Texte intégral
Europe 1 : mardi 11 juin 1996
Europe 1 : Dans le plan du gouvernement pour la SNCF annoncé aujourd'hui à l'Assemblée nationale, il y a la régionalisation. Votre région n'a pas été prise ?
V. Giscard d'Estaing : Non, c'est un projet sur lequel nous travaillons depuis longtemps et c'est une « expérimentalisation ». La SNCF s'est posée la question de savoir si on pouvait régionaliser, c'est-à-dire transférer aux régions la partie transport régional de voyageurs. C'est un problème à la fois intéressant mais difficile parce qu'il changera beaucoup de données financières, nous avions besoin de connaître les chiffres : de savoir quel était le déficit de ces lignes. Comment l'État transférerait des ressources équivalentes à ce déficit. Et comment ceux-ci seraient gérés dans la durée, c'est-à-dire en fonction de l'évolution future de résultats positifs ou négatifs de ces lignes. Et nous avons décidé de faire des expériences. Alors, il y a six régions sur les 22 régions françaises qui se sont portées volontaires et c'est ce qu'a annoncé le ministre des Transports. L'Auvergne ne souhaite pas faire cette expérience pour deux raisons. Nous sommes une région très étendue, une des plus étendues de France et pas très peuplée. Et donc, le rapport en ce qui concerne la longueur des lignes par rapport à la population est une longueur très élevée en Auvergne. Et si donc, il y avait des erreurs de calcul ou d'expérimentation, nous aurions à payer un supplément éventuel de déficit qui pèserait très lourd sur nos ressources. Nous préférons assister aux expériences, nous serons témoins de ces expériences et si elles sont positives, le moment venu, nous prendrons notre décision.
Europe 1 : Mais quel peut être l'avantage du système ?
V. Giscard d'Estaing : C'est d'intéresser tout de même la vie locale à la gestion de ces transports, c'est-à-dire de voir qu'est-ce qui doit être développé, qu'est-ce qui doit être privilégié et, éventuellement, ce qui peut être modifié. Et au lieu de…
Europe 1 : Vous ne dites pas supprimé ?
V. Giscard d'Estaing : En fait, il y a peu de lignes à supprimer dans ce trafic régional, en tout cas, on transférerait le réseau aux régions et ce sont elles qui auront à voir ce qu'elles feront pour développer et privilégier ce qui leur paraît au contraire moins utile.
Europe 1 : Que pensez-vous du fait que le gouvernement propose de transférer sur l'État, dans un établissement public, une grande partie de la dette de la SNCF, notamment 125 milliards de francs sur 208 milliards de dettes ?
V. Giscard d'Estaing : C'est assez normal parce que, quel est le raisonnement ? Dans la plupart des pays ou des entreprises, les infrastructures sont financées par la collectivité. Si vous prenez par exemple l'automobile, c'est la collectivité, pour l'essentiel, qui a financé la construction des infrastructures de notre pays. Si vous prenez le transport aérien dans le monde, ce sont les collectivités qui financent les installations des aéroports et de leurs équipements. Et la SNCF est une exception puisque c'est à la fois une société qui finance son infrastructure, ses voies, et puis en même temps qui fait fonctionner son matériel roulant. L'idée de séparer ces deux fonctions me paraît normal, et le fait que la collectivité prenne en charge une partie importante du financement des infrastructures – parce que la dette est liée au financement des infrastructures – me paraît, en effet, quelque chose de justifié. Il reste naturellement à s'assurer que les chiffres sont les bons.
Europe 1 : Si je comprends bien, cela soulage la SNCF, parce que la SNCF-rails et la SNCF-exploitation, de toute façon, c'est l'État, donc le contribuable.
V. Giscard d'Estaing : Oui, de toute façon, c'est le contribuable. Mais simplement, l'idée c'est d'aller vers une situation d'équilibre et pour être dans une situation d'équilibre, il faut, d'une part, que le problème des infrastructures, c'est-à-dire de la construction et de l'entretien des voies soit réglé, en relation avec la collectivité, comme pour les autres modes de transport, et puis il faut, bien sûr, rechercher l'équilibre de l'exploitation.
Europe 1 : J'ai cru entendre, chez certains syndicats notamment, une crainte de privatisation après avoir remis en équilibre la SNCF.
V. Giscard d'Estaing : C'est un autre sujet. Le sujet était : est-ce que nous pouvons avoir des grandes structures économiques qui soient en situation de déficit permanent ? Évidemment non. Parce que si elles sont en déficit, elles ne peuvent pas se moderniser, elles sont concurrencées par les autres systèmes et elles souffrent d'une espèce de déclin par rapport aux autres. Donc, tous nos grands systèmes économiques doivent être en équilibre et l'équilibre est un objectif en soit, ça n'a pas de rapport nécessairement avec la forme juridique de l'entreprise.
