Articles de MM. Laurent Fabius, président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale, Werner Hoyer, ministre allemand chargé des affaires européennes, et Philippe Séguin, président RPR de l'Assemblée nationale, dans "Le Monde" le 7 septembre 1996 ("Une dernière chance pour sauver l'Europe"), le 12 ("Laurent Fabius se trompe") et le 19 ("Europe : voici pourquoi Laurent Fabius a raison").

Prononcé le

Intervenant(s) : 
  • Laurent Fabius - Président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale ;
  • Werner Hoyer - Ministre allemand chargé des affaires européennes ;
  • Philippe Seguin - Président RPR de l'Assemblée nationale

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Le Monde : 7 septembre 1996

Une dernière chance pour sauver l'Europe - Par Laurent Fabius

Dans le marasme actuel, même les plus Européens d'entre nous en viennent à s'interroger. L'Europe est évidemment au cœur de beaucoup de nos choix. Elle l'est en matière monétaire : le dollar fluctue au gré des intérêts américains ; cela fait mal à notre économie comme à celle des Allemands ; l'euro pouffait offrir une ligne d'offensive et de résistance. Seulement voilà, pourquoi adopter l'euro si on refuse de lui faire jouer le rôle ? En matière politique aussi, l'Europe devrait constituer un pôle d'équilibre et de développement, mais n'est-ce pas un leurre lorsqu'elle n'est pas même capable de s'entendre sur la Bosnie ou sur l'Irak ?

En matière sociale, nous avons bénéficié jusqu'ici d'un haut niveau de protection. Nous le préserverons mieux si nous défendons en commun nos positions, mais comment y parvenir si on réduit peu a peu le service public sous les coups de boutoir de la concurrence et si on entretient la fiction d'un domaine social placé hors compétence européenne ? Bref, à quoi bon l'Europe si elle doit, au mieux, être celle des anti-européens ?

J'ai voté et fait campagne pour le traité de Maastricht. Non par amour pour chaque détail de celui-ci, mais parce qu'un refus de la France aurait à coup sûr marqué l'arrêt de toute construction européenne. Aujourd'hui, certains nous proposent de dénoncer ce traité : je n'en suis pas, dans la mesure où un recul aussi cinglant risquerait de durer des décennies – on se souvient du long échec de la Communauté européenne de défense. Pour autant, j'ai conscience qu'il faut donner un sérieux coup de barre et corriger rapidement la trajectoire européenne : c'est ce à quoi devrait servir l'actuelle conférence inter-gouvernementale (CIG).

Or la France se contente jusqu'ici d'être une sorte de figurante, à la lisière de ce désert des Tartares. Aucune des décisions majeures et urgentes dont l'Europe a besoin n'a vraiment avancé dans ce trop prudent cénacle ou en parallèle. Pas une des questions fondamentales que soulève la nouvelle stratégie économique à suivre pour sortir du chômage n'a été évoquée, ou a fortiori résolue.

L'euro sera-t-il demain un outil de relance, un instrument d'échange et de stabilité capable de rivaliser avec les deux autres super-monnaies ou bien deviendra-t-il, sous la férule d'un pouvoir bancaire saris légitimité ni contrôle, une unité de mesure réduite à sa plus étroite dimension ?

Les critères de convergence s'imposeront-ils comme une nouvelle contrainte ou bien, ainsi que le permettent les textes, admettra-t-on que ce soit « en tendance » que les économies européennes convergent ? Budget et fiscalité s'accommoderont-ils de l'euro, s'en affranchiront-ils, ou bien s'y soumettront-ils ? Mystère !

Au sein même de la Conférence, la solution des problèmes institutionnels n'a pas vraiment avancé. Sur la légitimité du Parlement européen, sur la responsabilité du Conseil, sur l'évolution nécessaire d'une présidence tournante devenue inopérante, rien de concret ! Sur la démocratisation des processus européens de décisions, sur l'amélioration de leur efficacité et de leur lisibilité, pas davantage. L'examen de ces points a été renvoyé à plus tard. Pendant ce temps, l'échéance de l'Élargissement se rapproche…

Quant à la dimension sociale qui devrait redonner à l'Europe un peu de sens et de chair, la Conférence de Turin confirme que les classes moyennes et modestes verront leurs problèmes traités sur le modèle de l'orthodoxie libérale. Cela ne les rassurera pas vraiment Au point que la présidence irlandaise s'est retrouvée isolée lorsqu'elle a proposé – c'est bien le moins – que l'emploi figure en tant que tel comme un des objectifs majeurs de l'Union.

