Texte intégral
Le Figaro Magazine : À l'Est, au Sud, vous venez de rencontrer une « Europe des pauvres » ...
Michel Barnier : Pour faire naître cette grande Europe unie que pressentait le général de Gaulle – et qu'a rendu possible la chute du Mur de Berlin –, il reste bien du chemin à parcourir : car « possible » n'est pas « facile ». L'état des lieux varie selon les pays que j'ai visités (et dont beaucoup ont vécu, pendant cinquante ans, en marge de la démocratie et de l'économie de marché) ; mais une période de transition apparaît indispensable pour chacun d'entre eux. Le produit intérieur brut des dix pays de l'Europe centrale, par exemple, ne dépasse pas celui des seuls Pays-Bas ; et leur démocratie reste fragile.
Mais on est impressionné par leur courage, leur détermination ; par leur demande de solidarité politique et de sécurité commune plus encore que d'économie ; et par les réformes et le travail engagés par eux en quatre ou cinq ans.
Le Figaro Magazine : Y a-t-il un calendrier des adhésions ?
Michel Barnier : À Madrid, il a été décidé – à la demande en particulier de Jacques Chirac – que les douze pays candidats seraient placés sur la même ligne de départ dans le processus d'adhésion en 1998, six mois après la fin de la conférence intergouvernementale en cours. Cela ne signifie pas que ces pays adhéreront tous en même temps : les négociations tiendront compte de l'état de préparation propre à chacun. Il n'y aura pas de raccourcis mais pas, non plus, de ralentissements injustifiés.
Inutile de se raconter d'histoire : adhérer à l'Union européenne, c'est un choc économique et politique, parce que chaque pays doit s'engager à reprendre à son compte l'acquis communautaire et toutes les règles, toutes les directives du marché unique.
Le Figaro Magazine : Ces pays en seront-ils capables ?
Michel Barnier : Tous se préparent activement.
Le Figaro Magazine : On sait le stress que représente l'adhésion, même pour des pays moins mal portants...
Michel Barnier : Je pourrais vous citer des directives très difficiles à mettre en œuvre chez nous. S'agissant de l'environnement par exemple, j'ai quelque raison d'en avoir des souvenirs précis.
Le Figaro Magazine : Et s'il s'agit de pays plus fragiles ?
Michel Barnier : Il faudra les aider. Par des crédits – bien sûr –, mais l'aide ne doit pas être seulement financière : ces pays ont besoin de conseils, d'expertise, de coopération technique. Nous les aidons à se former, à bien comprendre la mécanique communautaire. Déjà, nous recevons leurs stagiaires, nous formons des cadres pour tel pays d'Europe centrale au titre de la coopération policière, douanière ou judiciaire ; l'idée a été lancée de créer dans chaque capitale un « institut de droit communautaire », pour que les jeunes juristes, avocats ou hauts fonctionnaires de ces pays apprennent ce droit européen plutôt que le droit anglo-saxon...
Le Figaro Magazine : Pensez-vous que ces pays soient d'abord demandeurs de « mécanique communautaire » ? N'espèrent-ils pas aussi quelque chose de plus chaleureux ?
Michel Barnier : Cette mécanique est en effet complexe. Même pour nous ! Elle est complexe parce que nous sommes différents et que nous voulons voir respecter nos identités nationales. Mais, évidemment, pour ces pays la première aspiration est politique, culturelle. Leur espoir peut s'exprimer dans ce que m'a dit un jour à Prague Vaclav Havel : « Ne vous y trompez pas ! Notre ambition n'est pas d'abord de vous vendre nos machines-outils et d'acheter vos tomates, elle est d'adhérer à une communauté politique. »
Le Figaro Magazine : Autrement dit ?
Michel Barnier : Que voulons-nous faire de l'Union européenne ? Un supermarché, seulement parachevé par la monnaie unique ? Ou voulons-nous transformer cette communauté économique en une puissance politique ? La plupart des pays candidats ont envie de partager avec nous ce second objectif. Un virage historique est à notre portée : élargir l'Europe jusqu'à sa dimension naturelle, géographique. Et superposer à la dimension économique – financière, technique – une véritable dimension politique et humaniste.
