Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, sur les aspects de la "crise culturelle", les missions et le nouveau rôle de l'Etat dans la politique culturelle, Avignon le 21 juillet 1996.

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Y-a-t-il une crise de la politique culturelle ? Cette crise, si elle existe, est-elle celle de ce qu’on a pu appeler « l’État culturel » ?

Doit-on, d’une certaine manière, se féliciter de cette crise, et appeler de ses vœux l’effondrement de la mission culturelle de l’État ? C’est la position des ultralibéraux, ou bien encore de ceux qui, nourrissant une certaine nostalgie de la IIIe République, pensent que la mission culturelle de l’État doit se concentrer toute entière dans l’éducation.

Doit-on au contraire voir dans cette crise l’obligation et l’occasion de repenser, de refonder la politique culturelle de l’État, en quelque sorte de la transformer pour la sauvegarder ?

Chacun sait que c’est ma position. Quel est le sens de la politique culturelle de l’État ? Je crois qu’André Malraux l’a parfaitement définie en 1966, en déclarant vouloir – je le cite – « … faire pour la culture ce que la IIIe République a fait pour l’enseignement : chaque enfant de France a droit aux tableaux, au théâtre, au cinéma comme à l’alphabet ».

Cette ambition n’a rien perdu de sa justification, de son actualité, de son urgence. La démocratisation de l’accès à la culture reste un enjeu essentiel et la plus difficile des tâches. La gauche le sait bien, qui a gouverné dix ans le ministère de la culture sans que la sociologie des publics ne change en rien et qui a consacré l’essentiel de la croissance du budget du ministère aux grands travaux parisiens.

Il faut donc une politique culturelle de l’État. Mais cette politique, on l’a vu de plus en plus se réduire à une double logique, en vérité très pauvre. D’un côté, prise en charge directe d’institutions qui, avec les grands travaux parisiens lancés sous Jack Lang, ont pesé de plus en plus lourd et ont réduit la marge de manœuvre du ministère. De l’autre, logique de subvention confinant souvent au saupoudrage et induisant parfois des comportements clientélistes.

Si la crise de la politique culturelle se manifeste, d’abord, comme une crise financière, il y a, au-delà de cet aspect financier, une logique qui est aujourd’hui à bout de souffle. Il faut repenser le sens et les modalités de l’action culturelle. J’en ai eu le sentiment dès mon arrivée à ce ministère. C’est pourquoi, j’ai créé une commission de refondation dont vous avez bien voulu accepter, Jack Ralite, de faire partie et dont j’ai demandé à un homme de très grande expérience, Jacques Rigaud, d’assurer la présidence.

Je voudrais, d’abord, décrire les aspects de la crise de la politique culturelle, puis rappeler ce qui me semble constituer le cœur intangible des missions de l’État, enfin vous dire le nouveau rôle de l’État dans une politique culturelle, qui est désormais, et qui sera de plus en plus, une politique à multiples acteurs.

1. Les aspects de la crise.

La crise de l’action culturelle a, indéniablement, un aspect financier.

Dans une situation économique et budgétaire difficile, le président de la République a hissé et maintenu le budget du ministère de la culture à 1 % du budget de l’État. J’ai décidé, à l’intérieur de ce budget, de préserver les moyens alloués aux arts plastiques et au spectacle vivant.

Il n’empêche que, depuis 1983, avec le gouvernement de Pierre Mauroy, les financements de l’État ont connu à maintes reprises, annulations, gels, coupes. Les annonces ne sont pas toujours suivies d’effet, certes. Mais un sentiment de précarité et d’inquiétude habite les professions de la culture.

Dans ce contexte, le budget de fonctionnement des grands travaux effectués essentiellement à Paris – Opéra, Bibliothèque nationale de France, La Villette, Grand Louvre – atteint à présent deux milliards, hors personnels. Nous ne pouvons qu’en tenir compte. Cela ne peut pas ne pas retentir sur les moyens disponibles pour les autres secteurs de la culture.

