Interview de Mme Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, à Europe 1 le 20 mai 1998, sur l'adoption du projet de loi sur les 35 heures, le projet de loi contre les exclusions, l'indépendance de la justice et la politisation de l'affaire Tibéri, et le remboursement du médicament aphrodisiaque Viagra.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Dans 90 minutes, vous allez siéger à la droite du Président Chirac lors du Conseil des ministres : beaucoup prévoient entre le Président de la république et le gouvernement Jospin une ambiance à couper au couteau, glaciale.

– « Je ne crois pas. Ce n'est d'abord jamais arrivé jusqu'à présent. Je veux dire que nos relations sont très courtoises vis-à-vis du Président de la République, à la hauteur de ce qu'il représente, et je ne vois pas pourquoi, aujourd'hui, les choses changeraient. »

L'impression, si vous lisez la presse et entendez tout ce qui se dit, est largement répandue que la gauche s'est organisée, profite du climat pour engager une sorte de stratégie de déstabilisation et d'affaiblissement de l'opposition et du Président de la République ?

– « Je vais vous dire très simplement ce que je pense de tout cela. Tout cela est indigne. Je crois qu'aujourd'hui la justice est totalement indépendante : L. Jospin avait pris des engagements, E.  Guigou les respecte, il n'y a aucune intervention sur la Justice, personne ne porte atteinte à personne. Que ceux qui ont à relever d'affaires de justice règlent individuellement, devant la Justice, leurs problèmes. Il n'y a de notre part aucune intervention. Et puis, je vais vous dire les choses encore plus simplement : au-delà des problèmes politiciens, je crois qu'aujourd'hui il faut laisser faire la Justice et, en même temps, on n'a pas à se réjouir quand une affaire éclate, même à droite. Car ceci ne fait que montrer qu'il y a des problèmes vis-à-vis de la politique traditionnelle et de renforcer les extrêmes. Moi, je ne me réjouis pas quand un homme de droite est accusé pour avoir détourné de l'argent ou ne pas avoir respecté ses fonctions. »

Vous sentez qu'en ce moment, il y a comme un air de justice partiale, peut-être politisée, mais en tout cas une justice tam-tam, qui est choquante. Est-ce que vous êtes choquée ?

– « Je suis toujours choquée quand quelqu'un qui bénéficie de la présomption d'innocence est montré comme étant un coupable. Quand on montre quelqu'un avec les bras accrochés par des menottes, lorsque la presse se déchaîne, alors même qu'il n'y a que des présomptions, je suis toujours touchée, quoique cela touche et qui que cela touche : depuis un enfant qui a volé un vélomoteur, jusqu'à un homme politique de haut niveau. Je crois que la justice doit travailler correctement. »

Est-ce qu'elle le fait ?

– « En toute indépendance. J'espère qu'elle profitera de cette indépendance pour rester dans les règles qui doivent être les siennes, c'est-à-dire ne pas abuser de cette justice qui n'est pas un pouvoir en soi, mais qui doit tout simplement faire respecter les règles de la République. »

Vous incarnez sans aucun doute la légitimité que donne le suffrage universel, les juges non. Est-ce qu'en ce moment, par une sorte de crainte de ce que sont les magistrats, de résignation, vous n'offrez pas la République aux juges ?

– « Je crois qu'il n'y aurait rien de pire que de penser puisse y avoir un pouvoir des juges en France qui ne soit pas légitimé par la démocratie. Mais je crois en même temps que les juges doivent être indépendants : comptons sur la magistrature française pour qu'elle respecte ce que sont ses fonctions, sans les déborder, et sans vouloir remplacer un pouvoir démocratique et légitime. »

Même si cela vous semble politicien et cela vous agace, une dernière question.

– « Rien ne m'agace venant de vous. »

Merci : la gauche agit-elle en ce moment pour interrompre la cohabitation avant 2002 ?

– « "Je dirais très simplement que ceci n'a aucun sens. Je sais bien que la meilleure défense, c'est l'attaque, comme dit un dicton populaire. Je crois qu'en démocratie, il y a des choses qui ne se disent pas, et je crois que les attaques d'hier étaient, pour le moins, totalement déplacées et je dirais totalement indignes. »

Et si vous agissiez pour interrompre la cohabitation, vous me le diriez ?

– « Je pense que cela n'a pas de sens : encore une fois, il y a des règles démocratiques, il y a des élections qui rythment notre vie démocratique. Le Président de la République est élu, nous le reconnaissons tous comme tel et je crois que nous agissons dans le respect strict de la Constitution, comme le Premier ministre nous l'a demandé Je crois qu'il n'y a rien qui se fasse autre pour nous que de travailler pour les Français, pour améliorer la situation de la France. C'est cela notre objectif essentiel, aujourd'hui. »

Les 35 heures : la loi est votée, est-ce qu'il faut vous dire bravo ?

– « Je crois que cette loi, ce 19 mai, c'est l'aboutissement d'un grand texte, je crois qu'il faut le dire, mais c'est aussi un départ, parce que maintenant, tout reste à faire pour que cette loi qui existe, aujourd'hui, ces 35 heures qui sont dans la loi deviennent réalité. »

Elle entre dans les faits en septembre ?

– « Elle entre dans les faits maintenant. D'ailleurs, les entreprises discutent d'ores et déjà, certaines sont déjà venues nous proposer des accords. Donc moi, je suis convaincue que nous allons avoir des accords au fur et à mesure des semaines qui passent, même si pour certaines entreprises la négociation peut être longue, je crois que les choses ont bien démarré. Chacun a pris conscience qu'il y avait des opportunités. Moi, toujours confiance aux entreprises. »

Est-ce que, maintenant, vous pensez que cela peut créer des emplois marchands, et combien ?

