Interview de M. Raymond Barre, député apparenté au groupe parlementaire UDF de l'Assemblée nationale, à Europe 1 le 12 septembre 1996, sur la situation économique, les économies budgétaires sur les aides sociales, et le débat autour du mode de scrutin.

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Média : Europe 1

Texte intégral

S. Attal : Il semble que la leçon d'optimisme du Premier ministre a du mal à passer dans le pays, si l'on en juge en tout cas par l'exaspération sociale. Vous, vous rangez-vous du côté des optimistes ?

R. Barre : Je ne raisonne pas en termes de pessimisme ou d'optimisme, mais je regarde les réalités. Et après l'entretien que j'ai eu avec Alain Juppé, j'ai marqué mon accord avec la politique du gouvernement, car il faut tenir compte des réalités. La France est dans une situation dégradée. Par ailleurs, elle est vulnérable. Et le gouvernement a pris trois orientations qui me paraissent fondamentales : d'une part, réduire les déficits, en second lieu réformer la Sécurité sociale et en troisième lieu, respecter nos engagements européens. Ce sont trois orientations décisives. Il faut le dire aux Français. Il faut dire que le pays aujourd'hui emprunte 1 milliard par jour. Ça ne peut pas continuer. Il faut dire aux Français que, dans les circonstances où nous sommes, nous sommes confrontés à la concurrence internationale et que donc nos entreprises doivent faire un effort considérable, et tous ceux qui y travaillent, pour pouvoir assurer ce qu'on appelle notre compétitivité. Alors, on peut bien sûr éprouver des difficultés qui sont le poids des situations un peu artificielles que nous avons connues par le passé où on a trop abusé du crédit, de l'inflation. Il ne faut pas dire : nous sommes optimistes ou pessimistes. Quand un ménage, une entreprise se trouvent en face d'une situation qui est dégradée, il faut bien sûr accepter un certain nombre de mesures, un traitement, qui n'est pas toujours agréable, mais qui permet pour l'avenir de retrouver la voie du développement et de la prospérité.

S. Attal : Mais quand il y a une difficulté pour une famille, pour un ménage, on attend une amélioration dans la vie quotidienne. Par exemple, les fonctionnaires qui voient leurs salaires gelés cette année, ont-ils raison de s'inquiéter ?

R. Barre : Il faut dire aux fonctionnaires qu'ils représentent 25 % de la population active française. C'est très lourd au plan financier. C'est déjà très bien que, dans la situation où nous sommes, ils aient la sécurité de l'emploi et qu'ils aient par ailleurs un revenu stable qui leur est assuré. Le revenu n'augmente pas, je suis d'accord, mais il est stable.

S. Attal : Qu'ils s'estiment heureux de ne pas le voir baisser éventuellement ?

R. Barre : Exactement. Rappelez-vous toujours le chiffre que je viens de vous donner : nous empruntons 1 milliard par jour ! Croyez-vous que ça pourra durer longtemps ? Donc, les efforts qui sont faits par le gouvernement, je ne vous dirais pas que j'approuve tout ce qu'il fait, mais sur ce qui est fondamental, quand j'entends les tenants de l'autre politique, ou les tenants de la politique alternative, je ne suis pas convaincu. Car les réalités fondamentales, je ne vois pas comment ils vont les traiter et nous devons les traiter.

S. Attal : On entend beaucoup parler de déflation en ce moment, pensez-vous qu'on peut mener la même politique, un peu orthodoxe quand même ?

R. Barre : Nous ne sommes pas en déflation. Il y a déflation quand il y a baisse générale des prix. De l'ordre de 15 à 20 %. Nous avons 0,5 % de baisse des prix dans quelques secteurs. Pas de quoi pousser des cris d'orfraie. C'est le retour à une situation différente de la situation d'inflation artificielle du passé. Ensuite, il faut une baisse de la valeur des actifs. La Bourse ne s'effondre pas, elle ne s'est pas effondrée au cours de ces dernières années comme aux États-Unis en 1930. Les actifs immobiliers, certes, sont en baisse. Mais quand on a connu l'extraordinaire boum, la bulle spéculative de l'immobilier, il faut bien passer par une petite cure de sagesse. Troisièmement, il faudrait avoir une baisse des revenus. Or, jusqu'à nouvel ordre, il n'y en a pas. Le revenu et le produit national continuent à croître, faiblement, mais ils continuent à croître. Je ne suis pas quelqu'un qui est obnubilé par l'inflation car on a réalisé des efforts considérables, mais je dis que l'on ne peut pas appeler la situation où nous sommes, une situation de déflation. Nous sommes en cure, nous sommes en train de remettre en ordre nos affaires et nous en avons grand besoin.

S. Attal : Jacques Chirac a été élu notamment sur un slogan qui est resté le plus célèbre : « la feuille de paye n'est pas l'ennemie de l'emploi ». Compte tenu du fait que ça s'est peu concrétisé, il y a une déception qui est, reconnaissez-le, légitime ?

