Interview de M. Jean Gandois, président du CNPF, dans "L'Express" du 12 septembre 1996, et débat avec M. François Ceyrac, Yvon Gattaz et François Périgot, anciens présidents du CNPF, publié dans "Les Echos" du 16 septembre 1996, sur les relations entre les partenaires sociaux, le rôle de l'entreprise face aux pouvoirs publics et politiques, et sur la construction européenne.

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Intervenant(s) : 

Circonstance : Commémoration du 50ème anniversaire du CNPF au futuroscope de Poitiers le 16 septembre 1996

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Texte intégral

L’Express - 12 septembre 1996

Jacques Barraux : Que se passe-t-il dans ce pays ? Pourquoi cette langueur ? Diriez-vous que la France est en train de décrocher ?

Jean Gandois : Certainement pas. La photographie noircie que l’on diffuse en ce moment n’est pas conforme à la réalité, mais je reconnais que l’atmosphère n’est pas à l’enthousiasme. Le problème des Français, depuis un demi-siècle, c’est d’être exposés à intervalles réguliers à des vagues de peurs collectives qui sont sources de graves inhibitions.

Jacques Barraux : De quoi les Français ont-ils peur en ce moment ?

Jean Gandois : Du chômage et des contraintes qu’impose la compétition internationale. La France est un pays où cohabitent deux mondes distincts. D’un côté, un espace protégé où l’on vit à l’abri des coups du sort et des à-coups de la conjoncture. De l’autre, un espace exposé, soumis à tous les risques et taxé de toutes les servitudes. Quand le climat est mauvais, quand la croissance est faible, un grand nombre de citoyens rêvent de se réfugier à l’abri d’une administration, d’un statut, de se soustraire aux lois du marché. La peur rend conservateur. Elle refroidit l’esprit d’entreprise.

Jacques Barraux : Diriez-vous que la France est un pays capitaliste ?

Jean Gandois : Oui dans les chiffres, pas tout à fait dans les têtes. Notre économie est totalement insérée dans l’économie mondiale. De ce point de vue, la France est un pays capitaliste. Mais les mentalités ne sont pas en accord avec les pratiques quotidiennes du travail, de la consommation et du mode de vie. Il n’y a pas vraiment de rejet du capitalisme, au sens où on l’entend dans les pays anglo-saxons.

Jacques Barraux : Les Français ne sont peut-être pas encore « capitalistes », mais ils aiment l’entreprise…

Jean Gandois : C’est une donnée essentielle, qui prouve une évolution dans le bon sens. La reconnaissance par le plus grand nombre du rôle de l’entreprise dans la société est une réalité récente. Les sondages la confirment d’année en année. Mais, depuis la récession de 1993, les nouveaux convertis ont été quelque peu secoués par la montée du chômage. Sans parler de vague anti patronale, les Français sont un peu déçus dans leurs attentes. Leur réaction est à la mesure des espoirs qu’ils ont mis dans l’entreprise. Mais l’entreprise ne peut pas tout faire. Ce n’est pas elle qui façonne les institutions et qui réforme les lois. Elle ne peut pas, à elle seule, éliminer les causes structurelles du chômage.

Jacques Barraux : Etre patron en France, est-ce vraiment plus difficile que dans les autres pays développés ?

Jean Gandois : Chaque pays a ses usages et ses pesanteurs. La caractéristique française, c’est la présence d’un Etat fort et d’un vaste espace « hors marché ». Les chefs d’entreprise distinguent cependant trois types de problèmes :
    - la taille du secteur public : elle se réduit à un rythme convenable ; la tendance est à la normalisation ;
    - le nombre des salariés à statut protégé : il reste anormalement élevé ; c’est une source de coûts et d’injustice, spécialement en période de croissance lente ;
    - le fonctionnement de la bureaucratie d’Etat : c’est le point noir de la vie quotidienne des entrepreneurs ; tout reste à faire pour libérer les entreprises de la tyrannie administrative.

Jacques Barraux : Les patrons français sont-ils tentés par les thèses ultralibérales ?

Jean Gandois : Ils sont d’un grand pragmatisme. Les chefs d’entreprise sont imprégnés des mêmes valeurs et des mêmes traditions que leurs concitoyens. Ils sont habitués à vivre dans un pays où l’Etat joue un grand rôle. Ils reconnaissent à celui-ci un rôle d’arbitre et de gardien des règles du jeu concurrentiel. Ce qu’ils rejettent, c’est l’archaïsme des méthodes de l’administration et la confusion courtelinesque des textes et des règlements.

Jacques Barraux : Nous parlons des patrons comme s’ils formaient une population homogène… Qu’y a-t-il de commun entre un patron de PME et un manager de grand groupe ?
Jean Gandois : Ce qui unit l’emporte sur ce qui sépare. Il y a deux façons de devenir chef d’entreprise. La première consiste à engager son patrimoine pour créer ou développer une affaire avec laquelle on aura des liens quasi charnels. La seconde consiste à être choisi par des actionnaires pour conduire une entreprise avec laquelle on aura des liens affectifs et intellectuels, à défaut d’être patrimoniaux. A mon arrivée à la présidence du CNPF, j’avais quelques scrupules à n’avoir connu que des expériences de « patron manager ». Je n’aimais guère le mot « patron ». Le sigle CNPF me paraissait désuet. J’aurais préféré qu’on y trouve le mot « entreprise ». Aujourd’hui, je vois les choses autrement. D’abord, j’ai un infini respect pour le « patron propriétaire », celui qui lie son destin professionnel et son destin patrimonial. Ensuite, je constate que les patrons managers sont de plus en plus souvent concernés par la valeur capitalistique de leur entreprise, par le biais des stock-options ou de l’acquisition d’un petit paquet d’actions. Enfin, il faut se rendre à l’évidence : actionnaire ou salarié, un dirigeant d’entreprise se juge sur d’autres critères. Ce qui compte, c’est le résultat. Un bon patron, c’est quelqu’un qui prouve sa capacité à entraîner des équipes, à avoir une vision du futur, à transformer des intentions en réalités concrètes.

Jacques Barraux : Avoir l’esprit d’entreprise, cela consiste en quoi ?

Jean Gandois : L’esprit d’entreprise, c’est l’addition de deux éléments. Le premier est la volonté de matérialiser un projet. Au départ, il y a une idée qui cherche à s’incarner, l’envie de faire quelque chose avec son propre argent ou avec celui des autres. Le second est l’aptitude à rassembler et à mobiliser des personnes de talent. Impossible d’y parvenir sans passion, sans un total engagement personnel. L’implication patrimoniale n’est qu’un élément parmi d’autres.

