Interviews de M. Laurent Fabius, président du groupe parlementaire PS à l'Assemblée nationale, à France 2 le 30 août et TF1 le 6 septembre 1996, sur la nécessité d'un changement de politique, notamment "une politique monétaire plus souple" et sur le projet de réforme fiscale et de baisse des impôts.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France 2 - Site web TF1 - Le Monde - Télévision - TF1

Texte intégral

France 2 : vendredi 30 août 1996

G. Leclerc : Alors que les syndicats et les sondages annoncent une rentrée difficile, sur fond de chômage, le Président de la République et le Gouvernement affichent un volontarisme optimiste. Quel est votre sentiment ?

L. Fabius : J'aimerais pouvoir – surtout ce matin – dire des choses agréables, aimables et qui nous mettent en forme pour aller au boulot. Mais la réalité c'est que la situation reste médiocre. Ça va continuer. Donc, c'est une mauvaise situation économique, et compte tenu de la politique qui est suivie je ne vois pas du tout les raisons pour lesquelles ça s'éclaircirait. Donc je suis désolé d'être un apporteur de mauvaises nouvelles.

G. Leclerc : Il y a un risque d'automne chaud, d'explosion sociale ?

L. Fabius : On ne peut pas prévoir. Objectivement, la situation est mauvaise, les gens sont pressurés de toute sorte ; on leur demande des sacrifices sans résultats, donc c'est vrai qu'il y a un mécontentement qui est certain. Ça veut pas dire du tout que, automatiquement, ça débouche sur des mouvements sociaux, parce que personne ne peut les prévoir. En plus il y a la pression du chômage qui fait peur à tout le monde.

G. Leclerc : Vous dites que les gens sont pressurés, mais justement, la priorité du Gouvernement c'est de baisser les impôts. Il va le faire : 20 milliards, c'est une bonne nouvelle ?

L. Fabius : Croyez-vous ?

G. Leclerc : « C'est ce qui est annoncé !

L. Fabius : Oui ! Je demande à voir !

G. Leclerc : Ça sera même annoncé, nous dit-on, le 10 septembre.

L. Fabius : Ce que j'ai compris c'est qu'on nous a pris, dans notre poche collective, en un an, 120 milliards et qu’on veut nous les rendre sur cinq ou six ans. Je pense qu'il aurait été peut-être plus expédient de ne pas nous les prendre.

G. Leclerc : Et sur la méthode qui va être choisie, à première vue la baisse de l'impôt sur le revenu, c'est effectivement la bonne façon de baisser les impôts ?

L. Fabius : Il faut voir. D'un côté on annonce la baisse de l'impôt sur le revenu et de l'autre, la création d'une nouvelle cotisation sociale. Les gens ne sont pas sots. Si d'un côté on leur dit : voilà un petit quelque chose, et de l'autre on leur en prend beaucoup, ils verront bien la différence. Je crois que ce qui est vrai, c'est qu'il y a beaucoup de gens qui sont pressurés, notamment dans les couches moyennes, où vraiment on a été beaucoup trop loin. Et donc moi, je suis favorable à une limitation de la pression fiscale, et même à une baisse. Mais il ne faut pas faire comme le Sapeur Camembert : d'un côté boucher un trou pour en creuser un autre.

G. Leclerc : Un certain nombre d'économistes et d'hommes politiques – je pense notamment à A. Madelin – disent : « Aujourd'hui, on est en déflation ». Et A. Madelin dit que pour en sortir il faut davantage alléger les impôts, il faut amplifier la déréglementation sociale. Est-ce que vous êtes d'accord sur le constat et sur les remèdes ?

L. Fabius : Sur le constat, oui. Je l'ai fait déjà il y a plus de trois mois. Je crois qu'on est dans une situation récessioniste, le Gouvernement n'a pas compris qu'il n'y a plus de menace d'inflation. Et, du coup, il ne relance pas la machine économique comme on devrait la relancer. Cela dit, les remèdes que préconise A. Madelin, je crois que c'est ceux qu'on applique aujourd'hui. Donc il faut faire autrement. Il y a une réalité simple : il n'y aura pas de changement de politique économique s'il n'y a pas de changement politique. C'est aussi simple que ça.