Si les financements de l’État connaissent des aléas, ceux des collectivités locales aussi. À droite comme à gauche, on voit parfois ces dernières connaître des conflits de priorités dont la culture sort rarement gagnante. Pour le maire RPR de Corbeil-Essonnes qui coupe la subvention de sa compagnie théâtrale, il y a le maire socialiste de Rouen qui renonce à construire une bibliothèque municipale à vocation régionale pourtant très nécessaire.

Cette crise financière est, aussi, une crise du sens.

Le sens, la finalité des aides publiques sont-ils toujours clairs, pour ceux qui les distribuent, comme pour ceux qui les reçoivent ? Je ne le crois pas. Les uns refusent toute discussion et se comportent comme si ces aides étaient une créance sur l’État. Les autres multiplient les arguments pour les justifier, expliquant notamment que leur activité crée des emplois.

Ce n’est pas faux. J’ai moi-même, à plusieurs reprises, souligné ce point. Je ne peux m’empêcher d’observer que ces argumentaires ont, souvent, pour effet de diluer ce qui me semble la mission essentielle : la rencontre des publics et la réponse à leurs besoins. Enfin, la répartition de ces aides est elle-même très sévèrement discutée à l’intérieur des professions qui en bénéficient.

La soirée du 3 juin, aux Bouffes-du-Nord, n’a-t­elle pas fait émerger une fracture entre les uns, qui seraient des « oubliés », et les autres, qui seraient des « nantis ». Pourquoi aider ? Qui aider ? Comment aider ? La question nous est aujourd’hui posée par ceux-là mêmes qui sont aidés… et par ceux qui ne le sont pas.

Pourtant, demeure dans notre pays un accord profond sur la politique culturelle.

À part l’extrême-droite, aucune formation politique ne s’en prend à l’idée même de politique culturelle. L’ultralibéralisme la rejette abstraitement. L’extrême-droite, qui ne conçoit la culture que dirigée, la dévoie. Mais l’histoire de la Ve République révèle, qu’en dépit des alternances, une réelle continuité d’inspiration et d’action marque cette politique menée depuis près de quarante ans.

Pourquoi ? Parce que la culture, par l’élaboration, la diffusion et la fréquentation des œuvres de toute nature qui en sont l’expression, est le domaine par excellence de la liberté de chacun et de sa souveraine appréciation.

Le fondement de l’action publique en faveur de la culture est donc politique, au sens le plus élevé du terme. Le sens de la politique culturelle est d’accomplir la démocratie, c’est-à-dire de donner à chacun, par un accès effectivement égal aux œuvres de l’esprit, la possibilité de se former une conscience citoyenne dans sa plénitude. La culture est donc au cœur d’un projet de société.

Si une politique culturelle est, plus que jamais, nécessaire en France, la question qui se pose est de savoir si l’État doit encore y jouer un rôle central ou moteur, alors que les pôles d’initiative et de responsabilité se sont multipliés et diversifiés, en grande partie par l’effet même de la politique menée par l’État, depuis plus d’un tiers de siècle. J’y viens à présent.

2. L’État : référence, garant des normes et arbitre, soutien aux valeurs de la culture, face aux seules lois du marché.

C’est en vérité une vue singulièrement réductrice que celle qui limite la demande d’État à des sollicitations budgétaires. On attend bien plus et autre chose de lui. À mon sens, dans notre pays, dans sa politique culturelle, l’État est et doit s’affirmer plus encore : comme référence ; garant des normes et arbitre ; soutien aux valeurs de la culture, face aux seules lois du marché.

L’État s’incarne comme référence, dans sa manière d’exercer ses responsabilités, dans la gestion des grandes institutions culturelles et patrimoniales que s’est donnée la nation, qu’il s’agisse de la Comédie française, de la Bibliothèque nationale, du Louvre ou de Versailles. De la manière dont l’État gère et valorise son domaine, dépend la manière dont les collectivités territoriales gèrent et valorisent le leur. Tout nous le montre.