Jacques Barraux : Qu’est-ce qui manque le plus souvent pour conduire une entreprise : l’argent ou les idées ?

Jean Gandois : Les idées, et la méthode pour les transformer. Au risque de choquer, je prétends que l’argent est un problème secondaire. Il dépend de la bonne maîtrise d’un carnet d’adresses et d’un talent de conviction. Le carnet d’adresses, cela se trouve au besoin en s’entourant de conseils. La force de conviction, c’est une condition nécessaire de la réussite. Le chef d’entreprise a l’obligation impérieuse de s’imposer face à tous les acteurs : les clients, les investisseurs et les fournisseurs.

Jacques Barraux : Beaucoup de créateurs malheureux se plaignent de la mauvaise volonté des banquiers…

Jean Gandois : C’est souvent un problème de savoir-faire, de lisibilité des dossiers et d’adaptation du discours aux attentes de l’interlocuteur. Il se pose en France un problème de conseil et d’appui extérieur aux créateurs inexpérimentés. Nous devons développer la notion de tutorat.

Jacques Barraux : Y a-t-il pénurie de bons projets en France actuellement ?
Jean Gandois : Je constate une chute du nombre de projets dans les secteurs traditionnels de l’industrie. C’est dommage, car au même moment les flux de créations restent élevés en Allemagne, en Italie ou aux Etats-Unis. En revanche, il y a une floraison d’initiatives dans les nouveaux métiers de services et de communication. Des gisements se tarissent. D’autres sont explorés. Il y a transfert en faveur de la création de structures légères.

Jacques Barraux : Quel est en ce moment le meilleur gisement de créations ou de reprises ?

Jean Gandois : Il se situe dans les zones frontières des grandes structures en cours de recentrage ou de privatisation. On assiste à un vaste mouvement d’externalisation des activités jugées non prioritaires par les grands groupes ou les grandes administrations. C’est une prise précieuse pour les candidats créateurs ou repreneurs.

Jacques Barraux : Pourquoi l’industrie est-elle la grande délaissée du monde des créateurs d’entreprise ?

Jean Gandois : Les causes sont à la fois culturelles et économiques. Le facteur capitaliste est essentiel en période de taux réels positifs. Pour créer une entreprise industrielle, il faut beaucoup d’argent avec un maximum de risque. L’atelier et les machines que vous achetez attirent moins les investisseurs qu’un placement à long terme sans risque, rapportant de 4 à 5 % d’intérêt réel.

Jacques Barraux : Vous voyez bien que le facteur argent compte pour beaucoup…

Jean Gandois : Statiquement, l’essentiel des créations d’entreprise concerne des activités de services à faible mobilisation de capital. Dans l’industrie, à l’inverse, je reconnais que le processus est plus long et plus contraignant. Le jeu de l’oie de la création est plus long, mais les sources de financement existent. C’est là où il faut faire jouer à fond l’effet tutorat et l’effet réseau. Le créateur a besoin d’être entouré, conseillé, épaulé. L’ère des itinéraires en solitaire est révolue. L’aventure de l’entreprise est de plus en plus une affaire d’équipes et de coalitions.

 

Les Échos - 16 septembre 1996

Débats : Jean Gandois face à ses trois prédécesseurs

Les Échos : Chaque président du CNPF a laissé une empreinte forte sur un dossier. François Ceyrac, qu’est-ce qui, à votre avis, marquera le plus la vie du CNPF dans les années à venir ?

François Ceyrac : Incontestablement, la mondialisation de l’économie ou, plus précisément, l’ouverture mondiale à la concurrence. Il faut donc que le CNPF fasse comprendre à l’opinion aujourd’hui inquiète les conséquences de cette révolution profonde et quelle est, en conséquence, la mission suprême des entreprises.
Les Échos : Les rapports entre CNPF et les pouvoir politique ont été difficiles avec la gauche. Ils le sont toujours avec la droite. Est-ce normal ?

François Ceyrac : Oui, il y aura toujours un dialogue nécessaire et difficile entre l’Etat et le monde des entreprises. L’Etat, en France, considère que sa mission lui impose des interventions dans des domaines sur lesquels nous pensons que la liberté des chefs d’entreprise est la meilleure réponse aux problèmes qui leur sont posés.

Les Échos : À la lumière de votre expérience, François Ceyrac, comment interprétez-vous les bouleversements sur l’échiquier syndical, et notamment l’évolution de FO ?

François Ceyrac : La politique sociale en France a trois acteurs : le gouvernement, le patronat et les syndicats. Dans le passé, Force ouvrière a joué un rôle particulier parce que la CGT était étroitement soumise au Parti communiste et que la CFDT, issue du partage avec la CFTC, restait affaiblie. André Bergeron inspirait confiance au patronat. Depuis, les choses ont évolué. Nous sommes en présence d’une CFDT renforcée, d’une CGT affaiblie qui ne cherche qu’à refaire l’unité avec FO, Louis Viannet rêvant d’être, toutes proportions gardées, le Monsieur Kohl du syndicalisme français. Force ouvrière a un comportement parfois inattendu et verse souvent dans une revendication bruyante. Aujourd’hui, il s’agit de réformer la Sécurité sociale. FO s’y oppose. Il serait absurde d’essayer de cogérer la Sécurité sociale entre les gens qui ont des positions fondamentalement opposées.

Les Échos : Mais, Jean Gandois, n’y a-t-il pas un risque de marginalisation et de radicalisation de FO ?

Jean Gandois : Ce risque existe certainement. Mais il en existe un autre. Face à l’affaiblissement global des syndicats, une partie du patronat a la tentation de se passer d’eux. C’est un raisonnement très dangereux. Nous sommes dans un pays qui n’a jamais gagné quelque chose à la démocratie directe. Le deuxième problème, très bien exposé par le président Ceyrac, est que nous avons, ou peut-être que nous avions, deux grandes organisations réformistes face à une CGT dont on ne sait ou non si elle est en refondation. C’est une bonne chose car ces deux organisations représentent des cultures différentes. En effet, les entreprises, les organisations patronales, suivant l’histoire de chacune, dialoguent de façon préférentielle avec FO ou la CFDT. Par conséquent, l’auto-exclusion de FO du paysage syndical pose, ou poserait au CNPF, mais aussi à la CFDC, à la CGC, qui ne souhaitent pas jouer les forces d’appoint de la CFDT, un problème tactique important.