G. Leclerc : Il y a un débat autour de la monnaie unique. Il y a un certain nombre de gens qui disent : il faut retarder l'échéance, c'est une des causes de la crise. D'autres, au contraire, disent : il faut accélérer. Puis J. Chirac a dit hier : « Non, on maintient le calendrier ». C'est la bonne décision, c'est le bon choix ?

L. Fabius : On ne peut pas régler cela en trois secondes évidemment. Mais moi, je serais pour un certain assouplissement de la politique monétaire. Je pense qu'il y a encore des marges à gagner en matière de baisse des taux d'intérêt, et que camper sur un franc faussement fort -faussement fort : – ça peut faire mal à beaucoup d'entreprises. Donc, je serais pour une politique monétaire plus souple.

G. Leclerc : Un mot sur la grande affaire des sans-papiers : on a eu l'impression que les socialistes étaient un peu gênés aux entournures dans cette affaire ? Après tout, est-ce que le Gouvernement n'avait pas, quelque part, raison de faire appliquer la loi et de lutter contre les immigrés clandestins ? Tous les Français le demandent.

L. Fabius : Il faut évidemment lutter contre l'immigration clandestine, mais le problème c'est que la loi, dans beaucoup d'aspects, est inapplicable – on l'a bien vu. Et je crois surtout que ça a été un pataquès exceptionnel. Vous avez eu un mélange extraordinaire de maladresses, et à la fin, peut-être, certaines manipulations parce que – aussi choquant que ça puisse paraître –, ça peut flatter une partie de l'opinion. Mais, ce que ça a montré c'est que, d'une part, ces lois ne sont pas applicables, que, d'autre part il faut reprendre la politique générale dans ce domaine. Je suis absolument d'accord pour lutter contre l'immigration clandestine, mais aussi, pour veiller au respect des droits de ceux qui sont sur notre sol. On reprendra cela, je pense, à l'automne.

G. Leclerc : Le Parti socialiste tient ses universités, au même moment il y a un sondage Ipsos-Le Point qui sort : pour 58 % des Français, les socialistes n'ont pas de politique économique différente à proposer que celle du Gouvernement.

L. Fabius : Je pense qu'ils en ont une, mais je pense qu'il faut qu'ils soient meilleurs dans l'explication. C'est ça que ça montre.

G. Leclerc : Par exemple sur le chômage, parce que c'est le grand problème du moment, vous pourriez faire autre chose que ce que fait le Gouvernement ?

L. Fabius : Il faudrait faire autre chose, il faut faire autre chose. Mais je vous répète qu'il n'y aura pas de changement de politique économique s'il n'y a pas de changement de politique tout court. Là encore, on ne va pas régler la question en trente secondes. Mais que ce soit une vraie politique de soutien à l'investissement et à la consommation, à la demande. On voit bien que la difficulté principale, aujourd'hui, c'est qu'il n'y a pas de demande ; que ce soit une baisse supplémentaire des taux d'intérêt par une politique monétaire un peu plus souple ; que ce soit une vraie construction d'emplois de proximité, d'emplois de service aux personnes – il n'y en a pas parce qu'on étrangle les collectivités locales – ; que ce soit une relance du bâtiment alors qu'à la rentrée on nous annonce des fermetures d'entreprise, en grand nombre ; que ce soit une réduction de la durée du travail réel, là où ça peut se faire et pas des discours théoriques, c'est un changement de politique économique, mais qui passe par un changement de politique.

Q. Et les socialistes seront prêts pour ce changement en 1998 ?

L. Fabius : Il faut.


TF1 : vendredi 6 septembre 1996

TF1 : On a entendu P. De Villiers parler d'« inversion de logique ». On a bien compris que la réforme avait pour premières caractéristiques de moins taxer relativement les revenus du travail. Est-ce que c'est une bonne direction pour vous ?