C’est un rôle essentiel, mais redoutable, que de servir de référence. L’État gaspilleur induit soit des comportements de gaspillage, soit encore des réactions, souvent démagogiques, de rejet de la dépense culturelle. L’État raisonnable, et surtout celui qui se donne pour but l’élargissement des publics de la culture, est toujours suivi par les collectivités territoriales.

Le rôle normatif de l’État n’est pas moins irréductible. Si fort que soit le mouvement de décentralisation, nul ne songe à remettre en cause le régime qui, dans l’ordre du droit, s’applique à bien des activités culturelles.

Formation et sanction des compétences : qu’il s’agisse de l’architecture, des arts plastiques, des arts du spectacle vivant, de l’histoire de l’art, de la muséologie, de la bibliothéconomie, ou du cinéma, de grands établissements d’enseignement supérieur, placés sous la responsabilité de l’État, existent depuis longtemps.

Ils ont, dans l’ensemble, mieux résisté que l’université, en se modernisant dans leurs équipements et dans leurs méthodes : voyez l’École nationale du patrimoine, ou l’école des bibliothèques de Villeurbanne.

Mais il faut bien voir que ce qui est recherché à travers la norme juridique ou technique, c’est la garantie du meilleur accomplissement possible de la mission de service public. Ce que la norme permet de viser, c’est la compétence professionnelle, l’adéquation des équipements et des services proposés, et enfin, un fonctionnement respectueux des principes qui sont ceux du service public : continuité, égalité d’accès, pluralisme.

L’exemple récent d’Orange nous montre, à tous, que l’État doit continuer de jouer ce rôle, s’en donner les moyens, sans rien renier de la décentralisation.

Ministre de la culture, je conçois mon rôle comme celui d’un garant, voire un arbitre, dans un pays où les clivages sont accusés, et l’État souvent trop mal aimé. Je laisse à d’autres les prises de position partisanes. Je me veux le gardien de l’esprit de tolérance.

Enfin, l’État doit soutenir les valeurs de la culture face aux seules lois du marché. Quels sens auraient les aides publiques, si elles n’avaient pas celui-là ? J’admets volontiers que le besoin de soutien ne soit pas le même dans tous les secteurs de la culture.

Une industrie comme le livre pourrait sans doute exister sans le ministère de la culture. Mais pourrait-elle proposer la même offre ? Avec vingt-trois milliards de chiffre d’affaire par an, le livre a-t-il besoin des quelque cent millions d’aide que distribue le Centre national du livre, en très grande majorité sous forme de prêts et non de subventions ?

La réponse est oui. Ces cent millions permettent d’éditer, sous des formes accessibles au plus large public, des textes qui resteraient sinon confidentiels. Je prends l’exemple de l’édition parce que l’aide y est très clairement conditionnée à un souci de diffusion. Ce souci de diffusion doit être celui de tous les secteurs de la culture.

3. La refondation de la politique culturelle l’État partenaire.

Les statistiques le prouvent : les dépenses culturelles de l’État, cataloguées comme telles, représentent 20 milliards de francs, soit plus de 27 % du total des dépenses culturelles publiques – collectivités locales comprises – ; les crédits relevant du ministère de la culture n’atteignent que quatorze milliards et demi, soit environ 20 % des budgets culturels publics.

Même si l’on peut épiloguer sur le caractère effectivement culturel de tel ou tel chapitre d’un budget ministériel, nul ne peut nier qu’il y a des actions à finalité culturelle à l’éducation nationale, à la jeunesse et aux sports, aux affaires étrangères, à la coopération, mais aussi à l’agriculture, à l’équipement et à la ville. Au vrai, il n’est pas de département ministériel qui, de quelque manière, ne s’intéresse, fût-ce tangentiellement à la culture.

Je vous livre une observation qui, pour certains, est depuis longtemps une vérité d’évidence : la culture n’est pas seulement un secteur de l’action gouvernementale, c’en est une dimension.