Les Échos : Cela veut-il dire que votre intérêt est plutôt de remettre FO dans le jeu paritaire ?

Jean Gandois : C’est l’intérêt tactique de la base du patronat, mais cet intérêt se heurte à des questions de fond, qu’il s’agisse de l’assurance-maladie ou de l’assurance-chômage.

Les Échos : François Ceyrac, partagez-vous cette analyse ?

François Ceyrac : Je suis entièrement d’accord avec Jean Gandois. Un seul interlocuteur, c’est un risque que nous ne devons pas prendre. Nous ne devons pas avoir comme idée d’éliminer de gens, mais au contraire de les rassembler. Il y a dans ce pays une place irremplaçable pour la politique contractuelle, et je souhaite que FO redevienne ou se confirme comme un partenaire valable.

Les Échos : Y compris à la tête d’une institution comme l’Unedic ?

François Ceyrac : Si FO donne des garanties sérieuses, et ce sont les partenaires qui doivent apprécier, pourquoi pas.

Les Échos : Pourquoi serait-il mauvais qu’il y ait une seule organisation syndicale réformiste avec laquelle discuter ?

François Ceyrac : Parce ce que nous vivons depuis cinquante ans avec le pluralisme syndical qui incarne trois tendances fondamentales de l’esprit français : marxiste, avec la CGT, chrétien avec la CFTC, mais aussi en profondeur avec la CFDT, laïc avec FO.

Les Échos : Un grand patron nous disait récemment que FO, malgré son côté imprévisible, reste globalement un syndicat de la feuille de paie, alors que la CFDT est beaucoup plus « dangereuse » car elle veut à terme la cogestion. Est-ce votre avis ?

Jean Gandois : C’est une vision fausse de la réalité. FO, et c’est une raison partielle, de son désarroi, se rend compte, suivant l’expression d’André Bergeron, que le « grain à moudre » est très faible et la feuille de paie n’est plus suffisante pour baser une action syndicale. Par ailleurs, je pense qu’une majorité des dirigeants et des militants de la CFDT ne sont pas en faveur d’une véritable cogestion. Ce n’est pas la culture syndicale française.

François Ceyrac : Dans les années 70, FO était « lisible ». Le secrétaire général de la CFDT, Edmond Maire, posait, lui, des problèmes tellement compliqués que même M. Mitterrand disait qu’il ne les comprenait pas. Aujourd’hui, Jean Gandois le remarque justement, la CFDT essaie de s’affirmer et FO est manifestement à la recherche de son identité.

Les Échos : Quand vous dites l’un et l’autre qu’il est préférable d’avoir plusieurs organisations syndicales, n’est-ce pas parce que vous trouvez des avantages à cette situation ?

Jean Gandois : Je ne suis pas sûr qu’un syndicalisme éclaté soit idéal. Mais, aujourd’hui, je suis plus ennuyé par des syndicats en cavale avec lesquels il est difficile de construire un dialogue que par des syndicats qui se rapprocheraient trop.

Les Échos : Sur fond de croissance ralentie, est-ce que le paritarisme est aujourd’hui le meilleur moyen de gérer la protection sociale ?

François Ceyrac : Les problèmes fondamentaux ne dépendent pas de la croissance. Ainsi, le patronat et les syndicats viennent de trouver les moyens de faire face aux problèmes des régimes de retraite complémentaires. Ce qui prouve que lorsque les partenaires sociaux veulent prendre leurs responsabilités, ils le peuvent. Le tout est de savoir si, à la CNAM, il y aura des partenaires de cette qualité.

Les Échos : À l’Unedic ou dans les régimes complémentaires, le système est paritaire. A la CNAM, ce n’est pas le cas et vous devez compter avec l’Etat.

Jean Gandois : A la CNAM, nous sommes à parité avec les syndicats et, bien qu’il y ait d’autres partenaires, il suffit que nous soyons alliés avec une organisation syndicale forte pour imposer des décisions. La gestion paritaire est tout à fait possible. Le problème est autre : qu’avons-nous à gérer et dans quel cadre législatif et réglementaire ?

Les Échos : A un moment où il faut serrer la vis, cette gestion paritaire est-elle efficace ?

Jean Gandois : Si vous considérez que, pour obtenir des résultats, il faut un régime autoritaire, nous allons très loin.

Les Échos : Nous parlons de responsabilité.

François Ceyrac : La gestion paritaire reste, comme la démocratie, le meilleur des systèmes, étant donné que les autres sont pires.

Les Échos : Au-delà de la Sécurité sociale, les interventions permanentes de l’Etat sur le terrain des partenaires sociaux sont-elles un aiguillon ou une gêne ?

François Ceyrac : Quand les partenaires sociaux signent un bon accord, l’Etat éprouve le besoin de la reprendre à son compte. J’ai connu cela en 1970 avec la formation professionnelle. Mais cela date de Philippe le Bel.
Les Échos : Jean Gandois, êtes-vous de cet avis ?

Jean Gandois : Je suis peut-être un peu plus optimiste, ou plus irréaliste que le président Ceyrac. Les gouvernements français, qu’ils soient de gauche ou de droite, sont par nature extrêmement interventionnistes. Mais, dans le domaine, purement économique, l’Etat s’est libéralisé au bon sens du mot. C’est sur le plan social que son interventionnisme reste excessif.

Les Échos : Pourquoi ?

François Ceyrac : Parce que tout ce qui est social est politique. Par une pente naturelle, l’Etat dit : le social c’est à moi, tout simplement parce que derrière se profilent les problèmes électoraux.

Les Échos : Parlons un peu de l’organisation patronale. François Ceyrac, vous avez été l’homme qui a donné une réalité à la structure du CNPF et a fait monter les organisations régionales. Comment doit évoluer le CNPF aujourd’hui ?

François Ceyrac : Le fait régional a aujourd’hui un poids considérable. Et c’est face à cette situation nouvelle que le président du patronat a à prendre ses responsabilités.

Les Échos : Mais, précisément les organisations patronales régionales ont-elles la dimension nécessaire ?

Jean Gandois : Il est clair qu’en matière d’éducation, de formation, d’emploi, les compétences régionales et locales sont devenues fondamentales. Il faut que le pouvoir politique ait en face de lui des interlocuteurs patronaux motivés parlant d’une seule voix. Nous n’avons pas été assez vite dans ce domaine.