Le Figaro Magazine : La vitesse acquise nous porte plutôt vers une Europe technicienne, comptable.
Michel Barnier : Sans doute fallait-il commencer par là et créer les outils d'une puissance économique capable de parler d'égale à égale avec les autres grandes régions du monde.
Le Figaro Magazine : Les Japonais vous diront qu'ils connaissent la voix des divers États d'Europe, mais non celle de l'Europe...
Michel Barnier : C'est exact sur le plan politique. C'est inexact sur les plans commercial et technique lors des négociations du GATT, c'est la voix de l'Europe qui s'est fait entendre.
Le Figaro Magazine : Ce « virage historique », à quelles conditions peut-il être pris ?
Michel Barnier : D'abord, il faut mettre l'Union en état de supporter l'élargissement : c'est-à-dire réussir la conférence intergouvernementale. C'est cette conférence qui doit donner à l'Union les instruments de la puissance politique.
Jacques Chirac a proposé à nos partenaires de doter l'Europe d'un visage et d'une voix en matière de politique étrangère : ce « haut représentant » de l'Union agirait pour la politique étrangère et la sécurité commune, avec des mandats précis ; afin que, dans les grandes affaires touchant l'Union européenne (son élargissement, ses relations avec la Russie, la stabilité en Méditerranée et au Moyen-Orient par exemple), nous puissions parler d'une seule voix – s'il existe, bien entendu, une volonté politique des chefs d'État et de gouvernement.
L'autre enjeu de la conférence est de rapprocher de l'Union les citoyens, sur les sujets qui intéressent leur vie quotidienne, tels l'emploi, ou l'environnement, ou la sécurité. Face à des fléaux qui frappent à l'échelle des continents – la drogue, la corruption, les trafics, le terrorisme –, des réponses communes (et dans certains cas des réponses communautaires) sont indispensables. On ne pourra maîtriser par ailleurs les flux d'immigration sauvage si les politiques sont dissemblables d'un pays d'Europe à l'autre.
Nous devons répondre à ces questions, à cette Europe de la sécurité, avant de mettre en œuvre l'élargissement.
Le Figaro Magazine : Revenons aux pays européens de l'Est et du Sud. Vos impressions ?
Michel Barnier : La vocation à adhérer à l'Union est reconnue à douze pays ; autrement dit les trois pays Baltes (l'Estonie, la Lituanie, la Lettonie) ; les sept d'Europe centrale (la Pologne, la République tchèque, la République slovaque, la Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie, la Slovénie). Et deux îles méditerranéennes Chypre et Malte. Ces douze ne se ressemblent pas.
Le Figaro Magazine : Les Baltes ?
Michel Barnier : À l'évidence, ceux-là ont une identité commune. Pays très émouvants : souvenez-vous de cette longue chaîne humaine qui fut tendue entre leurs trois capitales – Vilnius, Riga, Tallin –, ces centaines de kilomètres d'hommes et de femmes se tenant par la main, en août 1989, pour réclamer le retour de l'indépendance des États Baltes. Les pays Baltes ont grand besoin de sécurité. Ils sont autant impatients d'adhérer à l'OTAN qu'à l'Union européenne.
Le Figaro Magazine : La Pologne ?
Michel Barnier : Avec ses quarante millions d'habitants, c'est le plus grand des futurs adhérents ; quand l'Europe sera élargie, la Pologne jouera un rôle encore plus important à l'Est. Quant à l'aspect interne, récemment le président de la FNSEA – Luc Guyau – me disait que, si le niveau de vie de la Pologne s’élevait, il y aurait chez nous, sur le plan agricole, moins de raisons de craindre l'élargissement : ces pays importeront alors davantage qu'ils n'exporteront.
Le Figaro Magazine : Et l'Europe centrale ?
Michel Barnier : La République tchèque est bien préparée, sous l'impulsion de son président et de son premier ministre – qui n'ont pas le même tempérament mais savent travailler ensemble.
La Slovaquie, économiquement prête, ne l'est pas encore politiquement ; ses dirigeants m'ont dit eux-mêmes qu'ils n'espéraient pas l'adhésion avant une quinzaine d'années.
La Hongrie se prépare très activement.
Deux pays appartiennent à l'aire francophone : la Roumanie et la Bulgarie. Avec eux, nous devons avoir une relation particulière ; il nous faut les aider davantage.