Dans ce contexte de compétences ministérielles, les méthodes d’action élaborées pour les mettre en œuvre, surtout depuis les années quatre-vingt, ont conduit la politique culturelle à mettre l’accent sur la création et sur les artistes dont le ministère s’est fait volontiers le porte-parole, voire le défenseur. Il s’en est suivi bien des effets positifs. Chemin faisant, on a quelque peu oublié le public.

Sans prise directe sur l’audiovisuel, sur l’école, sur les pratiques d’amateur et sur la diffusion de la culture scientifique et technique, la politique culturelle s’est, en fait, condamnée à ne toucher qu’une partie de la population. Elle a encouragé les responsables culturels, y compris la plupart des meilleurs et des plus motivés, à ne viser qu’une croissance du public à la marge.

Les méthodes d’action, comme les obligations de service public des acteurs de la politique culturelle devront intégrer cette dimension indispensable, cette préoccupation de tout responsable culturel : aller vers le public.

Dans un ordre d’idées proche et connexe, se pose le problème de la dimension sociale de la politique culturelle.

Dès lors que l’action publique, dans ce domaine, ne se limite pas à répondre aux besoins d’un public spontanément acquis aux pratiques culturelles, elle a nécessairement une dimension sociale. C’est évidemment le cas de la politique culturelle française depuis son origine. Mais dans le contexte actuel, il arrive que l’on exalte la politique culturelle, comme l’un des éléments de la lutte contre la fracture sociale, ou l’exclusion, qui en serait la forme la plus visible.

Pas plus que la bonne littérature, on ne fait de bonne politique avec de bons sentiments. La politique culturelle ne saurait être une annexe de la politique sociale. Simplement, les deux doivent converger, en bien des points du territoire et de la société.

Les actions dont il est question ici ne requièrent pas seulement une grande imagination, mais beaucoup de rigueur et aussi d’exigence. Non seulement de la part de ceux qui les conduisent, mais peut-être plus encore chez ceux qui en sont, volontairement, les destinataires. Raison de plus pour affirmer que l’urgence sociale, sous toutes ses formes, ne saurait conduire à instrumentaliser la politique culturelle.

Pour autant, c’est un point essentiel. La politique culturelle doit conjuguer et concilier liberté de création – la plus grande possible –, et utilité sociale – la plus large possible. Comment y parvenir ? C’est là que réside la nouvelle donne culturelle que je propose aux partenaires de la politique culturelle.

Comment cela peut-il se réaliser ? La réponse est simple dans son principe, sans doute complexe dans ses modalités, affaire de volonté dans sa réalisation. Nous vivons dans une société où le contrat – entre les hommes, entre les partenaires sociaux, entre les institutions – devient, de plus en plus et c’est heureux, le mode de relations et de coopération.

Il est donc normal que j’appelle de mes vœux l’émergence d’un nouveau contrat social pour la culture. Je souhaite que les relations entre l’État et ses partenaires – collectivités territoriales, acteurs de la culture, associations – se contractualisent et que ces contrats portent, avec clarté, sur les moyens et les missions que les uns et les autres auront arrêtés en commun.

Une politique de convention inscrite dans la durée, avec des cahiers des charges qui seront autant d’obligations réciproques, de droits et de devoirs librement consentis : c’est ce type de relations qui nous permettra d’atteindre, ensemble, nos objectifs : rééquilibrer Paris et la province ; rééquilibrer les villes et les campagnes, les centres-villes et les périphéries ; assurer, à tous les Français, partout sur le territoire national, un véritable service public de la culture.

Cessons donc, dans ce domaine singulier, d’opposer droite et gauche et d’évoquer un désengagement de l’État, au profit d’un dialogue fondé sur le respect et la responsabilité : c’est de cela, aussi, que les Français ont besoin.

Pas plus dans ce domaine que dans les autres, l’État ne peut et ne doit tout. Parce que la culture c’est, avant tout, une certaine idée de l’histoire en train de se faire, il lui revient, cependant, de permettre à ceux qui protègent, à ceux qui créent, à ceux qui diffusent la culture, d’inscrire leur action dans le long terme.