Les Échos : Est-ce à dire qu’il faut faire évoluer, si ce n’est les structures, en tout cas les comportements de l’organisation ?

Jean Gandois : Mais vous touchez à un point fondamental : quel est le but de l’organisation patronale ? D’abord, elle doit être l’expression la plus authentique possible des entreprises. Or notre organisation ne répond plus aussi bien qu’elle le faisait il y a vingt ans aux besoins nouveaux des entreprises. La composante des métiers n’est plus la même : il y a des groupes aujourd’hui qui, étant donné leurs activités, ont le sentiment d’appartenir, non pas à une fédération professionnelle, mais à trois, à cinq, à huit… Ceci ne signifie pas, comme on me le fait trop souvent dire, que je suis hostile aux fédérations professionnelles. De la même manière, je me réjouis de voir dans une région, un département, des représentations professionnelles de la métallurgie, du bâtiment travailler avec des entreprises qui n’appartiennent pas à leur fédération. Il y a là une sorte de « refondation » progressive. Encore faut-il que les vocations de chacun soient bien définies.

Les Échos : Au-delà de la dimension régionale, n’y a-t-il pas un rééquilibrage à faire au sein du CNPF au profit des services sous-représentés par rapport à l’industrie ?

Jean Gandois : Ce n’est pas tout à fait vrai. Ainsi l’industrie a trouvé souhaitable de créer une association, le Groupe des fédérations industrielles, en disant « le CNPF s’occupe maintenant tellement des services et du commerce que nous, industrie, n’y avons plus notre place ». Mais il serait souhaitable effectivement que, dans les organes de décision du CNPF, les métiers qui n’y ont jamais accès y siègent plus régulièrement.

Les Échos : François Ceyrac, un président du CNPF venant du commerce ou de la banque, c’est possible aujourd’hui ?

François Ceyrac : Les faits évoluent plus vite que les mentalités. Plus vous montez vers les structures, et plus les attitudes sont conservatrices. Il y a trente ans, la primauté industrielle était à la fois dans les esprits et dans les réalités. Elle n’est plus beaucoup que dans les esprits.

Les Échos : Pour faire évoluer les mentalités, peut-être faut-il donner des signaux forts ?

Jean Gandois : Il est tout à fait pensable de donner la présidence du CNPF à quelqu’un qui n’est pas issu de l’industrie. Par exemple, à un homme du bâtiment, des travaux publics, des services… Mais beaucoup plus difficile de promouvoir un banquier, un assureur ou un commerçant en raison des relations conflictuelles de leur secteur d’origine avec le reste des activités économiques. En tout cas, le candidat devrait surmonter beaucoup de préjugés.

François Ceyrac : Les rapports avec les banquiers ont beaucoup évolué. Mais il y a des problèmes de réalité.

Les Échos : Le destin du CNPF, en tout cas de son président, n’est-il pas de plus en plus tiraillé par un certain nombre de conflits entre les acteurs de l’économie ?

Jean Gandois : Quand une entreprise se comporte d’une manière qui n’est pas défendable, je ne la défends pas. Quand un secteur souhaite voir défendre des intérêts contradictoires avec ceux du reste de l’économie française, le CNPF ne peut être l’artisan de la défense. Il peut seulement être un arrangeur, quelqu’un qui facilite les contacts. Mais, sur tous les grands problèmes économiques et sociaux, il peut parvenir à dégager les intérêts communs et les défendre.

François Ceyrac : C’est pour cela que le CNPF est irremplaçable, mais sa mission est plus difficile aujourd’hui qu’hier. Autrefois, c’était plus facile de se battre pour la liberté des prix, de faire des démarches auprès des ministres de tutelle ; c’était peut-être un peu facile, mais c’était un bon terrain pour l’organisation professionnelle.

Les Échos : Cela veut-il dire que le rôle de Jean Gandois est plus difficile ?

Jean Gandois : Le rôle du président du CNPF est d’exprimer avec force ce qui est l’intérêt fondamental des entreprises et de le faire d’une façon qui rende les entreprises et le patronat sympathiques à l’opinion. Je n’ai pas dit « au pouvoir », mais « à l’opinion ».

François Ceyrac : Je dirais à la société.

Jean Gandois : A la société.

Yvon Gattaz : « Plus il y aura de flexibilité, plus il y aura d’emplois »

Les Échos : Les « emplois nouveaux à contraintes allégés » (Enca) resteront indissociablement accolés à votre nom. Vous aviez promis des dizaines de milliers de créations d’emploi. Ce fut un tollé. A postériori, referiez-vous cette promesse ?

Yvon Gattaz : Mais bien sûr. Il n’y aura pas d’autres emplois que ceux à contraintes allégées, c’est-à-dire rendus possibles grâce à la flexibilité. Quand en 1981 j’ai eu l’imprudence de lancer le mot de flexibilité, on s’est gaussé. On a dit : « C’est un technicien qui parle de la résistance des matériaux. » Vous avez vu le progrès en quinze ans. Tout le monde parle aujourd’hui de flexibilité. Je suis formel : l’entreprise est une montagne d’aléas, d’incertitudes, de précarité. Les emplois sont du même type.

Les Échos : Est-ce que dans ces contraintes allégées, vous ajouteriez aujourd’hui la suppression du SMIC ?

Yvon Gattaz : Plus il y aura de flexibilité, plus il y aura d’emplois. Je reconnais que certaines flexibilités sont douloureuses et qu’elles entraînent des réactions secondaires graves. Mais face au cancer du chômage, on doit employer toutes les thérapies sans s’occuper des réactions secondaires.

Les Échos : Et si la réaction secondaire était l’explosion dans la rue ?

Yvon Gattaz : Je n’ai jamais demandé à cor et à cri la suppression du Smic. C’est seulement une flexibilité qui, comme le dit l’OCDE, pourrait créer des emplois.

Gattaz-Gandois : Les patrons confrontés au pouvoir politique

Les Échos : Quand Yvon Gattaz est élu président du CNPF en décembre 1981, il dit au gouvernement de gauche : « Nous n’avons qu’un parti, le parti de l’entreprise. » Jean Gandois, est-ce que cette idée de « parti de l’entreprise » correspond au rôle que vous vous faites du CNPF ?

