Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, dans "Le Journal du dimanche" le 4 mai 1998, sur le projet de loi contre les exclusions et la priorité gouvernementale de lutte contre le chômage.

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Média : Le Journal du Dimanche

Texte intégral

- Moins de 3 millions de chômeurs en France, alors on pavoise ?

- Certainement pas ! Mais depuis six mois, le chômage a baissé de 140 000 demandeurs d’emploi et c’est quasiment sans précédent. Repasser sous la barre des 3 millions de chômeurs, c’est évidemment symbolique ! Ce qui me réjouit le plus, c’est de constater que, pour la première fois, le recul du chômage a profité à toutes les catégories de demandeurs d’emploi, que le rythme des licenciements économiques continue de reculer (- 20 % en un an) et que les offres d’emploi progressent (+ 20 %). Mais je n’oublie pas que 12 % de nos concitoyens recherchent un emploi. Il nous faut donc poursuivre avec la même énergie et une grande détermination notre politique économique et sociale qui commence à porter ses fruits ?

- A quoi attribuez-vous essentiellement ces résultats ?

- Le contexte international est bien sûr porteur. Mais n’oublions pas qu’il l’était déjà l’an dernier, ce qui a permis à de nombreux pays de retrouver la croissance avant nous. Le Gouvernement Juppé a brimé la consommation par une augmentation trop importante des prélèvements sur les ménages (plus de 100 milliards de francs en deux ans). Notre pays s’est retrouvé en panne, en panne de croissance, en panne de consommation et surtout en panne de confiance. Toute notre politique depuis un an a consisté précisément à rétablir la confiance. En premier lieu, en redonnant du pouvoir d’achat aux ménages : hausse du Smic, quadruplement de l’allocation de rentrée scolaire, hausse des salaires nets pour tous les salariés grâce au transfert des cotisations maladie vers la CSG… Ensuite, le gouvernement s’est fixé des priorités volontaristes pour répondre à l’attente des Français : la lutte contre le chômage et l’exclusion, les aides aux PME-PMI, aux nouvelles technologies, à la création de nouveaux emplois pour les jeunes, la réduction de la durée du travail. Les réformes commencent à porter leurs fruits et la confiance est revenue.

- Le ministre des Finances, Dominique Strauss-Kahn, estime « qu’on est loin du compte » !

- Bien sûr, je l’ai dit : il faut poursuivre notre action avec la plus grande énergie ! Même si le chômage de longue durée s’est stabilisé depuis six mois, il faut aussi porter nos efforts en aidant ces hommes et ces femmes qui, cassés par un chômage de trop longue durée, resteraient sur le bord de la route si on ne leur donnait pas les moyens de se prendre en main, de les accompagner vers l’emploi. C’est l’objectif de la loi contre les exclusions que je présenterai cette semaine à l’Assemblée nationale.

- Avant d’y venir, diriez-vous qu’un retour au plein emploi est possible dans une société moderne ?

- Je ne crois pas à la fatalité d’un chômage élevé. Tant de besoins existent dans notre pays. Pour répondre aux besoins collectifs sur la santé, le logement, l’éducation, l’environnement, la culture, le tourisme, accélérer le chantier des nouvelles technologies… Des centaines de milliers d’emplois, voire des millions peuvent être créés. Notre société doit s’organiser pour les financer et les professionnaliser. L’Etat doit mieux prélever ses ressources, mieux les répartir. Les Français doivent être assurés que chaque franc prélevé est bien utilisé. Par ailleurs, alors qu’à l’avenir nous aurons à changer de métier plusieurs fois au cours de la vie, il faut faire en sorte que la période entre deux emplois soit non une rupture, mais une occasion de progresser et d’acquérir de nouvelles formations.

- Cette impression que les choses vont mieux ne risque-t-elle pas d’accroître les tensions chez ceux qui restent au chômage ? Les mouvements de chômeurs ont commencé précisément au début du regain de croissance.

- La pire des tensions est celle de ces dernières années. Les Français sentaient que la lutte contre le chômage n’était pas la priorité. Aujourd’hui, elle est présente dans chacun des actes du gouvernement. Vous le constaterez encore quand Lionel Jospin présentera le budget de 1999 ! Ce que les Français ne supporteraient pas, c’est que l’on faiblisse sur cette priorité, que l’on relâche notre effort. Il est vrai que certaines situations paraissent encore plus insupportables quand les choses s’améliorent : celle des jeunes pour qui l’avenir ne signifie plus rien, celle de ces adultes qui pensent que la société n’a plus besoin d’eux et se sentent inutiles… C’est l’objet de la loi contre les exclusions de retisser le lien avec ces hommes et ces femmes afin de leur redonner une place dans la société.

- Pourquoi avoir attendu un an pour la présenter ? Pourquoi n’avoir pas fait voter la loi préparée par vos prédécesseurs comme l’espéraient certaines associations ?

- Nous n’avons pas attendu un an. Cette loi sera votée au bout d’un an. La précédente majorité, élue sur la réduction de la « fracture sociale » avait attendu trois ans pour présenter le projet de loi de « cohésion sociale » qui a déçu l’ensemble des associations. Derrière des principes que chacun partage – retour à la dignité, affirmation de droits… - les mesures proposées restaient partielles et les moyens ne suivaient pas : 3 milliards de francs seulement financés de plus par les plus pauvres, contre 51 milliards pour notre programme. Dès que nous sommes arrivés, nous nous sommes mis au travail avec les associations. Cette grande loi d’orientation contre les exclusions affiche des perspectives pour longtemps et des moyens concrets. Elle repose sur des principes clairs : si la solidarité s’impose pour les personnes en grande difficulté, toute l’action publique doit viser, à chaque fois que c’est possible, à les faire sortir au plus vite de l’assistance pour que chacun retrouve son autonomie et sa dignité. La véritable ambition consiste à donner à chacun l’accès aux droits fondamentaux qui vont leur permettre de se prendre en main. Il faut organiser l’accès à l’emploi, garantir le droit au logement, l’accès aux soins pour tous, à l’éducation et au savoir. Au-delà, le gouvernement entend prévenir les exclusions. Nous devons traiter les problèmes avant que l’urgence n’apparaisse. C’est le sens des mesures proposées sur la prévention des expulsions et le traitement du surendettement. Il ne suffit plus d’affirmer des droits. Ils doivent devenir réalité pour tous.

- Le Secours catholique reproche à votre loi de ne pas avoir de relais locaux. La droite aussi trouve votre système trop « étatisé ».

- Nous avons préparé cette loi au moment des élections cantonales et régionales. La décentralisation donne des pouvoirs importants aux départements, notamment pour l’action sociale. Par souci démocratique, nous avons attendu l’élection des nouveaux conseils généraux pour trouver avec eux la meilleure façon de relayer l’action du gouvernement. Nous proposerons une organisation souple facilitant la coordination des moyens et favorisant la mobilisation de tous les acteurs impliqués dans la lutte contre les exclusions.

- Les partenaires européens adoptent ce week-end la monnaie unique. L’euro est-il vraiment un plus pour l’emploi, comme votre père l’a prétendu pendant la campagne pour le référendum de Maastricht ?

- Mon père a relancé l’Union européenne en proposant non seulement la marche vers la monnaie unique, mais une coordination des politiques économiques et un livre blanc pour mettre en place des politiques structurelles de lutte contre les inégalités régionales et sociales. C’est cet ensemble qui doit conduire à une Europe politique plus créatrice d’emplois. Nous avons avancé avec le sommet de Luxembourg, mais il reste du chemin à faire.