Texte intégral
Europe 1 : vendredi 7 juin 1996
Europe 1 : Vous venez de passer une semaine, avec vos principaux collaborateurs, en Normandie ?
J.-P. Raffarin : C'est cela, oui. Nous étions 25 à venir du ministère de Paris, à organiser 50 réunions dans les 3 départements de Basse-Normandie. Nous avons rencontré plus de 7 000 personnes et nous avons vécu une expérience passionnante.
Europe 1 : C'est en fait la première véritable expérience de décentralisation de tout l'état-major d'un ministère en province ?
J.-P. Raffarin : C'est cela, oui. Ça n'a pas été très facile. Tout le monde n'était pas forcément ravi d'aller passer une semaine en province au contact des réalités régionales.
Europe 1 : On est parfois bien dans son bureau, hein ?
J.-P. Raffarin : Exactement. C'est bien de faire sortir tout le monde. J'ai noté des choses très positives, notamment le fait que les fonctionnaires de l'État, de Paris, et ceux, fonctionnaires en région, dans les départements ont très bien travaillé ensemble. Et je trouve que c'était utile de rassembler l'État dans une seule et même voie, en faisant travailler les équipes nationales et les équipes locales ensemble. Je crois aussi qu'on a pris surtout le temps d'étudier à fond les dossiers, et pour les acteurs régionaux, c'est important. Et, pour moi, ce qui est peut-être le plus utile, c'est que, au lieu d'être en général un peu bousculé dans les voyages officiels, où on vous passe comme ça un dossier très rapidement, là, on a le temps de réfléchir ensemble, d'imaginer des solutions ensemble aux problèmes, vraiment d'avoir un débat de fond. Ça prend du temps, c'est un peu sportif comme emploi du temps, mais c'est vraiment passionnant.
Europe 1 : Quelles différences y a-t-il dans la manière de traiter un dossier à Paris et là ?
J.-P. Raffarin : J'ai vu tous les acteurs. Par exemple, en Basse-Normandie, on m'a parlé du problème des fonds propres, du financement des petites et moyennes entreprises. J'ai vu que le président du conseil régional était très motivé par ce sujet. Après, le soir, j'étais avec la chambre des métiers, je leur ai demandé ce qu'ils pensaient de ce sujet ; ils m'ont dit qu'ils étaient, eux aussi, très motivés. Le lendemain, j'étais avec l'union patronale, et l'union patronale avait des idées pour aider au financement de l'entreprise. J'ai mis tout le monde autour de la table et nous allons bâtir une société de financement, de capitalisme régional, pour aider les PME dans leur financement. J'ai vu que tous les acteurs, un par un, étaient motivés ; et on a pu, comme ça, travailler ensemble à imaginer un outil en tenant compte de ce qui se faisait dans d'autres régions, et en ayant les idées propres à la Basse-Normandie. Je crois vraiment qu'il y a là une manière de travailler qui est efficace quand les gens travaillent ensemble, et, surtout, ont le temps de travailler ensemble.
Europe 1 : Avec des téléphones et des fax, cela ne suffisait pas ?
J.-P. Raffarin : Je crois qu'on ne remplace pas la relation humaine ; on ne remplace pas le regard de quelqu'un qui est motivé, quelqu'un qui exprime à un moment une colère face à une situation. J'ai vu des artisans qui voulaient vraiment qu'on travaille le problème de la transmission d'entreprise. Et c'est vrai que la transmission d'entreprise, pour des artisans, c'est un problème aujourd'hui important, quand vous regardez la moyenne d'âge des artisans. On sait que beaucoup d'artisans, aujourd'hui, ont 55 ans, vont devoir abandonner leur entreprise dans les années qui viennent, et on n'organise pas toujours de très près leur succession. Alors, c'est vrai qu'il y a des problèmes juridiques, dans la transmission, mais il y a aussi le fait qu'il faut rapprocher la demande des jeunes de l'offre de leurs aînés. Et là, il y a des mécanismes à bâtir, et nous allons bâtir une charte régionale, entre le ministère et la chambre des métiers de Basse-Normandie, pour travailler cette question de la transmission des entreprises artisanales.
Europe 1 : Vous semblez très heureux de cette expérience. Il y en aura d'autres ?
J.-P. Raffarin : Il y en aura d'autres. Je vais, avec l'ensemble de mes collaborateurs, tirer les leçons. C'est vrai que c'est une expérience difficile parce qu'il y a beaucoup de dossiers. Je crois que maintenant, il faut faire la sélection des dossiers pour voir ce que nous allons vraiment inscrire dans la durée. Mais j'ai proposé à mes interlocuteurs de Basse-Normandie une sorte de droit de suite sur 5 dossiers prioritaires, et nous allons lire cette expérience. Et je crois que je la continuerai. J'ai déjà été invité pour aller en Rhône-Alpes, en Picardie, en Auvergne, dans un certain nombre de régions qui veulent approfondir cette démarche.