Europe 1 : jeudi 27 juin 1996
Europe 1 : Vous êtes actuellement en voyage aux États-Unis. Le G7 s'ouvre à Lyon, or vous êtes l'inventeur des G7 et en plus celui-ci s'ouvre avec, dans les rôles principaux du président de la République et du maire de la ville qui reçoit, vos deux anciens Premier ministre ?
V. Giscard d'Estaing : Absolument.
Europe 1 : Quand vous avez créé les G7, est-ce que vous auriez imaginé que ça se passerait un jour ainsi ?
V. Giscard d'Estaing : Certainement pas. Lorsque j'ai créé le premier G7, c'était en 1975, nous l'avons tenu à Rambouillet et le Premier ministre de l'époque était Jacques Chirac.
Europe 1 : Est-ce que vous trouvez que c'est une bonne idée de faire un G7 à Lyon, et surtout est-ce que vous ne vous en voulez pas de ne pas avoir eu cette idée vous-même ?
V. Giscard d'Estaing : Je trouve que c'est une bonne idée de le faire à Lyon dès lors qu'on lui donne le caractère qu'on lui a donné. Parce que ça permet de mieux faire connaître la deuxième capitale économique de la France, dont le monde va entendre parler pendant 48 heures, ce qui est une excellente chose. Par contre, l'évolution du G7, c'est-à-dire le fait que ça soit devenu un spectacle, est à mon avis quelque chose qui est inutile et qui, finalement, affaiblit son utilité. C'est même d'ailleurs conçu, par les participants, comme un instrument pour la réélection du président sortant. C'est pour cela d'ailleurs que, très certainement, le Président Clinton va y attacher une grande importance. La deuxième chose, c'est qu'on a oublié que c'était les pays les plus riches du monde – l'expression n'est pas sympathique parce que ce n'est pas une question de richesse –, les puissances économiques, et donc ils doivent parler d'économie. Et on a pris l'habitude, un peu par déviation, de parler d'autre chose, or ce groupe n'est pas qualifié pour le faire ; il n'est pas qualifié pour parler de la Bosnie-Herzégovine, ça c'est le groupe des cinq ; il n'est pas qualifié pour parler du processus de paix au Proche-Orient, donc ce qu'il dira là-dessus est inutile.
Europe 1 : Précisément, pour que ce G7 serve à quelque chose, de quoi, en priorité, devrait-il discuter ?
V. Giscard d'Estaing : De la situation économique mondiale, qui est caractérisée à l'heure actuelle par une très bonne situation aux États-Unis. L'économie américaine a toutes les aiguilles des compteurs dans le vert. C'est une très bonne situation. Il y a une reprise au Japon et un problème, malheureusement toujours très préoccupant, en Europe, c'est-à-dire la poursuite d'un ralentissement économique et le maintien, voire même la montée du chômage. Donc, ce n'est pas une situation mondiale. Je crois que le point important, c'est de regarder ce qui peut être fait ensemble pour que la conjoncture économique reste soutenue dans les deux ou trois ans à venir et qu'on ne retombe pas dans une récession mondiale. C'est donc un débat précis, technique : comment protéger la croissance économique des pays industrialisés pour les deux ou trois ans à venir.
Europe 1 : Mais on voudrait, à ce G7, que la mondialisation de l'économie serve à la fois les riches et les pauvres. C'est quelque chose de possible ou pas ?
V. Giscard d'Estaing : Ces pays, qui sont les plus riches du monde, doivent d'abord regarder s'ils ont des problèmes entre eux et en fait ils n'en ont pas à l'heure actuelle, sauf comment faire que l'expansion continue dans les deux ou trois années à venir sans accident de parcours, et pour nous c'est très important. Par contre, ils ont des problèmes avec le reste du monde et c'est le problème du développement, encore que ça aille mieux maintenant dans le reste du monde. Cela va beaucoup mieux en Asie, cela va beaucoup mieux en Amérique latine, et cela va mieux dans quelques parties du continent africain. Il y a un problème qui reste très difficile, c'est la pauvreté persistante de certains pays, notamment en Afrique et là, il y a une proposition intéressante de la Banque mondiale, sur un nouvel effort d'aménagement de la dette de ces pays et c'est une des décisions qui peut être prise par le G7.
Europe 1 : Le directeur général du FMI, que vous avez rencontré à Washington, voudrait qu'une partie des réserves en or du FMI soit donnée aux pays en voie de développement. Vous trouvez que c'est une bonne idée ?