Jean Gandois : Chacun a sa façon d’exprimer ce qu’il ressent. Aujourd’hui, je n’emploie pas la formule chère au président Gattaz parce que je crains que le terme de « parti de l’entreprise » entretienne des réactions négatives contre l’intervention de l’entreprise dans les grands dossiers qui ont évidemment une dimension politique. Par ailleurs, les pouvoirs publics répugnent à voir des gens qui ne sont pas des politiques au sens où on l’entend intervenir dans les dossiers qu’ils considèrent comme de leur ressort. Or, il est bien évident que c’est le rôle du CNPF d’intervenir sur les dossiers économiques et sociaux. Mais il doit le faire en se démarquant par rapport à la démarche politique.

Yvon Gattaz : Je n’ai pas inventé le mot parti de l’entreprise, mais dans le contexte tout à fait particulier de 1981, où tout le monde nous demandait « de quel parti êtes-vous ? », j’ai utilisé cette expression par antithèse.

Les Échos : Si bien qu’aujourd’hui vous ne la reprendriez pas ?

Yvon Gattaz : Non. C’était alors par opportunité. En revanche, je continue à dire, comme je l’ai d’ailleurs fait dans mon livre « Les Patrons reviennent », que nous sommes « transpolitiques ». Les gouvernements passent, les entreprises restent.

Les Échos : Est-ce qu’il revient au président du CNPF et à l’organisation patronale de définir un corpus idéologique et d’essayer d’avoir une influence sur toutes les décisions ?

Yvon Gattaz : En 1981, nous étions dans un contexte totalement idéologique. Il était important que le CNPF s’en démarque et affirme une vraie stratégie pour la défense et la promotion de l’entreprise. Rappelez-vous ! Le même jour, en février 1982, les entreprises ont dû encaisser les 39 heures payées 40 et la cinquième semaine de congés payés. Une addition de 93 milliards de francs pour le secteur concurrentiel. Il y avait une nécessité absolue de réagir.

Les Échos : On s’est aperçu, au fil des alternances politiques, que le CNPF avait toujours des relations difficiles avec le pouvoir en place.

Yvon Gattaz : En 1981, il fallait un minimum de lucidité (ce qui n’exigeait pas d’être prix Nobel), et du courage pour ne pas lâcher du terrain une seconde. Face à ceux qui, au CNPF, me disaient « ou bien vous demandez aux entreprises de faire la grève de l’embauche et de l’investissement, ou bien vous prenez la tête des défilés qui tous les matins iront à Matignon », j’ai choisi une troisième voie : affronter le lion dans la cage et essayer de le convaincre de ne pas nous manger.

Les Échos : Cela veut dire que le patron du CNPF doit gouverner avec mais aussi contre ses troupes ?

Yvon Gattaz : Bien sûr. En permanence, il faut qu’il fasse preuve d’autorité.

Jean Gandois : C’est la vie quotidienne du patron du CNPF.

Les Échos : Quel est aujourd’hui le rôle idéologique du CNPF ?

Jean Gandois : Le CNPF doit se garder d’avoir un rôle idéologique. Il doit, comme l’a dit et l’a fait le président Gattaz, lutter contre les idéologies parce qu’elles sont, en général, contraintes à la réalité vivante des entreprises. Cela étant, il doit avoir une orientation politique globale pour mener des actions cohérentes. Et pour le reste, être pragmatique car les patrons ont à faire face à des réalités quotidiennes qui, elles, sont changeantes.

Yvon Gattaz : C’est d’autant plus nécessaire que les entreprises ont parfois des intérêts contradictoires difficiles à concilier. Vous connaissez ma plaisanterie favorite : CNPF cela veut dire « Ce n’est pas facile ».

Les Échos : Qu’est ce qui a changé aujourd’hui dans les relations entre le président du CNPF et le pouvoir politique ?

Jean Gandois : On est beaucoup plus exigeant envers l’entreprise qu’on ne l’était dans les années 80. Yvon Gattaz a eu à faire face à un rejet de l’entreprise à laquelle on ne laissait pas sa place. Depuis, malgré l’érosion de ces deux à trois dernières années, l’entreprise a conquis une position forte. Il est donc plus difficile de la défendre que d’essayer de renforcer une position faible. Et puis un pouvoir de droite considère que l’appui des entreprises lui est acquis : il pense que les patrons sont persuadés qu’il ne peut rien leur arriver de pire qu’un retour de la gauche. Toute critique est toujours donc reçue comme étonnante, voire sacrilège. Le CNPF a donc plus de difficultés à faire passer ses messages à un pouvoir de droite qu’à un pouvoir de gauche.

Yvon Gattaz : Un pouvoir, quel qu’il soit, pense toujours en politique et croit sincèrement pouvoir se passer de l’économique. C’est un rêve inavoué. Ceci étant, un pouvoir de droite libéral est réputé compétent dans les problèmes économiques. Du moins, il le prétend. Face à la gauche, j’avais un avantage stratégique : j’étais réputé compétent puisque j’étais chef d’une entreprise que j’avais créée ex nihilo.

Les Échos : Vous pouviez donner des leçons d’économie à M. Mitterrand ?

Yvon Gattaz : Je faisais de la formation continue.

Les Échos : Les débuts ont été difficiles. Il n’empêche que les entreprises ont été réhabilitées sous la gauche.

Yvon Gattaz : Les socialistes disent qu’ils ont réhabilité l’entreprise. C’est une plaisanterie ! Ils ont seulement aidé à cette réhabilitation par leurs erreurs. En terrassant les entreprises, ils les ont rendues sympathiques. Lorsqu’on est victime, on apparaît sympathique.

Les Échos : Le CNPF a très largement teinté le programme électoral de la droite, au début 86. Ce comportement a-t-il totalement disparu ?

Yvon Gattaz : Nous avions des circonstances atténuantes. Nous attendions du retour de la droite une sorte de libération. La réalisation de revendications qui nous étaient chères, par exemple la suppression de l’autorisation administrative de licenciement.

Les Échos : Est-ce encore imaginable aujourd’hui que le CNPF accompagne le programme politique d’un parti ?

Jean Gandois : Je ne crois pas que cela soit imaginable dans le contexte politique actuel. Mais il pourrait arriver que cette intervention redevienne nécessaire si nous considérons que les entreprises sont en danger. Aujourd’hui c’est exclu.

Les Échos : Qu’il soit de droite ou de gauche, la tentation du pouvoir est aussi de diviser pour régner. Par exemple la CGPME contre le CNPF ?

