposant des critères objectifs de régularisation, que tous les « sans-papiers » de Saint-Bernard ne pouvaient être régularisés.

Le gouvernement, pour entretenir la confusion dans l'opinion, a constamment pratiqué l'amalgame : entre tous les « sans-papiers » de Saint-Bernard, entre ceux-ci et tous les « sans-papiers » de France, entre ceux-là et tous les immigrés clandestins, sous prétexte que, par définition, aucun n'a de papiers. Ne pratiquons pas un amalgame réciproque au nom de ce que nous penserions être une bonne cause.

Il y a en France quelques millions d'étrangers en situation régulière, dont plus de la moitié sont des Européens. Chaque année, environ 120 000 personnes viennent régulièrement s'installer dans notre pays et environ 40 000 en repartent. Parmi eux, une large majorité de ressortissants de l'Union européenne.

Il y a sans doute quelques dizaines de milliers de « sans-papiers » (au sens récent du terme) qui nourrissent l'espoir d'être régularisés. Pour une part, il s'agit moins de « sans-papiers » que de personnes « privées de papiers », jusque-là en situation régulière et qui ont vu leur situation juridique, personnelle et souvent familiale déstabilisée par les lois Méhaignerie-Pasqua. Ces femmes et ces hommes devraient être régularisés après un examen sérieux, attentif, serein de leur situation et non dans le feu d'une crise médiatisée.

Parmi les « sans-papiers », certains ne peuvent être régularisés aujourd'hui. Demain, même si nous modifions la législation actuelle, tous ne pourraient prétendre à cette régularisation, sauf à contredire nos affirmations sur l'immigration clandestine, à bouleverser la conception française du droit d'asile, et à s'exposer à être gravement incompris des Français, y compris de nos électeurs.

Il y a enfin en France quelques centaines de milliers de clandestins, sans que, par définition, on puisse être sûr de leur nombre. On peut comprendre pourquoi ils viennent dans notre pays : parce que la vie est très difficile chez eux, parce que notre pays est riche, parce qu'ils l’aiment souvent et parce que certains employeurs – dont je ne crois pas savoir qu'ils votent à gauche – leur offrent un travail illégal et sous-payé. Mais ils ne peuvent être régularisés. Contrôlés, ils doivent être reconduits dans leurs pays, en étant traités de façon humaine.

C'est pourquoi ma position était – et reste – dans une situation comme celle de l'église Saint-Bernard, hier comme demain, d'exercer notre devoir de solidarité tout en disant clairement aux Français ce que nous accepterions et ce que nous n'accepterions pas. Je l'ai énoncé moi-même en votre nom et ma position n'était pas éloignée de celle des « médiateurs », sans se confondre avec elle. Tous les sans-papiers ne peuvent être régularisés. Ceux qui peuvent l'être doivent l'être sur la base de critères objectifs et non selon un « pouvoir discrétionnaire » qui appartiendrait à l'administration.

D'une certaine façon, le débat sur l'immigration est relancé. Le gouvernement l'a peut-être voulu, pour de médiocres raisons électorales. Tâchons d'en tirer le meilleur. Le mouvement autour des sans-papiers issus de la nouvelle législation ne doit pas être un piège pour nous. Il ne doit pas être un mouvement, noble certes, mais minoritaire, c'est-à-dire coupé des couches profondes du pays, notamment populaires, qui doivent, au contraire, être amenées à se reconnaître en lui. Il doit être compris, comme l'avait été le mouvement de décembre dernier, pour aider au changement des perceptions et à l'évolution des mentalités sur ces questions de l'immigration.

Nous allons préciser nos positions sur ce sujet grave. J'ai esquissé devant vous une démarche, à partir des faits récents. Mais un travail collectif est en cours.

Nous reverrons les lois Pasqua, nous dirons aux Français la vérité sur les chiffres, nous rappellerons le rôle que jouent les immigrés en France dans des postes de travail qui ne seraient pas pourvus sans eux, nous combattrons l'immigration clandestine et d'abord le travail clandestin, nous nouerons de nouveaux liens avec les pays d'origine, nous essaierons donc de faire le clair dans nos têtes et dans celles de nos compatriotes, afin de réguler l'immigration.

2. Nous agirons aux côtés de ceux qui voudront faire reculer le pouvoir

L'action ne se décrit pas par avance, elle se vit.

Quand on me demande si « l'automne sera chaud », si je me garde bien de prophétiser, je n'ai pas pour autant à prendre la précaution de je ne sais quelle réserve.