Il est temps de choisir entre trois solutions. On ne dessine pas le futur d'un continent les yeux bandés.

Soit on ne change rien. L'Europe, sourde au mécontentement des salariés, muette devant la colère des consommateurs, aveugle à l'anxiété des citoyens, continue une politique de la vache crevée au fil de l'eau. Trébuchant tous les six mois de sommet pour presque rien en conférence pour pas grand-chose, n'offrant à l'ail des caméras que l'agitation ésotérique de ses « marathons aux pendules arrêtées, l'aventure n'ira pas loin.

Quels que soient les replâtrages de façade et les embrassades vides à ris-sue de réunions vides pour signer des documents vides, les gouvernants auront finalement conduit à l'échec la belle idée de Jean Monnet. Les gens en auront tout simplement assez. Ils diront non, rejetteront en bloc, monnaie, sécurité, réglementation. La chance sera ainsi passée. Le triste temps du repli sur soi commencera.

Soit on continue d'avancer, mais dans une direction contestable, laissant les destinées de l'Union européenne entre les mains de ceux qui rêvent de l'étouffer. Paris et Berlin, faussement proches mais en réalité malheureusement assez éloignés ; l'Europe, comme la grenouille de la fable, ne cessant de grossir sous la pression intéressée des conservateurs britanniques. Victime d'institutions trop fragiles et qui flotteront à vingt ou trente, cette Europe-là ne sera bientôt qu'un terrain vague commercial, une baudruche internationale lancée de l'Atlantique à l'Oural dans une course à la déréglementation économique qui aboutira au démantèlement de sa propre protection sociale. Le service public en sortira affaibli, et avec lui la cohésion de nos démocraties.

Réduite à la seule loi des marchés, injustement confondue avec ceux qui l'auront conduite à l'échec, incapable de défendre l'emploi dans ses usines, la démocratie dans ses couloirs et la paix à ses frontières, l'Europe n'en réchappera pas. Les Français ne seront pas les derniers à en être fatigués.

Reste une dernière solution pour sauver l'Europe et rassurer ses habitants. Je la crois encore possible. Au lieu d'une stratégie gouvernementale dirigée contre une inflation qui n'existe plus, la France décide de mettre en œuvre une politique monétaire plus souple, une politique économique plus dynamique, une politique salariale plus ouverte, une politique budgétaire vigilante. Cette nouvelle politique s'accompagne d'une inflexion européenne notable qu'il est encore temps d'organiser et de manifester devant la Conférence intergouvernementale, après une discussion franche avec l'Allemagne. À condition qu'on retrouve le courage de parier.

L'alternative, alors, sera simple. Ou bien nous serons entendus (préservation de l'identité sociale de notre continent, monnaie au service de son expansion économique, relance continentale au bénéfice de l'emploi, architecture institutionnelle enfin synonyme d'efficacité et de transparence), et, plutôt que d'attendre 1998, année ponctuée d'élections en France comme en Allemagne, nous ne devrons pas perdre un instant pour remettre l'Europe sur ses rails. Ou bien nous serons ignorés, et il faudra en tirer les conséquences au moment d'approuver ou non le texte qu'on nous présentera à l'issue de la Conférence de Turin.

De toute façon, à un stade ou à un autre, le peuple devra être consulté sur ces choix.


Le Monde : 12 septembre 1996

Laurent Fabius se trompe - Par Werner Hoyer

Dans un appel paru dans Le Monde du 7 septembre, l'ancien premier ministre Laurent Fabius souligne que la conférence intergouvernementale de l'Union européenne (CIG) est la dernière chance pour sauver l'Europe. Laurent Fabius a raison. Peut-être la CIG n'est-elle pas la dernière chance, mais nous nous trouvons confrontés, en cette fin de siècle, à des défis si importants que nous ne devons absolument pas les laisser passer sans réagir.