– « Vous savez que toutes les études le disent : des centaines de milliers d'emplois, tout dépendra du rythme de la négociation et de la qualité de la négociation. »

Dans combien de temps ?

– « D'ici à l'extension à l'ensemble des entreprises françaises. D'après la loi, le 1er janvier 2002. »

Est-ce que les syndicats sont en train de venir, eux aussi, CFDT en tête, mais presque tous, vers les 35 heures ? Il y a tout un effort d'explication.

– « 72 % des Français viennent de dire qu'ils pensaient que la réduction du temps de travail allait créer des emplois. Les chefs d'entreprise, moi, je leur fais confiance : ils prennent des risques tous les jours lorsqu'ils lancent un nouveau produit, lorsqu'ils achètent un nouvel investissement, lorsqu'ils vont se battre sur les marchés extérieurs, quand ils auront lu la loi – et beaucoup commencent à la lire, et donc à changer d'avis – ils verront qu'il y a des opportunités pour eux, pour mieux fonctionner, pour être plus compétitifs mais aussi pour contribuer à la réduction du chômage qui coûte très cher, y compris aux entreprises. Donc, je leur fais confiance. Quant aux salariés, ils vivront mieux car tout le monde a besoin de temps. On passe son temps à dire : j'ai besoin de temps, je perds mon temps. »

C'est extraordinaire ! On entre dans le paradis.

– « Non, on n'entre pas dans le paradis. Ce n'est pas facile. C'est un texte qui n'est pas simple et ce n'est pas une solution miracle. C'est la raison pour laquelle il y a eu des débats vifs, et je crois que c'était un beau débat démocratique. Maintenant la balle est dans le camp de ceux qui doivent agir et moi j'ai confiance. J'ai confiance parce que la solidarité dans ce pays cela veut dire quelque chose et quand les politiques sont capables de demander aux Français de faire des gestes de solidarité, de se mettre autour d'une table pour négocier, eh bien en général cela marche. »

Dans votre cagnotte, vous avez prévu combien ? 6,7 milliards ?

– « Trois milliards cette année, et sans doute un peu plus l'année prochaine. »

La loi sur l'exclusion est en débat à l'Assemblée nationale : quel geste vous pourriez faire pour obtenir l'unanimité ? Je lisais ce que disent les associations : voter contre la loi, c'est voter contre les pauvres. Qu'est-ce qui peut être fait pour que tout le monde s'y mette ?

– « Très franchement, je ne pense pas qu'il y a des gestes à faire. Pratiquement un amendement sur trois adopté vient de l'opposition. Nous avons travaillé dans un très bon climat et je pense qu'il y a sur les mesures qui ont été prises, les trois quarts de l'Assemblée sont d'accord. Je pense qu'il faut que le RPR sorte d'une position purement politicienne – Mme de Gaulle-Anthonioz leur a dit hier – cette loi est une grande cause, l'occasion de transcender les dissensions. Je dirai cet après-midi : finalement l'exclusion, c'est notre défaite collective, nous avons l'occasion, là, tous ensemble, à l'unanimité, de relancer des solutions contre l'exclusion. Ce sera notre loi, ce ne sera pas seulement la loi de la gauche. C'est cela que j'ai envie de leur dire après un débat encore une fois, l'opposition a pris sa part, et où nous avons accepté beaucoup de ses amendements. »

Est-ce que je peux vous dire que toute la presse, comme vous le savez, et tous les médecins promettent, pour septembre et octobre, la fameuse pilule Viagra en France.

– « Je vois que cela vous intéresse beaucoup. Vous en parlez tous les jours. »

Regardez tous les hebdomadaires. Cela ne me concerne pas pour vous rassurer ! On dit que c'est plus un médicament qu'un aphrodisiaque. Est-ce que le moment venu, Viagra sera remboursé par la Sécurité sociale ?

– « Pour qu'un médicament soit remboursé, il faut d'abord que le laboratoire le demande. Pour l'instant, il l'a demandé à l'Agence européenne du médicament et pas chez nous. Deuxièmement, je crois que si nous devions rembourser sans règle spécifique, ceci coûterait très cher – quand on voit le fantasme des Américains face à ce médicament dont on sait déjà qu'il a quelques effets secondaires – et voir si, dans quelques cas, dans des cas qui relèvent de règles médicales, il conviendra d'aller jusque-là. Nous n'en sommes pas là. »

Il peut ne pas être autorisé en France ?

– « Pour l'instant, nous n'avons pas de demande d'autorisation. Et pour qu'il soit autorisé, il faut qu'il ait un effet médical clair sans effet secondaire qui perte atteinte à ses effets médicaux. Les études sont en cours. »

Les Français sont plus exigeants que les Américains ?

– « Non, seulement vous avez vu que les sociétés d'assurance américaines aujourd'hui commencent à demander des certificats médicaux, par rapport à un engouement qui d'ailleurs sera peut-être terminé dans un mois, quand on se rendra compte des effets pervers ou quand on se rendra compte que dans beaucoup de cas, quand même, la relation entre l'homme et la femme passe autrement que par un médicament. »

En tous cas, vous confirmez que s'il est autorisé, il sera prescrit par un médecin, vendu sur ordonnance en pharmacie parce qu'il y en a beaucoup qui rêvent. Mais c'est un problème sérieux, il y a une grande réflexion sur les conséquences sur les caisses de santé en Allemagne. Donc le problème se pose aussi pour la France.

– « Le problème se pose pour tout le monde. »