Rendez-vous est pris. Nous rappellerons à l'époque.
RTL : jeudi 27 juin 1996
RTL : En vous félicitant pour votre expérience de décentralisation au Conseil des ministres d'hier, Jacques Chirac a invité les autres ministres à vous imiter pour lutter, a-t-il dit, « contre l'inertie des services parisiens ». Pourquoi ? Ces services sont-ils tellement inertes ?
J.-P. Raffarin : Non, mais c'est parce que c'est vrai qu'il faut aller plus sur le terrain et c'est vrai que l'action gouvernementale, d'une manière générale, l'action politique d'ailleurs, change un peu. Dans le passé, on distribuait surtout des subventions et quand on allait dans une circonscription, dans un département, dans une région, on attendait du ministre une subvention et donc le ministre en une demi-heure, en un quart d'heure, pouvait faire un discours et annoncer la subvention. Maintenant, il faut bâtir des projets, il faut construire…
RTL : Êtes-vous sûr qu'on n'attende quand même pas les subventions ?
J.-P. Raffarin : Il faut aussi des subventions, il faut aussi des moyens mais il faut aussi des idées, il faut des projets, il faut travailler sur le terrain. Il n'y a pas une supériorité parisienne qui vient s'imposer localement, il faut bâtir ensemble et bâtir, ça demande du temps. Et j'ai voulu m'installer une semaine dans une région, pour avoir le temps de travailler au fond les dossiers. J'ai emmené une trentaine de fonctionnaires, j'ai travaillé avec les équipes de fonction publique locales, nous avons mené 50 réunions, j'ai rencontré 7 000 personnes, et tout ça avec beaucoup de temps pour comprendre, pour écouter, pour proposer.
RTL : Vous avez dû lutter contre l'inertie, justement ?
J.-P. Raffarin : Il faut convaincre, oui, car c'est vrai qu'on a le sentiment qu'on peut toujours tout régler par téléphone, par fax maintenant. Moi, je crois au contact humain, à la convivialité et je crois surtout au temps qu'il faut donner aux gens. Le respect, ça commence par donner du temps, par écouter, et puis il faut aussi trouver le temps des solutions, car on n'a pas des solutions dans des petits livres idéologiques aujourd'hui, on a des solutions par le dialogue, et donc il faut prendre le temps du dialogue.
RTL : Le groupe lillois Auchan vient de lancer une OPA sur son concurrent tourangeau Docks de France. Est-ce qu'il n'y a pas là un effet de votre loi auquel vous n'aviez pas pensé ? Comme les surfaces au-dessus de 300 mètres carrés sont gelées, le groupe Auchan est plus fort que les autres, et donc il a tendance à acheter les grandes surfaces qui existent déjà.
J.-P. Raffarin : Je peux vous dire que nous avons fait six scénarios sur les conséquences de notre loi. Donc, nous avons envisagé toutes les hypothèses. Celle-ci a été profondément étudiée. Et d'ailleurs, je peux vous le dire vraiment avec conviction : l'initiative d'Auchan confirme le bien-fondé des choix stratégiques du gouvernement.
RTL : Expliquez-moi comment, parce qu'il y a quand même une distorsion ?
J.-P. Raffarin : Si. Cela montre bien qu'une grande entreprise comme Auchan ne voit son développement que par le développement des hypermarchés. Ils veulent plus d'hypers. Et c'était bien cela le problème qui nous était posé, à nous, gouvernement. Ils veulent plus d'hypers, or, nous, notre conviction c'est qu'il y a trop d'hypers en France, nous sommes à saturation. Et donc je préfère les changements d'enseigne à la multiplication des hypermarchés. Nous sommes allés trop loin, dans ce pays, dans le développement des hypermarchés. Donc, que des entreprises se restructurent…
RTL : Même si c'est au prix d'une concentration supplémentaire ?
J.-P. Raffarin : Dans toutes les grandes industries aujourd'hui, dans toutes les grandes activités, il y a des restructurations, pourquoi la distribution échapperait-elle à ces restructurations ? Je crois que c'est une bonne initiative, la distribution française veut partir à la conquête des marchés internationaux, elle a besoin de se restructurer. Mais en France, permettez-moi de citer Leclerc, Carrefour, Promodest, Casino, Auchan et beaucoup d'autres, on est loin du monopole.
RTL : Ils peuvent encore se regrouper ?