L'Union européenne doit s'affirmer dans la concurrence économique et technologique mondiale. Elle doit être en mesure d'accueillir les pays d'Europe centrale et orientale. Enfin, elle doit garantir à ses citoyens la paix et la sécurité aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de ses frontières.

Dans son point de vue, Laurent Fabius met en avant trois options pouvant permettre à la France, l'Allemagne et l'Union européenne d'utiliser cette « dernière chance ». La première option est de ne rien faire : tout à fait d'accord, ici, pour dire que nous ne pouvons pas continuer comme avant. La deuxième solution, explique-t-il, est de mettre en place une zone de libre-échange de l'Atlantique à l'Oural. Là aussi, Laurent Fabius a raison. Un tel développement signifierait un recul par rapport à ce que nous avons déjà atteint. Une telle Europe ne serait pas en mesure de dominer les défis que nous avons mentionnés plus haut.

La troisième option proposée par Laurent Fabius serait que la France, en accord avec l'Allemagne, fasse adopter au niveau de l'Union européenne une série de corrections concernant la politique monétaire, économique et sociale. Et, là, Laurent Fabius se trompe à de multiples égards. Son souhait d'utiliser la politique monétaire comme instrument de relance conjoncturelle et de relâcher la lutte contre l'inflation ne signifie rien d'autre qu'abandonner l'Union économique et monétaire (UEM) avant même d'y être entré.

L'UEM n'est pis un sujet de la conférence intergouvernementale, puisque les critères et le calendrier en ont été fixés à Maastricht en 1991. Ils valent toujours aujourd'hui sans restriction. Par ailleurs, il est nécessaire que les États qui entreront dans MEM s'obligent à respecter une politique de stabilité. Seul un « pacte de stabilité » fera de l'euro une monnaie' forte et assurera ainsi la compétitivité de l'économie européenne.

Laurent Fabius se trompe aussi lorsqu'il propose de placer l'emploi parmi les objectifs de l'Union européenne. Le chômage, qui touche près de 20 millions de personnes en Europe, est assurément aujourd'hui le plus grand défi politique qui soit. Mais les gouvernements nationaux ne doivent pas avoir la possibilité de se défausser de leur responsabilité en matière de créations d'emplois sur l'Union européenne. Tel serait le cas, précisément, si l'emploi devenait un objectif du traité.

La tâche de l'Union européenne consiste bien plutôt à supprimer les frontières et à lever les obstacles de toutes sortes, à améliorer la compétitivité de l'Europe, à écarter les faiblesses structurelles de son économie, et à permettre ainsi la création d'emplois.

Quant aux programmes de lutte contre le chômage financés à crédit à l'échelle européenne, programmes qui sont envisagés par beaucoup de dirigeants politiques, ils ne sont rien d'autre que des instruments tout droit inspirés des recettes d'une politique conjoncturelle obsolète. Ils ne résolvent pas les problèmes de fond du chômage, mais au contraire les accentuent.

Une quatrième option se présente donc à la France et à l'Allemagne, et cet objectif, elles doivent l'atteindre ensemble lors de la CIG : nous devons assurer durablement la capacité de décision et d'action de l'Union européenne. Cela signifie tout d'abord que l'Union doit parvenir à résoudre ses problèmes rapidement, de manière démocratique et transparente, même à 25 ou 30 membres. Pour y parvenir, il faut réviser le processus de vote au Conseil européen, la rotation de la présidence du Conseil, la participation du Parlement européen aux prises de décision, la taille et le rôle de la Commission.

