Texte intégral
La Croix - 24 juin 1996
La Croix : En tant qu’ancien ministre de la santé, quelle appréciation portez-vous sur l’affaire de la vache folle ?
Bernard Kouchner : Ce n’est pas la vache qui est folle, c’est nous ! Nous avons joué les apprentis sorciers et nous jouons avec la vie et avec notre planète. C’est le libéralisme, l’excès de productivité et de gains qui sont en cause, pas l’Europe. L’enseignement majeur de cette crise, c’est qu’il faut mettre la sécurité alimentaire sous la responsabilité de la sécurité sanitaire. Faire, comme aux États-Unis, une « Food and drug administration ». Il faut mettre ces dossiers sous la responsabilité du ministre de la santé et non celui de l’agriculture, c’est-à-dire du profit.
Je suis l’auteur de la loi de sécurité sanitaire votée en France en 1992. Je me battais en permanence avec le ministère de l’agriculture sur les problèmes de la listériose, des fromages crus, etc. Aujourd’hui, je déplore que M. Gaymard ne soit pas visible et que M. Vasseur (1) le soit trop ! Je n’exclus pas que la vache folle provoque une grande épidémie. Vous savez que tous les produits dérivés du bœuf – conserves, gélatine – sont encore en vente. Or moi, en 1991 et 1992, j’ai fait retirer tous les médicaments à base de bœuf. Je savais déjà. J’ai encore les lettres que j’ai adressées à la direction de la santé en France pour prévenir du risque de la vache folle. Seulement, on n’a pas fait de dispositif contraignant parce que c’était la loi du profit. C’est ça qui est immoral. Finalement, cette crise de la vache folle coûtera infiniment plus cher.
La Croix : Philippe Vasseur a donc raison de dire que les socialistes n’ont rien fait quand ils étaient au pouvoir contre la vache folle ?
Bernard Kouchner : Ce n’est pas vrai. En août 1989, Henri Nallet (2) a dit tout de suite qu’il fallait empêcher ces farines d’arriver chez nous. Il faut condamner ceux qui importaient ces farines. Ce n’était pas légal, mais ils le faisaient quand même !
La Croix : Mais vous dites que le Gouvernement savait que c’était dangereux…
Bernard Kouchner : Le ministre de la santé a pris ses responsabilités. Nous n’avions pas de renseignements scientifiques suffisants. Dans ce cas-là, on accomplit ce que l’on appelle le devoir de précaution. C’est ce que j’ai fait. Je n’ai strictement rien à me reprocher. Mon attaque n’est pas politique. Je dis que la sécurité alimentaire doit être placée sous la responsabilité du ministère de la santé pour que le principe de précaution soit retenu et non le principe de profit ! Je l’ai fait pour les médicaments mais je l’ai fait insuffisamment car, malheureusement, en France comme en Europe, la sécurité alimentaire n’a (administrativement) rien à voir avec la sécurité sanitaire. C’est ça, la mesure fondamentale qu’il faut proposer, sinon il y aura toujours des dérives. Cela n’a rien à voir avec une polémique politicienne Vasseur ou Nallet.
Prenez encore le problème des injections préventives d’antibiotiques dans tous les élevages en batterie d’animaux. C’est une grave menace. On est en train de pécher terriblement, la nature va se venger !
Propos recueillis par Philippe Martinat
(1) Respectivement secrétaire d’État à la santé et ministre de l’agriculture.
(2) Alors ministre de l’agriculture.
Le Nouvel observateur - 27 juin 1996
Comment protéger les Français
Les Européens ont découvert, effarés, que rien dans les ventes de bestiaux ou de farine contaminée n’était contrôlé… Il est urgent de créer une « Agence française de Sécurité sanitaire »
Les représentants de l’Angleterre conservatrice étaient venus, la semaine dernière, à la conférence de Florence porteurs d’une longue liste de récriminations. Lorsqu’ils proposèrent que les viandes britanniques douteuses soient vendues dans les pays pauvres et qu’ils exigèrent la levée de l’embargo sur les embryons de bœufs suspects d’encéphalopathie, le représentant de la Suède exprima brutalement, le représentant de la Suède exprima brutalement l’opinion de ses treize collègues : « Monsieur le président, pour des raisons d’éthique, nous ne voulons même pas discuter de cette demande ! » Les tenants du libéralisme effréné étaient allés trop loin. Et il n’y eut pas de vote. On décida pourtant de lever, à terme et avec de dures clauses de réserves, l’embargo sur les viandes britanniques. La Commission, ce faux gouvernement de l’Union, accepta le plan d’abattage anglais en le modifiant considérablement.