R. Barre : Je comprends la déception, je comprends les difficultés auxquelles sont confrontés de nombreux Français. Ce que je dis simplement, c'est qu'il faut tenir compte des réalités. Nous ne pouvons pas continuer à dépenser sans limites, à multiplier les avantages fiscaux. Tout ce qui représente les dépenses de l'État doit être à un moment financé. Et comment peut-il l'être ? Pas par l'emprunt. Il doit être financé par des prélèvements sur nos revenus ou sur notre épargne.

S. Attal : Ça veut dire qu'il y a des dépenses de l'État qui vont être remises en cause ?

R. Barre : C'est bien utile. Je trouve du reste qu'on ne va pas assez loin dans la réduction des dépenses publiques. On a décidé de ne pas renouveler 7 000 fonctionnaires qui partent à la retraite, alors qu'il y en a 60 000 qui partent à la retraite. On aurait très bien pu ne pas en renouveler 20 000. Ça n'aurait pas été dramatique, surtout quand on a un quart de la population active engagée dans la fonction publique. Je crois que, pour les aides à l'emploi, il faut changer de mentalité. On aide le chômage, on n'aide pas assez la reprise de l'emploi. Rappelez-vous cette phrase de Bill Clinton, Président démocrate américain, Président libéral, il faudrait la mettre en exergue et la dire aux Français : « L'aide sociale doit être notre deuxième chance. Elle ne doit pas être notre mode de vie ». Or, aujourd'hui, toutes ces aides permettent aux gens d'avoir un mode de vie.

S. Attal : Vous mettez le RMI dedans aussi ?

R. Barre : Le RMI, à mon avis, a été beaucoup trop généralisé, les conditions dans lesquelles il est distribué devraient être revues.

S. Attal : Le gouvernement ne devrait-il pas faire appel à d'autres sensibilités qui sont « en réserve » depuis 18 mois ?

R. Barre : Cela, c'est la politique. Permettez-moi de ne pas entrer là-dedans. Il appartient au président de la République et au Premier ministre de nommer le gouvernement, et nous ne devons pas considérer que la France est dans un état de pessimisme profond qui serait rétabli parce que quelques hommes qui sont tristes d'être éloignés du pouvoir veulent y revenir. On leur donnera de beaux ministères : est-ce que vous croyez que cela changera le fond des choses ? Moi, je ne le crois pas. Cela ne veut pas dire du tout que je ne respecte pas tous ceux qui veulent revenir au pouvoir, au contraire, je les encourage, je souhaite qu'ils puissent un jour avoir ce plaisir. Mais je dis qu'il y a d'autres problèmes dont nous devons nous soucier.

S. Attal : Vous me direz si vous jugez que c'est important ou pas, mais il y a quelques sujets qui sont d'actualité en ce moment.

R. Barre : Allez-y.

S. Attal : Les chefs d'entreprise réclament une réforme de l'abus de bien social. N’y a-t-il pas un risque que l'opinion interprète cela comme une nouvelle amnistie ?

R. Barre : Moi je vous dis que, dans cette affaire, il faut tenir compte d'une opinion publique qui est extrêmement sensible, divisée. Il y a des procédures en cours, que ces procédures aillent à leur terme et qu'elles y aillent vite, parce qu'on ne peut pas continuer à vivre pendant trois ans avec des dossiers qui sont ouverts et où on ne sait pas où on va aboutir. Je ne suis pas du tout pour l'amnistie déguisée.

S. Attal : La proportionnelle, vous y êtes toujours farouchement hostile ?

R. Barre : Farouchement hostile. Je suis d'accord pour qu'il y ait une dose de proportionnelle dans le scrutin régional parce que nos conseils régionaux ont besoin d'une majorité qui pourrait naître avec une modification du scrutin comme on aurait un scrutin régional qui serait semblable au scrutin municipal. Mais, pour l'Assemblée nationale, c'est la règle fondamentale du bon fonctionnement de la Ve République : un président de la République, un gouvernement, une majorité. Et une majorité, jusqu'à nouvel ordre, on l'a trouvée par le scrutin majoritaire, je dirais, à deux tours.

S. Attal : Faut-il poursuivre, voire interdire le FN ?

R. Barre : On est stupéfait de voir les propos que peut tenir M. Le Pen. Je dois vous dire que, à mon avis, cela ne mérite pas l'interdiction du parti parce que nous sommes dans une démocratie et ça n'a jamais été favorable de prendre des mesures de ce genre. Il ne faut pas faire des martyrs, il ne faut pas que M. Le Pen puisse se draper dans la situation du persécuté. En revanche, ce que nous devons faire, c'est être sans complaisance, la moindre, à l'égard de cette formation politique qui émet des propos qui ne sont pas dignes de la civilisation française.