D'autre part, la capacité d'action de l'Union européenne doit être améliorée, avant tout dans le domaine de la politique étrangère et de la sécurité commune (PESC) ainsi que dans la coopération concernant les affaires intérieures et la justice. Les citoyens ne comprennent pas quand l'Union européenne assiste sans agir à une guerre comme celle de l'ex-Yougoslavie ou ne parle pas d'une seule voix comme lors d'une crise comme celle de l'Irak, ces derniers jours. Les citoyens veulent être piloté gés contre la criminalité internationale ; ils veulent qu'on lutte efficacement contre le trafic de drogue et attendent des dispositions raisonnables en matière d'immigration et d'asile.

C'est pour parvenir à mettre en place une telle capacité d'action que nous avons besoin de davantage de flexibilité dans notre coopération. Un tel principe de flexibilité a été proposé par le chancelier Kohl et le président Chirac, et signifie que des États comme la France, l'Allemagne et d'autres qui veulent agir ensemble doivent pouvoir le faire. De cette manière, on favorisera le processus d'intégration et la vitesse de la flotte ne sera pas définie par le navire le plus lent.

Parallèlement, nous devons prendre au sérieux le principe de subsidiarité. Il ne faut pas que tout soit réglé au niveau européen uniquement parce que des bureaucrates ou des politiciens le veulent ainsi. Aujourd'hui comme demain, beaucoup de questions pourront être mieux réglées au niveau régional ou national.

Certes, nous avons besoin de renforcer notre action commune, mais l'Europe dont nous voulons pour le XXIe siècle sera une Europe de la diversité, une Europe des citoyennes et des citoyens qui se reconnaissent autant dans leurs racines régionales que dans leur patrie mais qui, dans le même temps, verront leur avenir commun dans une Europe de plus en plus étroitement liée dans son devenir.

(Traduit de l'allemand par Lucas Delattre)


Le Monde : 19 septembre 1996

Europe : voici pourquoi Laurent Fabius a raison - Par Philippe Séguin

Que ce soit dans une totale indifférence que le père de la désinflation compétitive prononce l'éloge funèbre du franc fort et que le même, pourtant l'un des inspirateurs du traité de Maastricht, en exige la révision, voilà qui ne manque pas d'inquiéter sur l'état du débat public en France.

À croire que sous l'avalanche des images et des sons, plus personne ne sait lire. Car l'appel de Laurent Fabius, publié par Le Monde du 7 septembre, à saisir la dernière chance pour sauver l'Europe introduit bel et bien une rupture majeure avec les positions traditionnelles des socialistes français, comme avec l'héritage de François Mitterrand, et ce sur le terrain décisif de la politique économique et de l'Europe.

Seul Werner Hoyer, le ministre allemand des affaires européennes, répliquant dans ces colonnes le 12 septembre, ne s'y est pas trompé… tout au moins pour ce qui touche à l'importance de l'événement. Après le document Lamers, le débat français sur l'Europe est une nouvelle fois alimenté d'Allemagne. Mais cette contribution prend surtout ta forme d'un rappel au règlement, en l'occurrence la stricte application des critères de convergence pour le passage à la monnaie unique. Il s'agit davantage de fermer le ban que d'ouvrir la discussion.

Cette fin de non-recevoir est paradoxale et, à mon sens, dangereuse. Paradoxale parce qu'il est contradictoire de convenir que l'Union européenne est en panne et de proposer, pour seule Issue à sa crise, le maintien des orientations qui l'ont provoquée.

Contradictoire encore d'expliquer que l'emploi et le chômage sont choses trop sérieuses pour que l'Union en traite et qu'ils relèvent en conséquence de ce même Rat-nation que le rapport Lames réduisait à une forme vide appartenant au passé.

Contradictoire, enfin, d'écarter de la Conférence intergouvernementale la monnaie unique, qui détermine l'ensemble des autres questions européennes, de la citoyenneté à l'élargissement, de la résorption du déficit démocratique à la lutte contre le chômage et les déficits publics.

Paradoxale, mais aussi dangereuse, parce qu’aucun des partenaires ne gagnera plus, désormais, à rejeter sur l'autre l'échec éventuel de la monnaie unique. L'intérêt, véritable et bien compris, de chacun de nos pays est bien plutôt, au stade où nous en sommes, d'en favoriser succès.

