Texte intégral
Jacques Toubon
L’article de Robert Badinter « n’est pas digne de celui qui a été garde des sceaux… »
Semaine après semaine, je lis la critique de Robert Badinter avec des sentiments mêlés, demeurés jusqu'alors in petto. Je souhaiterais déroger à mon habitude afin de répondre à la chronique du numéro du 1er août qui met en cause un haut magistrat, lequel ne peut, de par sa position, ni s'exprimer ni se défendre. C'est en effet ce qui choque d'abord dans l'article intitulé « A propos d'une nomination ». Ce n'est pas digne de celui qui a été garde des sceaux pendant près de cinq ans, président du Conseil constitutionnel pendant près de dix, et aujourd'hui occupe un siège de sénateur, que de s'en prendre à un agent public qui en vérité ne peut lui répondre.
Pour ce qui concerne le fond, il est faux de considérer qu'un magistrat du parquet doit partager les options politiques du gouvernement du moment pour remplir son office. Bien au contraire, l'éthique du métier, identique à celle de toute la fonction publique, consiste à servir dans la plus grande neutralité, avec impartialité, et avec la même diligence tous les gouvernements de la République.
Au demeurant l'argumentation de Robert Badinter reviendrait à exiger, au mieux, que les magistrats fassent connaître la couleur de leur bulletin de vote avant d'être nommés et, au pis, qu'ils prêtent serment d'allégeance au pouvoir.
J'ajoute que le procès fait aux magistrats qui ont exercé de hautes fonctions à l'extérieur du corps ou à la tête de directions me paraît tout à fait infondé. L'expérience de telles fonctions est au contraire le gage d'une meilleure efficacité et partant d'une plus grande protection de l'indépendance de la justice face aux autres pouvoirs et aux administrations.
Il faut observer à cet égard que l'expérience professionnelle en juridiction à tous les niveaux, y compris au parquet, de M. Benmakhlouf est notablement supérieure à celle de certains magistrats qui furent promus par M. Badinter en son temps à de très hauts postes du parquet ou du siège alors qu'ils avaient fait toute leur carrière en centrale ou en cabinet. Et faudrait-il que désormais le cabinet des ministres de la justice soit composé exclusivement d'apparatchiks partisans de façon qu'un magistrat, dont la compétence et l'expérience sont pourtant souhaitables à ce niveau, ne soit « souillé » et ne se voit fermer la voie des plus hautes fonctions (et même du CSM, où siègent aujourd'hui deux membres importants de cabinets d'avant 1986) ? Où l'on voit que le propos de Robert Badinter est de pure opportunité politique et en pleine contradiction : soit on le suit pour « aligner » les hauts magistrats, soit on leur interdit d'approcher en quoi que ce soit le pouvoir politique. Ma conception et ma pratique sont plus simples, et plus républicaines : j'applique la Constitution et la loi et je propose au gouvernement de choisir les plus compétents partout.
Robert Badinter
« Chacun appréciera comme il convient l’humour estival du ministre »
Les devoirs de vacances étant toujours fastidieux, je me bornerai à rappeler à l'actuel garde des sceaux :
1. Que la nomination du procureur général près la cour d’appel de Paris est un acte de première importance pour l'administration de la justice. À ce titre, il est, comme tout acte de gouvernement, soumis à la libre critique de chacun.
2. S'agissant de la nomination à un tel poste, la critique s'adresse toujours à l'autorité responsable de la nomination, en l'occurrence le ministre, et non à l'heureux bénéficiaire de la décision.
3. Plutôt que de nous présenter une version dénaturée de mon analyse des rapports existant entre le ministre de la justice et les chefs des parquets généraux, j'aurais souhaité que l'actuel garde des sceaux réponde à la seule question que posait mon article : quels motifs commandaient la nomination de son directeur de cabinet au poste de procureur général à Paris ?
4. Au regard du tumulte suscité par une telle nomination, notamment au sein de la magistrature, chacun appréciera comme il convient l'humour estival de la conclusion du ministre : « Je propose de choisir les plus compétents partout. » Comme le dit le proverbe : « Que ce soit la bouche des autres et non la tienne qui chante ta propre louange. »