Je sais que l'humeur du pays n'est pas bonne. J'écoute les principaux leaders syndicalistes. Ils sont sérieux et ils s'inquiètent de la situation économique et sociale.

Pourquoi le gouvernement voudrait-il que dans un climat morose, face à une politique impopulaire, à une situation bloquée, à un devenir menaçant, de multiples catégories de Français acceptent sans rien dire ni rien faire une politique qui ne leur avait pas été annoncée, qui met en cause leur travail ou leurs conditions de vie... et qui échoue ? Un nouveau gouvernement a eu mandat de gouverner parce qu'un nouveau Président a été élu et qu'il dispose d'une majorité. C'est la démocratie. Mais la démocratie ne signifie pas le blanc-seing.

Les socialistes doivent être pleinement aux côtés de ceux qui combattent une politique injuste et inefficace. Citoyens, acteurs de la vie économique et sociale, ils s'engageront.

Le Président et le gouvernement disent : « ça ne va pas bien, il faut garder le cap ». Moi je dis : « ça ne va pas bien, il faut changer de politique ».

Et si le gouvernement ne veut pas changer et que les Français ne veulent pas de sa politique, ils en viendront à se poser la question : « ne faut-il pas changer le gouvernement ? ».


III. – L’alternative commence maintenant

Ce n'est pas à trois mois des élections législatives qu'il faudra poser aux Français la question de l'alternative. C'est dès maintenant que cette hypothèse doit pénétrer les esprits.

En 1998, nous aurons quitté le pouvoir depuis cinq ans. Déjà, les Français ont modifié le regard qu'ils portent sur notre passage au pouvoir ; déjà ils ont corrigé l'appréciation exagérément négative formulée à notre endroit. Le deuxième tour de l'élection présidentielle l'a bien montré : 1995 n'était plus 1993.

Les Français savent qu'ils avaient leurs raisons pour réélire François Mitterrand en 1988. Mais le deuxième septennat néanmoins a déçu.

Si la droite échoue, aucune fatalité ne saurait nous interdire l'alternance. Nous gagnerons ou nous ne gagnerons pas. Les Français en décideront. Mais, jour après jour, je veux que nous reconquérions notre légitimité et notre capacité à exercer les responsabilités.

1. Le Parti socialiste se prépare

Il évolue.

Les élections partielles l'ont montré – avec nos victoires –, les enquêtes d'opinion le soulignent, le Parti socialiste a retrouvé une crédibilité, il est électoralement le premier parti de France, il est celui de tous qui a la meilleure image – même si elle doit encore s'améliorer. Il progresse chez les ouvriers, les employés et les jeunes. Il doit regagner du terrain dans les couches populaires, ce qui implique qu'il soit plus convaincant sur les questions économiques et sociales, sur l'immigration, sur la sécurité.

Malgré leur faiblesse numérique, nos groupes parlementaires sont actifs, méthodiques et parviennent à se faire entendre. J'en remercie leurs trois présidents : Laurent Fabius, Claude Estier et Elisabeth Guigou.

Quant au Parti socialiste, les commissions de travail, les groupes de réflexion y foisonnent à nouveau. Ils ont commencé à produire. Et le débat est à nouveau possible sans tension. Nous avons réglé la question cruciale du siège grâce à l'action notamment d'Alain Claeys, notre trésorier ; nous avons ainsi transformé l'emprunt qui venait à échéance juste avant les législatives de 1998 en un emprunt amortissable qui dépasse cette échéance.

L'avancée de 1998 aux législatives nous donnera une dotation publique beaucoup plus importante. Nos finances sont assainies. Le parti se conforme aux lois nouvelles.

Puisque je parle de progrès à faire, j'évoquerai à nouveau la question de la représentation des femmes, pour notre formation politique, dans les prochaines assemblées. Nous avons inscrit le principe de parité comme objectif dans nos statuts. Il faut en tirer des conséquences.

Vous savez que notre performance, comme celle des autres partis, est plus que médiocre : détestable. Cette situation globale est d'ailleurs un des indices du retard démocratique de la France.

J'entends donc, à l'occasion des désignations, que soient nombreuses nos candidates et nos candidates éligibles. Je compte sur vous, plus largement sur nos militantes et militants pour peser dans ce sens. Cela contribuera à la rénovation que nous avons amorcée. Les droits de l'homme, ce sont aussi les droits des femmes.