Jean Gandois : C’est effectivement une tentation, mais ce n’est pas pour nous la plus importante. Diviser le patronat, ce n’est pas difficile car les intérêts divergents des entreprises et du patronat sont une ligne de fracture toute trouvée. Ce qui est difficile, c’est d’unir.

Les Échos : D’où vient le flottement récent de l’opinion publique vis-à-vis des entreprises ? Le CNPF peut-il y mettre fin ?

Jean Gandois : C’est peut-être une ambition très forte mais c’est certainement son rôle de le faire. Le chômage se développe et comme le discours macroéconomique n’est pas très convaincant, il faut un bouc émissaire. Est-ce la faute de l’enseignement, des pouvoirs publics, des entrepreneurs qui se sont endormis ? L’opinion publique accuse probablement les trois. Et puis les affaires, bien qu’elles n’aient touché qu’un nombre infinitésimal d’entreprises, ont jeté le trouble.

Les Échos : Mais comment le CNPF peut-il militer pour rétablir l’image brouillée de l’entreprise ?

Yvon Gattaz : Il faut que l’entreprise se rende sympathique. Au fur et à mesure que la notoriété des entreprises a grandie dans les années 80, on a assisté à une augmentation des créations d’entreprises. Les jeunes qui hésitaient à se lancer parce qu’ils considéraient que le métier de patron n’était pas honorable se sont mis à créer leur entreprise. Quand l’image est bonne, les créations d’entreprises fleurissent pour peu que l’environnement soit propice.

Jean Gandois : Il y a beaucoup de gens qui ont aujourd’hui envie de créer leur entreprise. Mais comme la croissance économique est faible, les gens qui conseillent les candidats à la création d’entreprise disent plutôt aux jeunes : « Est-ce que tu as bien réfléchi ? Est-ce que tu n’as pas une offre d’emploi qui te donne des garanties supérieures ? » Les parents jouent d’ailleurs souvent ce rôle.

Les Échos : Les états généraux du CNPF à Villepinte en 1982 avaient comme thème « Les Entreprises au service de la nation ». La première campagne lancée pour l’emploi des jeunes en 1986 avait pour slogan « Embauchez des jeunes, c’est aussi votre intérêt ». Jean Gandois, que pendriez-vous comme slogan aujourd’hui pour rendre les entreprises sympathiques ?

Jean Gandois : L’entreprise doit être synonyme de développement. L’opinion publique peut très bien comprendre qu’il y ait des hauts et des bas. Mais elle attend un esprit de conquête de la part des entreprises. En second lieu, il faut que l’entreprise fasse son boulot et, sans démagogie, apporte sa pierre aux principaux problèmes de la nation. C’est ce que nous faisons actuellement en relançant la campagne pour l’emploi des jeunes. En embauchant du sang neuf, les entreprises répondent à l’inquiétude des jeunes et des parents, redonnent de l’espoir dans leur environnement immédiat. C’est cela le rôle social de l’entreprise au sens fort du terme : être une locomotive.

Yvon Gattaz : Les entreprises ne servent pas que des intérêts particuliers. Elles sont effectivement au service de la nation parce que quand elles croissent, tout le monde en profite. Pour motiver des cadres, vous devez leur parler de projets de croissance et non pas de programme de récession. La décroissance, c’est le début de la mort. Et puis, la croissance permet d’effacer les fautes de gestion. Enfin, on oublie de dire que l’entreprise est d’abord un employeur. Je regrette presque par moment que le CNPF ne s’appelle pas Fédération d’employeurs.

Les Échos : Revenons sur vos rapports avec le pouvoir en place. On a décelé après l’arrivée de Jacques Chirac une déception réciproque dans les relations entre le CNPF et le pouvoir. On pressent, depuis peu, une évolution. Est-ce la réalité ?

Jean Gandois : L’élection de président Jacques Chirac a suscité au sein du patronat de grands espoirs, ceux de la suppression de contraintes, de la conquête de libertés nouvelles dont les entreprises ont besoin pour créer. Or, compte tenu de la situation catastrophique des finances publiques, les entreprises ont vu arriver des dizaines de milliards de prélèvements supplémentaires.

Les Échos : Ils ont donc vu des ponctions supplémentaires et pas de simplifications ?

Jean Gandois : Pas de simplifications, ni sur le plan administratif et réglementaire ni sur le plan social où les chefs d’entreprise, compte tenu de la situation du chômage, attendaient au moins qu’on suspende l’application des seuils sociaux et qu’on facilite à la fois le licenciement et l’embauche. Il y a donc eu un sentiment de déception.

Les Échos : Une critique aussi ?

Jean Gandois : Ce n’est pas une critique mais un constat. Le gouvernement d’Alain Juppé a dû affronter des finances publiques désastreuses et faire face à une croissance moins dynamique que prévu. Il lui a fallu corriger le tir par rapport aux promesses de la campagne. A partir du mois de novembre, des décisions ont été prises, concernant notamment la Sécurité sociale, que le patronat, dans sa très grande majorité, a jugées favorablement car elles permettront de diminuer les charges des entreprises. Mais il est évident que les mesures auront un effet à moyen et à long terme et que certains s’impatientent encore de ne pas voir la situation s’améliorer dans le court terme. C’est là que réside l’ambiguïté de la relation dont vous parlez.

Les Échos : Sentez-vous aujourd’hui une évolution de cette relation ?

Jean Gandois : C’est un problème de ton. Quand on présente seulement le côté noir de la situation, on contribue à l’ambiance déprimée que nous déplorons. Tout en ne travestissant pas la réalité, il faut dire quels sont les points positifs.

Les Échos : Vous diriez donc aujourd’hui que « tout ne va pas si mal » ?

Jean Gandois : Tout ne va pas si mal.

François Perigot : « Une attitude plutôt française »

Les Échos : Vous avez connu un gouvernement de gauche et un de droite. Est-ce que c’est plus confortable de travailler avec un gouvernement réputé assez éloigné de l’entreprise, ou non ?

François Perigot : Nous ne sommes pas ici pour juger du confort de nos relations avec les pouvoirs publics, mais pour avoir une crédibilité propre à influencer les pouvoirs publics dans le sens que nous estimons être le bon pour les entreprises. Je constate que, tous les gouvernements confondus on est loin du compte. Ceci étant, les gouvernements successifs ont pris conscience progressivement des réalités économiques et ont avancé dans un certain nombre de directions qui étaient celles que nous préconisons.