Il faut donc abandonner tout dogmatisme. Chacun doit se pénétrer que la monnaie unique ne pourra naître de malentendus et d'arrière-pensées croisés, l'Allemagne tentant de faire payer à la France ses réticences devant sa réunification, la France tentant de se rembourser d'avoir financé cette même réunification par l'affaiblissement de l'activité et de l'emploi.

C'est la tentation de ce « poker menteur » qu'il faut récuser, en instaurant un véritable débat sur l'avenir de l'Europe, et en s'efforçant patiemment de faire triompher la raison critique sur la résurgence des passions collectives. Et, pour commencer, en se gardant d'éluder les propos de Laurent Fabius qui, en l'occurrence, apporte de bonnes réponses à de bonnes questions.

Dans l'article de Werner Hoyer, comme dans celui de Laurent Fabius, sont proposés un constat, un objectif et une méthode d'action. Peur le premier, il s'agit surtout de maintenir le cap initial, sans sourciller. Pour le second, il s'agit de mettre en œuvre rien de moins qu'une autre politique au plan européen. Examinons, point par point, les termes des deux démarches.

Quant au constat, il est quasiment identique. La convergence économique franco-allemande s'est opérée vers la déflation, sous l'effet d'une récession Inattendue et de la sous-estimation des changements issus de la réunification allemande : l'Allemagne a éprouvé en 1995 les rigueurs de la récession, tout en voyant le chômage dépasser 10 % de sa population, niveau inconnu depuis les années 30.

La France est plus cruellement atteinte encore. Sa croissance parait étouffée depuis trop longtemps, malgré des déficits publics très lourds, tandis qu'un actif sur huit se trouve privé d'emploi. Nos deux pays ont été victimes d'une brutale accélération de l'histoire. Et la construction européenne a été la première touchée, qui s'est révélée désarmée tant face à l'explosion du chômage de masse que face au retour des tensions et de la guerre sur le continent.

Les objectifs de long terme qui découlent logiquement de l'impasse actuelle sont également partagés. La priorité doit aller à la lutte contre le chômage – qui est assurément, comme l'écrit Werner, « le plus grand défi politique qui soit » ; à la démocratisation d'institutions qui privent actuellement de toute portée réelle la citoyenneté européenne, tout en affaiblissant les citoyennetés nationales ; à la mise en place d'une diplomatie et d'une défense communes enfin, qui permettent aux Européens de reconquérir la maîtrise de leur destin et de la sécurité de leur continent.

Mais les divergences se creusent dès que l'on aborde les objectifs intermédiaires qui doivent permettre de garantir la pleine activité, la démocratie et la paix dans l'Union : le rôle de l'euro, instrument de croissance et d'affirmation de la souveraineté monétaire de l'Europe face au dollar, ou simple appendice du mark fort ; l'articulation de la Commission et du Parlement européen avec le conseil des ministres et les Parlements nationaux ; le champ et les modalités d'intervention de la diplomatie et des forces européennes.

Dès lors, les propositions d'action ne peuvent que s'écarter résolument. Laurent Fabius nous presse de rompre avec le risque de déflationniste et d'ouvrir avec l'Allemagne une négociation politiqua pour remettre la monnaie unique sur ses pieds. Werner Noyer nous exhorte à une application rigide des critères de convergence prévus par Maastricht, doublée d'un pacte de stabilité, destiné à faire de l'euro monnaie forte. Que faut-il en penser ?

Force est de constater, au nom même du principe de responsabilité par lequel Max Weber définissait l'homme d'État, qu'il faut donner raison à Laurent Fabius dont les propositions traitent de l'Europe réelle, quand Werner Hoyer nous parle d'une Europe par trop virtuelle, tenant pour moitié de l'utopie, pour moitié d'une fidélité excessive aux orientations passées.

Utopiques en effet, l'idée d'une pluri citoyenneté ancrée à la fois dans la région, l'état et l'Europe, ou celle d'une réduction du chômage fondée sur une monnaie européenne surévaluée – à l'instar du mark – par rapport au dollar. Quelque peu passéiste, la référence intangible au traité de Maastricht, dont tes critères de convergence n'ont pourtant aucune vocation à l'immortalité. La date même de 1991, rappelée par Werner Hoyer, et qui nous renvoie aux débuts d'une décennie marquée par des transformations dont nul n'aurait pu prévoir l'ampleur, montre assez, par elle-même, que les choses ne sont jamais figées.