* Le parti socialiste n’avance pas seul

Nous dialoguons avec d’autres.

Je viens, vous le savez, de l'université des Verts où, pour la première fois, à l'invitation de Dominique Voynet, j'ai, avec Robert Hue et Charles Fiterman, participé à un échange direct, vivant et cordial avec des cadres et des militants écologistes. Je leur ai dit que nous étions, nous aussi, attachés à cette notion de « développement soutenable ». Il faudra y penser dans la convention « économie », car je n'ai pas deux langages : un pour les « Verts », un pour les socialistes.

Trois fois au cours de cette année, à la Mutualité, à l'initiative du PS, à Bercy, à l'invitation du PC, chez les Verts, la gauche, enfin, s'est rassemblée.

Entre nous le climat est chaleureux. Le respect est mutuel. La confrontation est franche. Chaque fois, je dis clairement ce que nous pensons, sur quoi nous sommes d'accord, sur quoi nous ne le sommes pas.

Je ne crois pas que cela débouchera sur des plateformes communes. Les communistes, par exemple, ne le souhaitent pas. Et je ne le réclame pas. Mais cela permet de s'enrichir mutuellement, de mieux cerner nos identités, de défricher les champs du réel qu'il nous faudra affronter et transformer, si nous gagnons.

C'est une expérience, avec certains, renouvelée, avec d'autres, nouvelle mais passionnante et riche d'espérance.

Le dialogue, nous le menons aussi à l'échelle européenne et internationale. Dans huit jours, je serai à New York pour le congrès de l'Internationale socialiste aux côtés de Pierre Mauroy, son président. Les États-Unis, ce « soleil capitaliste » dont parlait Jaurès, aurait bien besoin de s'ouvrir à un message dont le parti démocrate reste trop éloigné. Mais ce sera sans doute une longue histoire.

Plus près de nous dans le temps et dans l'espace : en Europe, les concertations sont fréquentes entre leaders socialistes, sociaux-démocrates ou travaillistes. Nous devons prendre la mesure de la trop longue stagnation économique du continent, des conséquences de cette stagnation que cela a, pour le moral de nos peuples. Les socialistes peuvent seuls apporter une alternative au conservatisme ultralibéral qui, en défaisant le « modèle européen », risque de défaire tout simplement l'Europe. Déjà la moitié des pays européens ont fait confiance à des gouvernements de gauche. Si les travaillistes gagnent demain en Grande-Bretagne, si nous gagnons en France, nous aurons les moyens de changer la donne.

2. Le Parti socialiste prépare une autre politique économique

Je ne sais pas ce que veut dire « l'autre politique ». Même si je comprends bien qu'en diabolisant ce terme, on veut interdire tout débat sur la politique économique. Je ne sais donc pas ce qu'est « l'autre politique ». Mais je sais ce qu'est la politique du gouvernement et je n'en veux pas. Je veux une « autre politique ». Nous sommes comptables, je me sens désormais comptable de ce que nous ferons de notre société, de notre monde. Je ne veux pas qu'on porte sur ma signature politique le jugement qu'on a porté sur la génération des années 30.

C'est cette « autre politique » que nous allons définir dans la troisième convention que notre parti va tenir cet automne. J'en ai confié l'animation à Henri Emmanuelli. Celui-ci réunira un groupe de travail de 12 responsables du parti. Ce groupe de travail, que j'ai installé, va, avec ses quatre sous-groupes : croissance/emploi - fiscalité - cohésion sociale et solidarité territoriale - éducation - culture et recherche, travailler pendant un mois. Pendant un autre mois, une commission nationale de 30 ou 40 membres reprendra ces travaux pour pousser plus loin la discussion. Puis l'ensemble des militants sera saisi de nos premières orientations. C'est dire que le débat ne fait que commencer. En outre, en 1997, nous aurons à faire la synthèse de nos propositions pour les présenter aux Français.

Ce débat sera décisif. Nos propositions devront être audacieuses pour redonner espoir. Réalistes pour rester crédibles. Elles doivent nous distinguer de la droite, sinon pourquoi changer. Elles doivent tenir le choc face au réel, sinon nous les oublierons en route, à nouveau.

L'exercice est difficile ? Il est surtout indispensable.

Car la réalité d'aujourd'hui est plus difficile encore pour les Françaises et les Français. C'est ce qui justifie l'urgence du changement. C'est ce qui doit tremper notre détermination. C'est en tout cas, en cette rentrée si rude, ce qui fonde la mienne.