La petite Slovénie sera, sans doute, parmi les premiers pays à adhérer à l'Union européenne. Son niveau de vie est plus élevé que celui de la Grèce ; or la Slovénie est une fraction de l'ex-Yougoslavie, au même titre que la Serbie, la Croatie ou la Bosnie qui, elles, se sont fait la guerre – et quelle guerre ! – depuis six ans. L'exemple slovène peut, à mon sens, conduire la région à davantage de stabilité.
Le Figaro Magazine : Mais les Slovènes, dans l'Histoire, ont été des satellites en orbite germanique, contrairement aux Serbes...
Michel Barnier : Sans doute. Cependant les Slovènes ont appartenu aussi à l'ensemble yougoslave. Si la Slovénie adhère à l'Union européenne, nous aurons une tête de pont dans les Balkans et peut-être cela donnera-t-il envie aux peuples de l'ancienne Yougoslavie de choisir définitivement la paix et la démocratie. Cette condition n'est pas suffisante, mais elle est nécessaire.
Le Figaro Magazine : Parlez-nous de la Méditerranée.
Michel Barnier : Il y a Malte : son adhésion ne soulèvera pas grandes difficultés, si Malte se réforme pour maîtriser les mouvements et certains trafics passant par l'île. Et si le processus d'adhésion n'est pas remis en cause après les prochaines élections.
Et puis il y a Chypre. C'est le pays candidat le plus proche du Moyen-Orient ; et c'est un pays très problématique, comme on vient – hélas ! – de le constater à nouveau il y a quelques jours. Chypre est coupée en deux depuis 1974 : d'un côté des Grecs, de l'autre des Turcs, dont certains sont arrivés récemment et n'ont pas forcément l'esprit chypriote. Le seul élément nouveau depuis l'invasion de l'île et sa division, c'est la perspective de l'adhésion à l'Union européenne. Les pays membres de l'Union ont posé comme condition que l'adhésion de Chypre se fasse au profit de l'ensemble de sa population, ce qui doit signifier sa gestion par un État fédéral, bicommunautaire en quelque sorte.
C'est à Chypre que l'idée d'un haut représentant de l'Union pour la politique étrangère commune trouverait un terrain idéal d'application.
Le Figaro Magazine : Mais tout le monde en Europe n'est pas acquis à cette idée !
Michel Barnier : Si nous n'arrivons pas à donner voix et visage à l'Union européenne, il ne faudra pas s'étonner alors que nos diplomaties restent parallèles et parfois concurrentes ; ni que l'Union soit réduite à faire quelquefois de la sous-traitance ou le service après-vente des Américains, sur notre propre continent.
L'autre jour, en Irlande, M. Clinton disait que les États-Unis doivent « continuer à exercer le leadership » en Europe ; si tel devait être le cas, ce serait bien notre faute ! Pourtant les Européens ont prouvé que lorsqu'ils étaient capables de parler d'une même voix sur des sujets précis, non seulement ils se faisaient entendre mais ils pouvaient gagner.
Nous avons besoin des Américains : ce sont nos alliés, et durablement ; c'est en accord avec eux, dans l'Alliance atlantique, que nous voulons organiser notre défense et notre sécurité.
Mais alliance ne signifie pas tutelle.
Le Figaro Magazine : Une alliance se crée contre un ennemi commun – et identifié. Or l'Europe n'a plus d'ennemi conventionnel, mais des ennemis virtuels...
Michel Barnier : Depuis sept ou huit ans, les menaces ont changé de nature : elles sont liées désormais au terrorisme, aux trafics, au fondamentalisme : elles peuvent surgir de conflits, régionaux ou locaux mais capables d'engendrer des troubles sur le continent européen tout entier.
Le Figaro Magazine : Et si Washington n'a pas la même vision que les Européens, ni les mêmes intérêts ?
Michel Barnier : Il faut adapter les missions de l'Alliance atlantique, réformer en profondeur l'OTAN, et faire émerger au sein de cette alliance une identité européenne de défense. Cette réforme est en cours comme l'a personnellement souhaité et proposé le président de la République.