L. Fabius : Toutes les promesses fiscales de Ni. Juppé, ça me laisse pour le moins très sceptique. Si la question est : faut-il baisser les impôts ? Je réponds : oui. Parce qu'on a atteint, notamment après les 120 milliards d'impôts qui ont été décidés par le Gouvernement Juppé, on a atteint des sommets qu'on n'avait jamais atteints. Donc, il faut baisser. En choisissant quel impôt ? M. Juppé choisit l'impôt sur le revenu. Je pense que la priorité aurait dû être la TVA, parce que c'est la consommation qui souffre le plus en France; La TVA est un impôt très injuste, elle a été augmentée par le Gouvernement, c'est elle d'abord qu'on aurait dû baisser.

TF1 : Vous savez que ça coûte très cher. 25 milliards correspondent à peu près à un demi-point de TVA ?

L. Fabius : Oui, mais le Gouvernement avait promis, lorsqu'on avait augmenté, de la rabaisser. Il ne l'a pas fait. Maintenant., ces mesures-là, qu'est-ce qu'elles vont avoir comme effets ? Ce qui explique mon très grand scepticisme et mon analyse critique. D'une part, le Gouvernement a pris à tous les Français, depuis un an et demi, 120 milliards et il va leur rendre, enfin rendre à une partie des Français 25 milliards.

TF1 : Et 75 milliards sur cinq ans ?

L. Fabius : Cinq ans, vous savez ce qui va se passer dans cinq ans ? Quand on voit la rapidité avec laquelle les promesses s'évaporent, je suis un petit peu sceptique. Et puis surtout, à partir du moment où on choisit l'impôt sur le revenu, il y a la moitié des familles françaises, des gens qui ont les ressources les plus modestes, qui ne payent pas l'impôt sur le revenu, ceux-là vont payer en plus des taxes sur l'essence, les taxes sur les cigarettes, les différentes taxes et n'auront aucune réduction fiscale. Ceux qui auront une certaine réduction fiscale ne sont pas placés exactement de la même façon. Ceux qui ont les revenus les plus élevés ou les très élevés, eux vont avoir une réduction très importante. Les autres et notamment les classes moyennes…

TF1 : Ainsi que les revenus les plus bas.

L. Fabius : Les classes moyennes seront pénalisées. Et puis je voudrais citer un petit exemple dans un instant. Concrètement, je crois que ce que ça donnera, en tout cas ce n'est pas la grande réforme fiscale qu'on doit attendre. Mais de toutes les manières, je pense que ça ne permettra pas de relancer la machine économique comme on en a besoin, et que du point de la justice, ce n'est pas bon. C'est l'exemple que je donnais. Hier, M. Juppé a donné un ou deux exemples et en particulier, je l'ai noté sur mon papier, il a pris l'exemple du célibataire qui gagne 5 800 francs par mois. Et il a dit : ce célibataire qui gagne 5 800 francs par mois, on devine, si la promesse fiscale est respectée, il aurait une réduction d'impôt de 1995 points. Exact Mais il a omis, discrétion sans doute, de prendre l'autre côté. Prenons quelqu'un qui a des revenus très importants, qui est célibataire et qui gagne 83 000 francs, c'est-à-dire 1 million de francs par mois. Celui-là, la réduction qu'il va avoir sera 32 fois plus grande que le premier célibataire. Donc, on voit bien que du point de vue de la justice, le compte n'y est pas.

TF1 : En pourcentage des revenus, c'est moins net.

L. Fabius : En réalité, l'un aura 1995 francs de réduction, et l'autre aura 64 000 francs.

TF1 : Quant au second aspect de cette réforme, on a bien compris qu'il s'agissait de faire basculer progressivement les cotisations d'assurance maladie vers la CSG qui est à 6 et calculée sur l'ensemble des revenus.