La nécessité d'un aggiornamento sur la monnaie unique, qui passe par une clarification franco-allemande, peut d'autant moins être niée que cette révision a déjà commencé, à l'initiative de l'Allemagne d'ailleurs. De l'élargissement des marges de manœuvre du SME à 15 % jusqu'au changement du nom de la monnaie unique, rebaptisée euro en lieu et place de l'écu qui figurait en toutes lettres dans le texte du traité, les changements d’ores et déjà actés sont loin d'être minces.

S'ils restent confidentiels, c'est qu'ils ont continué à s'inscrire dans cet univers du secret qui a pour effet de construire l'Europe à l'écart des opinions et des peuples. Parallèlement, chacun convient – et Werner Hoyer le premier – que Maastricht doit être complété, parce que le traité reste muet sur l'essentiel : à savoir les conditions concrètes de gestion de la monnaie unique, une fois son principe arrêté. Révision et achèvement de Maastricht vont donc de pair. Reste à en définir la méthode.

Une première solution consiste à nier le problème pour transférer aux techniciens de la monnaie, en dernière extrémité, le soin de trouver une solution. C'est le cours actuel de la conférence intergouvernementale ouverte à Turin en mars 19 % et qui n'intéresse personne parce qu'il ne se passe rien, et parce qu'on subodore qu'il pourrait bien ne rien s'y passer tant que l'essentiel, à savoir la monnaie unique, restera en dehors de son champ.

La volonté de différer les choix et d'éviter de leur donner une charge politique trop lourde peut se comprendre. Elle recèle néanmoins un risque majeur en cas d'échec : dresser violemment les opinions européennes les unes, contre les autres.

C'est la raison pour laquelle Laurent Fabius suggère de jouer cartes sur table, en prenant acte des difficultés présentes, et en les mettant à l'ordre du jour de la conférence intergouvernementale. Cette solution n'est pas seulement logique, puisque la monnaie détermine désormais l'ensemble des questions européennes. Elle est la seule qui soit conforme au respect des procédures démocratiques d'une part, à la confiance mutuelle qui constitue l'irremplaçable acquis d'un demi-siècle de réconciliation franco-allemande d'autre part.

Oui, il est plus que temps de revenir au réel et de mettre à l'ordre du jour du prochain sommet de Dublin l'interprétation souple des critères de convergence, l'intégration de la croissance et de la lutte contre le chômage parmi les objectifs que devra poursuivre la future Banque centrale européenne, l'articulation de la monnaie unique avec les devises des États de l'Union qui n'appartiendront pas au noyau dur initial.

Oui, il est plus que temps de prévoir l'intervention des peuples et de leurs représentants pour sanctionner les réformes retenues, à l'image des garanties démocratiques exigées par la Cour de Karlsruhe pour encadrer le passage à la monnaie unique.

Voilà pourquoi Laurent Fabius a raison. Le seul reproche qui puisse lui être adressé restant sans doute de s'être trompé si longtemps pour avoir eu raison si tard.

Mais seule compte, en définitive, la signification politique de son appel. Une véritable course de lenteur se poursuit entre la France et l'Allemagne pour adapter l'Union à la nouvelle donne européenne. De cette compétition ambiguë, les peuples demeurent pour l'instant les arbitres, tant qu'ils résistent à la tentation d'envahir brutalement le terrain. C'est dire, quoi qu'ait pu écrire Werner Hoyer, la nécessité et l'urgence d'un débat salvateur.

Un seul homme, Jacques Chirac, dispose de l'autorité, de la légitimité et de la durée indispensables pour obtenir qu'il ait lieu et pour éviter ainsi que, bientôt, les choses ne tournent à la mêlée, une mêlée qui serait préjudiciable à la Fiance, à l'Allemagne, à l'Europe tout entière.