Les Échos : Vous pouvez constater que les rappels à l’ordre des gouvernements successifs vis-à-vis des chefs d’entreprise n’ont pas cessé.

François Perigot : Nous faisons aussi partie de leur paysage médiatique et des rapports indirects qu’ils ont avec leurs électeurs.

Les Échos : Fort de votre expérience européenne, est-ce une attitude française ?

François Perigot : C’est une attitude plutôt française. Mes homologues des autres pays européens ne se demandent pas si leur gouvernement est socialiste ou de droite !

Les Échos : François Perigot, au moment du référendum sur Maastricht, vous n’aviez pas engagé le CNPF, mais appelé à voter « oui », à titre personnel. Auriez-vous la même attitude aujourd’hui ?

François Perigot : Au moment de Maastricht, il y avait une assez grande ignorance et des peurs sur la portée réelle des dispositions du traité que personne n’avait lu. J’avais senti un flottement en conseil exécutif et c’est avec l’accord de ce dernier que j’avais appelé, en mon nom personnel, à voter « oui ». Depuis, l’intégration économique et monétaire que tout le monde redoutait en 1992 se fait avec l’assentiment général.

Les Échos : Engageriez-vous, aujourd’hui, le CNPF dans un choix dynamique ?

François Perigot : Je le ferais d’autant plus que le patronat, à travers Jean Gandois, continue à apporter un soutien très ferme à l’achèvement de la monnaie unique et à l’euro. Cette position constante des patronats a été déterminante dans le choix politique de la France.

Les Échos : Eest-ce qu’il a fallu pour cela bousculer vos troupes, ou le sentiment européen a-t-il progressé ?

Jean Gandois : En dehors d’un nombre croissant d’entreprise qui pensent « multinational », le patronat français est ouvert mais centré : il raisonne à partir de la France. En son sein, il y a ceux qui considèrent que le grand marché européen et la mondialisation sont extrêmement porteurs de progrès, même s’ils ont, à court terme, des conséquences désagréables. Il y a ceux qui jugent que ce sont des potentialités intéressantes, mais qui voient d’abord les risques et les dangers. Je crois que la majorité du patronat appartient à cette seconde catégorie.

Les Échos : Les mentalités ont-elles changé en profondeur ?

François Perigot : Les hommes politiques qui, au moment de Maastricht, étaient encore très réservés, comme l’opinion publique française, ont considérablement évolué ces dix dernières années. Il y a aujourd’hui un consensus sur la nécessité de l’internationalisation et d’une construction européenne accompagnée de contraintes minimum. Il n’empêche ; les difficultés que nous avons connues lors de la ratification du GATT ont laissé des traces, et le président français de l’Unice a toujours le risque d’être étiqueté « protectionniste ».

Les Échos : En Europe ?

Jean Gandois : Oui, la France est étiquetés « protectionniste ».

Les Échos : Beaucoup de chefs d’entreprise s’estiment trop durement secoués par les dévaluations compétitives et jugent que cet aspect-là de l’international n’est pas supportable.

François Perigot : C’est peut-être pour cette raison que, finalement, les gens sont pour la monnaie unique.

Jean Gandois : Nous avons publié un document en faveur de la monnaie unique qui est largement le fruit de la pédagogie que nous avons développée. Je n’ai pas une réunion où cette question ne soit pas abordée. Aujourd’hui je pense que la parité franc / mark est globalement correcte pour la compétitivité des entreprises. En revanche, le franc et le mark sont surévalués par rapport au dollar. Ce n’est qu’avec une monnaie unique crédible que nous parviendrons à avoir une position forte vis-à-vis du dollar. Et que nous donnerons envie aux pays européens, qui ne sont pas partie prenante au départ, de nous rejoindre. Encore faut-il qu’il y ait des sanctions prévues à l’égard de ceux qui tricheraient en se livrant à des dévaluations compétitives.

François Perigot : Vous avez raison de parler de l’action pédagogique. Le CNPF a joué un très grand rôle dans la conversion à l’idée européenne de la société française.

Les Échos : Faut-il, aujourd’hui, absolument respecter le calendrier de la monnaie unique même au prix d’une interprétation plus souple des règles de convergence ?

Jean Gandois : Il est indispensable que la monnaie unique ne soit pas un échec et il est extrêmement souhaitable aussi que le calendrier soit respecté. Mais à condition qu’on ne torde pas le coup à la réalité car ce serait du travail de gribouille. Si nous avons une croissance suffisante en Europe en 1997, un certain nombre de pays pourront effectivement créer la monnaie unique ; je le souhaite beaucoup.

François Perigot : Je nuancerais seulement cette position. Quand un cavalier veut franchir un obstacle et qu’il pense que son cheval risque de ne pas sauter parce que la barre est un peu trop haute, il ne sautera pas. Il faut donc partir en pensant que vous sauterez…

Les Échos : Deux sujets sont aujourd’hui diabolisés dans l’opinion publique : Bruxelles et les conséquences sociales de l’internationalisation. Comment les chefs d’entreprise les ressentent-ils ?

François Perigot : Les relations entre les chefs d’entreprise, les patronats nationaux et Bruxelles ne sont pas ce qu’elles devraient être. La responsabilité est assez partagée. Bruxelles est une bureaucratie, mais il est vrai aussi que la communauté des affaires ne se donne pas assez de mal pour être présente. De son côté, la Commission n’est pas omnipotente. Son efficacité dépend de l’appui, du soutien des Etats.

Les Échos : Bruxelles est-elle un repoussoir ?

Jean Gandois : Certainement. La bureaucratie bruxelloise existe comme la bureaucratie parisienne. Et plus elle est loin, plus elle apparaît comme non légitime. Et c’est sans doute l’une des questions dont devra s’occuper la Conférence intergouvernementale. Je suis d’accord avec François Perigot : une partie de l’autorité de cette Commission peut être mise en cause si les Conseils des ministres prennent des décisions très générales non suivies d’effet. Mais il y a un autre aspect préoccupant : des régions ou des Länder en Allemagne, prennent des décisions contradictoires avec les règles communautaires. Or Bruxelles se révèle impuissante parce que son seul interlocuteur est l’Etat central. C’est le cas de l’Etat de Saxe avec Volkswagen. Tout ce qui contribue à donner l’impression que la Commission est non seulement bureaucratique, mais impuissante est mauvais.

Les Échos : L’opinion publique débite souvent les problèmes sociaux au compte de l’international. Est-ce nouveau ou le ressentiez-vous déjà quand vous étiez président ?