L. Fabius : Une nouvelle CSG maintenant il y en a trois ou quatre.

TF1 : C'est une bonne direction

L. Fabius : L'idée de faire en sorte qu'on asseye les prélèvements sur l'ensemble des revenus, pas seulement sur les salaires, est une idée juste. D'ailleurs, c'est nous les premiers, vous le rappeliez, qui l'avions fait A l'époque, la droite n'avait pas eu de mots assez forts pour nous critiquer. Simplement, il faut avoir à l'esprit que tout ça est fait très largement pour combler le trou sans fin de la Sécurité sociale, malgré les décisions qui ont été prises, et que ceci serait -compensé par d'autres taxes qui viennent par ailleurs. Donc, je crains là-dedans que les ménages ne s'y retrouvent pas.

TF1 : Vous, vous choisissez plutôt la TVA. Qu'est-ce qu'il fallait faire, selon vous, en plus pour relancer cette consommation et éventuellement...

L. Fabius : Sur le plan fiscal, il y a plusieurs choses à faire : une, baisse de la TVA, à coup sûr, qui a été promise mais qui n'a pas été réalisée, une modification de l'impôt sur les plus-values, qui n'est pas juste, un allègement de la taxe d'habitation, une suppression d'un certain nombre d'exonérations en matière d'impôt sur le revenu. C'est donc une réforme d'ensemble qu'il faut faire autour des principes de justice et d'efficacité, ce qui n'est pas le cas. Et il y a évidemment, sur le plan de la politique générale, une approche tout à fait différente à retenir : je crois que la politique monétaire devrait être plus souple qu'elle n'est, car nous pâtissons actuellement de ce que fait le dollar...

TF1 : Alors, il faut renoncer aux objectifs de Maastricht ? Il faut être moins contraint sur le plan européen ?

L. Fabius : Non.il faut certainement avoir une politique salariale plus dynamique. Il y a un certain nombre d'entreprises qui peuvent octroyer des rémunérations plus fortes.

TF1 : Mais là, on ne peut pas vraiment donner de direction. Seul le secteur public peut faire quelque chose ?

L. Fabius : Un Gouvernement peut dire : voilà ce que je souhaite. Et par rapport à la dépression de la consommation, c'est ce qu'il faudrait faire. Le mal numéro 1, c'est évident, c'est le chômage. C'est à partir de cela que rien ne va. Les gens sont angoissés, à la fois les gens qui sont au chômage, les parents, les grands-parents. Et si on ne remet pas la machine économique en marche, rien ne se fera. Or, ni ces promesses fiscales, ni la politique gouvernementale en général ne permettent de relancer la machine. C'est pourquoi je suis très, très sceptique et désolé, car quelles que soient les opinions politiques des uns et des autres, on souhaiterait que cela marche. Je pense malheureusement que cela ne fonctionnera pas.

TF1 : Quant à un changement du mode scrutin, P. Séguin estime qu'il faudra trouver un jour ou l'autre le moyen d'assurer la représentation des grands courants d'idées. C'est votre avis ?

L. Fabius : Je suis toujours un petit peu dubitatif lorsque, à quelques mois des élections, on commence à parler de réforme de scrutin. Ça s'est fait d'ailleurs dans le passé, mais ça montre qu'on n'est pas très sûr de ses propres chances, en général. Maintenant, par rapport à ce que l'on entend dire, s'il s'agit d'instiller un peu de proportionnelle, de faire en sorte que d'un côté il y ait une majorité à l'Assemblée nationale, ce qui est nécessaire pour gouverner, mais s'il faut en plus un petit peu de proportionnelle, on peut très bien le concevoir, à condition qu'il n'y ait pas de manipulation et sans entrer dans les détails techniques, si l'on devait distinguer entre les départements peu peuplés, souvent de droite, qui eux seraient au scrutin majoritaire, les départements peuplés avec une gauche forte qui eux auraient la proportionnelle, ça, je crois que cela ne serait pas constitutionnel. S'il s'agit d'autre chose, et de permettre une représentation des grands courants, pourquoi pas ? À condition qu'il y ait consensus, ce n'est pas quelque chose sur lequel on puisse passer en force. Mais pour l'instant, on ne sait si c'est un ballon d'essai, une espèce de main de la part du Gouvernement qui est en train de se noyer ou une idée véritable. On verra.