Il ne s'agit pas d'être agressif envers les Américains, bien sûr, mais de savoir si l'Europe sera « européenne », pour reprendre une formule du général de Gaulle.
Le Figaro Magazine : La façon dont de Gaulle voyait l'Europe est-elle encore partagée ?
Michel Barnier : Depuis la poignée de main entre de Gaulle et Adenauer, j'ai toujours pensé qu'être européen et gaulliste, c'était la même chose. De Gaulle avait aussi, avec la coopération franco-allemande, l'idée d'un axe stratégique pour la construction de l'Europe. Cet axe restera nécessaire même s'il ne doit pas être exclusif. Mais ce qui a profondément changé depuis, c'est la nature du monde dans lequel nous vivons. Il n'est plus « bipolaire » comme aux temps de la guerre froide.
Le Figaro Magazine : Et dans ce monde redevenu « multipolaire », que préconiserait la vision gaullienne ?
Michel Barnier : Préserver, développer encore la place et l'influence de la France dans le monde, notre langue, notre recherche, nos entreprises, notre culture. Mais il faut appuyer cette influence sur une puissance économique, qui ne peut être celle seulement de notre pays tout seul : si nous devions voir se réduire notre poids économique, il faudrait craindre que notre influence culturelle et politique ne s'en trouve affaiblie.
Le Figaro Magazine : Comment concilier la « particularité française dans le monde » avec une Europe qui parlerait d'une seule voix, montrerait un seul visage ?
Michel Barnier : Une politique étrangère commune n'est pas une politique unique. Il faut, en effet, une politique de sécurité commune ; mais restons aussi capables – selon les sujets, les lieux et le moment – d'agir de notre propre initiative en mettant ces initiatives au service de tous. Quand Hervé de Charette reste quinze jours au Proche-Orient à la demande du président de la République, il est clair qu'il agit au nom de la France ; mais si la France n'avait pas ainsi été présente et active dans cette crise, l'Europe elle-même aurait été absente !
Le Figaro Magazine : La France a-t-elle fait, dans cette conférence, d'autres propositions politiques pour préparer l'Union à l'élargissement ?
Michel Barnier : Oui, dans cette conférence intergouvernementale (CIG) il nous faut obtenir dans l'intérêt de tous des institutions plus efficaces, un autre système de vote, une commission plus restreinte et plus collégiale, la possibilité de coopérations renforcées pour que l'Europe n'avance pas au rythme du pays le moins pressé. Mais encore une meilleure association des parlements nationaux à l'élaboration de nouvelles politiques de l'Union. Enfin, Alain Juppé a proposé à nos partenaires un mémorandum sur le modèle social européen dans lequel nous défendons des idées qui intéressent en réalité tous les pays européens, comme celle des missions de service public par exemple.
Le Figaro Magazine : L'avance allemande en Europe de l'Est n'est-elle pas déjà trop forte pour que la France, dans cette région, espère mieux qu'un rôle marginal ?
Michel Barnier : L'augmentation du niveau de vie à l'Est, les besoins d'équipement et les exigences de la modernisation sont une chance économique pour l'Union ; c'est un marché considérable. Les entreprises allemandes l'ont bien compris.
Plus généralement, notre chance est que l'Allemagne ait choisi la construction européenne. J'ai entendu Helmut Kohl dire qu'avant de quitter le pouvoir il voulait que le processus de l'Union soit irréversible : « Il faut, insiste-t-il, que l'Allemagne soit européenne. » On ne freinera pas le dynamisme et l'influence de l'Allemagne par la contrainte ; on peut l'intégrer dans un ensemble européen où la France et l'Allemagne joueront ensemble un rôle moteur dans une vraie confiance réciproque. C'est ce dont témoignent les rencontres désormais fréquentes entre le président français et le chancelier allemand.
Le Figaro Magazine : Et comment rattraper notre retard dans les pays d'Europe centrale ?
Michel Barnier : Ne reprochons pas aux ministres allemands de parcourir chaque mois ces pays. Soyons aussi actifs qu'eux ! Il faut être présent partout, ce qui n'a pas toujours été le choix des gouvernements français depuis une quinzaine d'années. J'ai observé, dans mes déplacements, que nos voisins ont souvent plus confiance en la France que les Français eux-mêmes : voilà de quoi réfléchir.