Dans la presse internationale, ces conditions furent à peine mentionnées et les journaux titrèrent sur un accord politique. L’Europe était sauve.
Cette Europe évolue par sauts de carpe. Invisible ou détestée dans la routine, on la découvre indispensable devant l’obstacle. De part et d’autre du Channel, tirant les premières leçons de la vache folle, les Européens se détourneront-ils enfin d’une productivité malsaine qui avait transformé en dangereux animaux carnivores de paisibles ruminants ? Des règlements plus stricts sont nécessaires. Lesquels ?
Les experts, et avec eux les Européens effarés, ont découvert que rien dans les ventes de bestiaux ou de farine contaminée n’était vraiment contrôlé. On devra impérativement décider de la suppression de toute farine animale distribuée à des herbivores. Certains veaux nés en Angleterre sont élevés en Espagne et vendus en France. On exigera l’étiquetage à l’achat avec mention d’origine et de transport. On établira un véritable « passeport » pour chaque bête. Deux commissions d’enquête, issues des parlements européens et français, sont en formation.
Le commissaire autrichien Fischler, chargé de l’élevage, ne s’intéressait qu’aux déboires animaux et à leurs conséquences sur le commerce. En France, on voyait s’agiter le seul ministre de l’agriculture. Il fallut toute l’énergie de la commissaire italienne Emma Bonino, en charge des consommateurs, pour que le dossier se teinte, après deux mois, d’un intérêt pour les humains. Il existait déjà un comité vétérinaire permanent. Un comité scientifique interdisciplinaire comprenant les experts les plus réputés (J.-C. Pascal, Didier Dormont entre autres), est maintenant formé.
Où sont donc passés les responsables de la santé, ce parent pauvre du traité de Maastricht ? La routine de Bruxelles veut qu’ils ne se rencontrent que quelques heures tous les six mois. Ils ne s’étaient donc réunis que début juin et n’avaient strictement rien dit. Les médecins, comme dans l’affaire du sang contaminé, brillaient par un silence courageux. Les cas de maladie de Creutzfeldt-Jakob ne faisaient même pas l’objet d’un recensement ou d’une attention particulière dans l’Union. Les ministres européens de la santé doivent se concerter tous les trois mois et plus encore en cas de crise. Les rapports qui concernent la santé doivent être immédiatement rendus publics. Il a fallu attendre l’énergique Édith Cresson pour qu’une somme de 150 millions d’écus soit consacrée à un programme de recherches coordonnées sur le prion, cette protéine modifiée d’où bien tout le mal, et pour qu’un test ESB soit étudié qui puisse dépister la maladie avant l’apparition des signes cliniques.
Il faut imposer la notion de « sécurité sanitaire » et mettre en place ses instruments. Que la vache folle nous serve de leçon, car les dérives s’annoncent nombreuses. Des hormones clandestines sont toujours achetées et utilisées. On distribue, contre la loi, des antibiotiques, aux animaux. Des bactéries ainsi rendues résistantes nous menacent. Des virus extrêmement agressifs apparaissent. Les maladies ne respectent plus la barrière des espèces.
En France, la sécurité alimentaire demeure liée au ministère de l’agriculture et aux services de Bercy pour la répression des fraudes. Cette situation administrative dépassée crée un grave danger d’inefficacité et de perte de temps devant des urgences. Il en fut ainsi, par exemple, pendant la première épidémie de listériose, qui fit 100 morts. Il est impératif qu’une structure indépendante des groupes de pression soit créée, où militeraient les associations de consommateurs et les représentants des professions, que l’État y assume son rôle, et que le ministre de la santé en soit responsable, comme c’est sa vocation. À l’instar de la puissance Food and Drug Administration des États-Unis, cette structure aurait sous sa tutelle les produits agricoles, les aliments, les médicaments, l’eau et sans doute aussi, bientôt, l’air ambiant.
L’Agence française de sécurité sanitaire, préalable à une agence européenne, constituerait une première réponse nécessaire aux préoccupations de santé publique. N’attendons pas, pour y parvenir, la prochaine menace et la panique de nos opinions publiques, de nombreux morts et de nouveaux scandales. L’affaire de la vache folle n’est pas terminée. Elle commence.