J.-P. Raffarin : Aujourd'hui, nous avons une compétition qui est tellement vive ! C'est pour cela que je ne crains pas du tout un dérapage sur les prix puisqu'il y a un niveau de concurrence tel que si quelqu'un jouait l'augmentation des prix, il perdrait tout de suite au niveau de la consommation, car la compétition est très vive. Et nous sommes très vigilants sur le niveau de concurrence, et c'est pour ça que le gouvernement a saisi le Conseil de la concurrence pour bien observer les conséquences de cette initiative d'Auchan.
RTL : À vouloir protéger le petit commerce, ne provoquez-vous pas une concentration accrue du grand commerce ?
J.-P. Raffarin : Pas du tout. Nous sommes dans la distribution avec un niveau de compétition bien plus élevé que ce que nous avons dans l'automobile et dans d'autres secteurs. La compétition est réelle, les marques sont importantes, les structures sont nombreuses. Nous sommes très vigilants sur la concurrence. Et je voudrais vous dire que cette loi que nous avons engagée et que le Parlement a votée à une large majorité, c'est une loi de respiration qui va permettre la sélection des bons projets par rapport aux mauvais projets. Et nous souhaitons que nous ne développions pas, dans ce pays, la logique des hypermarchés. Nous sommes, sur ce terrain-là, à saturation.
RTL : Vous êtes parti en guerre contre les prix abusivement bas pratiqués dans la grande distribution, mais au moment où les Français consomment moins, n'est-ce pas paradoxal de demander à la grande distribution de pratiquer des prix plus élevés ?
J.-P. Raffarin : Pas du tout. On ne dit pas qu'il faut pratiquer des prix plus élevés : on dit qu'il faut des prix loyalement bas, mais pas de vente à perte, pas de déloyauté de la concurrence. Car, au fond, quand on vend à des prix anormalement bas, qu'est-ce qu'on fait ? On dévalue le travail des gens, au fond, on détruit des emplois, car le travail a une valeur, un produit et un service, il y a des gens derrière, il y a des personnes humaines qui ont fait ce produit, qui ont réalisé ce service et ce produit, ce service, il a une valeur. Et cette valeur, c'est quoi ? C'est l'emploi des gens. Et donc, il faut défendre l'emploi. Avec des prix prédateurs, on détruit les emplois.
RTL : Est-ce que les grandes surfaces menacent les emplois ? Elles prétendent au contraire en créer, dans certains secteurs en tout cas ?
J.-P. Raffarin : Les grandes surfaces annoncent des chiffres que je conteste souvent. Parce que, d'abord, ils parlent d'emplois, mais moi je voudrais qu'on parle d'emplois équivalent plein temps car ils développent beaucoup l'emploi à temps partiel, mais quand une boucherie ferme, le boucher était à temps plein et on ne compte pas non plus la bouchère qui était conjointe collaboratrice, qui est très importante aussi dans les statistiques ; on ne la compte pas parce qu'elle n'est pas emploi salarié. Donc, très franchement, je crois qu'en matière d'emploi, le bilan des grandes surfaces est négatif.
RTL : Quand un maire, comme celui d'Orléans par exemple, dit : « pour éviter le départ des consommateurs sur la périphérie, je crée une grande surface à l'intérieur d'Orléans », qu'est-ce que vous pensez ?
J.-P. Raffarin : Il donne raison au gouvernement. Parce que notre loi est une loi de concertation qui exige des consensus territoriaux, ce n'est pas une loi d'interdiction. La transparence n'est pas une sanction, la transparence n'est pas une interdiction, nous voulons la transparence de l'instruction des dossiers. Quand il y a un bon projet, les responsables du territoire donneront leur accord et je suis d'accord pour dire qu'il faut partir à la reconquête commerciale des centres villes, qu'il faut développer des initiatives en centre ville, dans certains quartiers difficiles également et, pour cela, nous avons besoin de locomotives ; et oui au développement de certaines formes de commerce – je pense notamment aux grands magasins, aux magasins populaires qui, en centre ville, sont de véritables locomotives.
RTL : N'y a-t-il pas un soupçon de démagogie dans votre politique vis-à-vis du petit commerce ? Est-ce que ça ne relève pas en partie d'un calcul politique ?
J.-P. Raffarin : Pas du tout. Ce n'est pas un choix tacticien. C'est un choix de société. C'est un choix de fond. Je ne crois pas qu'on va franchir l'an 2000 avec des structures inhumaines. On nous a dit pendant très longtemps qu'on serait mieux soigné dans des grands hôpitaux, qu'on habiterait mieux dans des très grandes villes, qu'on embaucherait plus dans les grandes entreprises. C'était le message des années 80. C'est un message de mensonges. L'avenir est aux structures à taille humaine. L'avenir est là où l'énergie humaine est la mieux libérée. Je crois donc aux structures à taille humaine. Je crois au phénomène PME, au phénomène artisans, au phénomène commerçants, parce que c'est un phénomène d'avenir qui libère l'énergie humaine.