François Perigot : Ce thème a pris une acuité particulière avec la prolifération des produits importés à bas prix. Le problème est officiellement posé dans les institutions internationales : doit-on prendre des sanctions commerciales contre les pays qui n’observent pas un minimum de décence sociale. La réponse jusqu’ici est assez floue. La Confédération internationale des employeurs a seulement déclaré qu’il appartenait à l’Organisation internationale du travail de s’assurer du respect des règles fondamentales.

Les Échos : Le lien entre internationalisation et dégât social est-il d’autant plus fort que le chômage augmente ?

Jean Gandois : Il y a toujours eu antinomie a priori entre ouverture des frontières et emploi. Au XIXe siècle, les machines inventées en Angleterre étaient accusées de détruire l’emploi ; aujourd’hui, ce sont les produits à bas prix en raison des coûts salariaux très faibles dans certains pays qui le sont. Que cela plaise ou non, la mondialisation est incontournable. Mais ne laissons pas les éventuels tricheurs prendre des avantages anormaux. D’où l’Organisation mondiale du commerce et des régulations nécessaires, comme une clause sociale ou bien une clause en matière d’environnement.

François Perigot : Le renforcement de l’autorité des institutions internationales doit aller de pair avec l’internationalisation. Pour cela, les Etats doivent accepter de déléguer suffisamment d’autorité à un organisme international pour agir. C’est toute la problématique de l’OMC. Mais nous ne devons pas nous cacher nos propres responsabilités. Nous avons pris l’option d’une ouverture totale des frontières de la France aux produits étrangers, sans jamais réfléchir aux conséquences, sans jamais voir que le seul facteur d’adaptation allait être l’accroissement de la productivité et donc le chômage. Je ne dis pas que le salaire doit devenir une variable d’ajustement immédiate, mais nous devons réfléchir à la façon de concilier logique économique et logique sociale. D’autres pays européens ont commencé à le faire.

Les Échos : A qui pensez-vous ?

François Perigot : L’Angleterre. Je ne dis pas que c’est la bonne formule, mais ce pays a procédé à une certaine adaptation à laquelle nous nous refusons même à réfléchir.

Jean Gandois : L’Angleterre l’a fait, je ne suis pas sûr qu’elle y ait réfléchi.

François Perigot : Non, mais les Anglais ont en tête un certain modèle.

Les Échos : L’Unice et les syndicats européens pourraient favoriser cette réflexion. Ils ont signé un accord pour développer des négociations européennes et on ne voit pas poindre les débuts d’une réalisation.

François Perigot : L’Unice a été, avec l’aide des patronats, notamment français, le grand acteur d’un espace contractuel européen. Une négociation sur le congé parental a abouti. Une autre est en cours sur le temps partiel. Je ne suis pas sûr que nous parviendrons à trouver un terrain d’entente qui favorise la compétitivité des entreprises. Si une négociation doit simplement aboutir à généraliser la situation du pays la plus privilégié, ce n’est pas la peine de d’assoir autour d’une table. L’espace contractuel européen est par nature extrêmement délimité. Mais il peut être une plate-forme pour ouvrir de nouvelles voies à la souplesse dans l’organisation du travail.

Les Échos : C’est également votre avis, Jean Gandois ?

Jean Gandois : Oui, mais nous souffrons de deux difficultés sur le plan social européen. La signature du protocole social de Maastricht à onze seulement limite la portée des engagements européens et fausse les conditions de compétitivité. En deuxième lieu, il faut définir de façon précise les domaines de compétence de la Commission en matière sociale, faute de quoi on se retrouve comme aujourd’hui avec une directive sur la normalisation des uniformes des pompiers.

Les Échos : Lors de la chute du mur de Berlin, la France a commencé à craindre la renaissance d’une super-Allemagne. Depuis, l’idée d’un couple moteur franco-allemand s’est très largement imposée. Les chefs d’entreprise sont-ils germanophiles ou plus anglo-saxons ?

François Perigot : Les chefs d’entreprises sont beaucoup plus civiques qu’on le croit. Ils ont compris que la réunification de l’Allemagne allait ouvrir une redoutable concurrence mais aussi des marchés absolument extraordinaires.

Jean Gandois : Sur le plan commercial, l’entrepreneur français est très intéressé par le marché allemand, plus que par le marché britannique. Par conséquent, il développe ses positions en Allemagne dans des conditions parfois difficiles, étant donné les différences de culture managériale. Sur le plan des implantations industrielles, en revanche, les Français s’adaptent plus facilement au cadre anglo-saxon.

Les Échos : Lors de votre arrivée, François Perigot, vous étiez considéré comme un chef d’entreprise international. Avez-vous eu besoin de justifier votre image ?

François Perigot : Je n’en ai jamais souffert. Le jour où j’ai été élu, on a dit que le patronat s’était donné un homme international pour faire évoluer les mentalités des entreprises françaises. La création de CNPF International a été un des éléments forts pour faire sortir les entreprises françaises et assurer la crédibilité du patronat comme interlocuteur dans les questions européennes internationales.

Les Échos : François Perigot, vous avez multiplié les voyages à l’étranger à la tête de délégations de chefs d’entreprise. Jean Gandois, vous le faites moins. Est-ce par goût personnel ou parce que ce type de pédagogie est aujourd’hui révolu ?

Jean Gandois : Ni l’un ni l’autre. François Perigot a créé une association tout à fait importante pour la conquête des marchés, qui facilite beaucoup les affaires françaises à l’étranger. C’est très prenant et il s’en est beaucoup occupé. Je suis arrivé au moment où un certain nombre de problèmes franco-français, aussi bien dans l’organisation patronale que sur le plan social, requéraient toute mon attention. J’ai décidé de leur accorder la priorité, ce qui ne veut pas dire que je me désintéresse de l’international, bien au contraire.

François Perigot : Comme quoi le CNPF trouve toujours l’homme qui correspond à la priorité du moment.

Les Échos : Est-ce que le CNPF peut ou doit jouer un rôle dans l’ouverture internationale du management des entreprises françaises qui n’ont pas la réputation d’être les plus avancées ?

François Perigot : Cela a toujours été ma préoccupation. De façon lapidaire je disais même que les postes de direction devraient être réservés uniquement à ceux qui ont fait une partie de leur carrière à l’étranger.

Jean Gandois : Je n’ai cessé de faire cela à Rhône-Poulenc ou à Pechiney.