Article de M. Jean Arthuis, ministre de l'économie et des finances, dans "Le Figaro" le 4 juillet 1996, sur la transparence de la gestion financière de l'État et de la comptabilité publique, intitulé "Eloge de la clarté comptable".

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La démocratie a pour essence le droit pour le peuple de désigner et de contrôler le gouvernement de la nation. Face aux sinistres de certaines entreprises publiques, la montée des déficits publics, le peuple entend intervenir comme le souhaitait Alain : « Où est donc la démocratie, sinon dans ce pouvoir que la science politique n’a point défini et que j’appelle le contrôleur ? Ce pouvoir (…) aujourd’hui, c’est par l’interpellation qu’il s’exerce ». Mais sommes-nous capables d’organiser cette mission de contrôle sans nous être donné des moyens d’y voir clair ?

Trop longtemps, la complexité des enjeux économiques ou sociaux a constitué un alibi à une absence d’expertise et de contrôle, quand elle ne couvrait pas certaines pratiques néfastes. Que des artifices comptables aient pu longtemps les masquer, elles n’en étaient pas moins là. Quand elles ont surgi au grand jour, elles ont confirmé l’étendue des irresponsabilités et, dans certains cas, la malveillance.

Or ce que l’art tolère d’incertitude, la conduite des affaires publiques ne peut l’accepter. Qu’un ancien dirigeant d’une grande banque nationale puisse faire l’éloge de la transparence et de la pénombre bancaires, justifiant sans doute ainsi des erreurs de gestion passées, menace de discréditer toute forme de conscience chez ceux qu’on voudrait, de par leurs origines, dépositaires d’une certaine morale publique. Mais quand bien même la complexité des enjeux serait réelle et ne masquerait pas des intérêts coupables, elle susciterait la méfiance si elle continuait à n’être réservée qu’aux experts. Elle n’est donc, dans tous les cas, à l’origine d’un malaise profond entre les élites et la société « réelle ».

Comprenons bien que cette opacité menace les fondements même de notre démocratie parlementaire. Le débat public requiert tout à la fois une plus grande pédagogie et une plus grande transparence.

Rénover la comptabilité

A cet égard, le débat d’orientation budgétaire qui vient d’avoir lieu devant le Parlement marque un tournant dans la vie politique. En ouvrant ainsi la discussion, dès le printemps, sur les enjeux du prochain budget, avant que le projet de loi de finances n’ait été arrêté, le gouvernement a éclairé la problématique générale, identifié les contraintes, esquissé les options. La plupart des intervenants ont estimé qu’il convenait de réduire les dépenses publiques, de comprimer les déficits et d’alléger le plus rapidement possible les prélèvements obligatoires. Nous avons enfin pris conscience que notre souveraineté devient illusoire lorsque la dette publique s’emballe et que les intérêts ruinent les marges de manœuvre. Pouvons-nous continuer à emprunter pour couvrir les dépenses courantes ? Est-il concevable de rembourser les emprunts antérieurs par l’émission de nouveaux emprunts ? Autant de questions qui appellent un surcroît de lucidité et de courage.

Qu’il me soit donc permis de faire ici l’éloge de la clarté comptable. La comptabilité est une discipline faite d’exigence et de rigueur. « Les comptes annuels doivent être réguliers, sincères, et donner une image fidèle du patrimoine et du résultat des entreprises », nous dit le Code du commerce. L’État en serait-il arrivé là s’il avait appliqué à lui-même les principes qu’il formulait pour d’autres ? Certainement pas.

C’est pourquoi il nous faut réhabiliter la comptabilité comme outil de transparence et de conduite des affaires publiques. La première impression qui se dégage de la gestion et de la comptabilité patrimoniale est peut-être celle d’une franche aridité mais, ne nous y trompons pas, elles constituent des outils essentiels pour y voir clair. Il ne s’agit ni plus ni moins que de mettre les pouvoirs publics en face de leurs responsabilités de gestionnaires des deniers et du domaine publics.

Rendre des comptes

C’est ce à quoi je m’emploie en tant que ministre de l’Economie et des Finances. Un comité d’experts, présidé par M. André Giraud, ancien ministre, m’assiste dans la mise en œuvre d’une comptabilité patrimoniale ambitieuse. Celle-ci a pour objectif d’apprécier la situation financière de l’Etat, y compris les engagements « hors bilan », et l’évolution de son patrimoine. Nous devons également mieux analyser les flux de gestion afin d’être en mesure de connaître ce que coûte le fonctionnement de chaque service.

Certes, les choses claires ne suffisent pas à être lucides, mais elles contribuent à l’évolution des comportements et à l’amélioration du fonctionnement de la vie publique. Surtout, elles devraient tout à la fois responsabiliser les hommes politiques et redonner confiance aux citoyens dans les pouvoirs publics. On peut plus facilement accorder du crédit à des hommes dont on peut apprécier les actions en toute transparence qu’à des hommes dont seule l’Histoire sera juge, mais bien longtemps après.

C’est pourquoi il nous faut, nous hommes politiques, mais plus généralement tout ceux qui sont dépositaires d’une façon ou d’une autre d’une morale publique, rendre littéralement des comptes. Dans ces temps difficiles, marqués par un effort collectif sans précédent, nous devons faire preuve plus que jamais de transparence et de clarté pour faire partager à tous les citoyens les objectifs que nous nous sommes assignés, faute de quoi nous prenons le risque de discréditer pour longtemps nos ambitions. Le meilleur moyen n’est-il pas de renforcer la démocratie et la foi dans l’action politique ?