V. Giscard d'Estaing : C'est une bonne idée. Il y a deux idées : une idée qui vient de la Banque mondiale, et qui est une idée intéressante sur le réaménagement de la dette ; et puis, vous avez une idée qui vient du Fonds monétaire. Ces deux idées sont des contributions très utiles.
Europe 1 : Le président de Moulinex ferme des sites en France et veut créer des emplois au Mexique, d'une certaine façon, c'est une conséquence de la mondialisation. Comment faire pour que les chefs d'entreprise n'aient pas ce genre de tentation ?
V. Giscard d'Estaing : Eh bien, une chose que je réclame depuis un an et demi et que j'espère qu'on se décidera à faire en France, c'est de cesser de taxer à 40 % les bas salaires en France. Il est absurde que l'on reproche aux gens d'aller produire dans des conditions meilleures dans d'autres pays et que si vous embauchez en France un travailleur au SMIC, il vous coûte, non pas le SMIC, mais le SMIC et un peu plus de 40 %. Tant qu'on n'aura pas réformé cette situation, nous ne pourrons pas reprocher aux uns ou aux autres de chercher des conditions de production meilleures. Donc, ça, c'est un problème français.
Europe 1 : Est-ce qu'à quelques jours du deuxième tour des élections présidentielles russes, les Sept doivent réaffirmer leur soutien à Boris Eltsine ?
V. Giscard d'Estaing : Surtout pas. Cette manie qu'on a maintenant de transformer les réunions internationales en comités de soutien aux présidents sortants… Il faut mettre fin à cette pratique. D'ailleurs, il n'est pas sûr que ça donne toujours de très bons résultats, il n'y a qu'à voir les élections récentes ici ou là dans le monde.
Europe 1 : Vous avez un pronostic pour les élections présidentielles américaines ?
V. Giscard d'Estaing : Oui. Pour les élections américaines, à l'heure actuelle, Clinton, sur le papier, est imbattable. Il a 19 points d'avance sur Dole, c'est-à-dire 57 contre 38. Ceci étant, il a deux faiblesses. Première faiblesse : les affaires de toutes espèces, juridiques, politiques, financières, qui l'entourent. Les Américains disent : qui est-ce qui est le plus honnête : Dole 52, Clinton 51. Mais ce qui est très curieux, c'est que, bien qu'ils aient cette opinion, quand on leur demande pour qui ils vont voter, ils disent qu'ils vont voter pour le Président Clinton. Il faut dire que c'est un homme politique extrêmement habile, extrêmement présent et qui a une maîtrise totale de la manière moderne de communiquer avec l'opinion publique. Donc, sur le papier, à l'heure actuelle, il est imbattable mais on est à trois mois de l'élection et vous savez que dans les élections modernes, tout se décide dans les dernières semaines. Les Américains ne feront vraiment leur choix qu'à la rentrée, en septembre, et on va voir s'il se produit de nouveaux événements. Il peut y en avoir deux : l'un, c'est que le côté de la moralité prenne davantage d'importance et affaiblisse un peu la position du président sortant ; l'autre, c'est la chose tout à fait frappante à l'heure actuelle : le président des États-Unis est l'homme le plus puissant du monde, or l'élection présidentielle se fait sans aucune référence aux problèmes extérieurs. C'est, à l'heure actuelle, une élection totalement domestique.
Europe 1 : Est-ce qu'avec ce qui vient de se passer en Arabie saoudite, les Américains vont quand même s'intéresser au G7 ?
V. Giscard d'Estaing : Si vous regardez les écrans aux États-Unis, on ne parle naturellement que de ce drame. Il peut se faire que ce drame remette la dimension internationale dans le débat présidentiel américain.
Le Monde : 29 juin 1996
Le Monde : À l'origine, la réunion des dirigeants des pays les plus industrialisés devait donner lieu à un échange de vues, en petit comité, sur les questions économiques du moment. Comment expliquer la place de plus en plus importante des dossiers politiques ?
Valéry Giscard d'Estaing : En réalité, la politique a accompagné les discussions économiques dès les premiers sommets. Dès le milieu des années 80, on a commencé à parler du terrorisme international, de l'environnement, puis de la lutte contre le sida. D'une manière générale, les deux grands sujets qui ont dominé les années 80 – la question de la dette et la montée du chômage – n'ont fait ni l'un ni l'autre l'objet d'une décision concrète du G7. En revanche, on a vu le catalogue des sujets traités s'élargir et le rôle des figurants politiques s'accroître. D'où maintenant l'idée d'inclure la Russie et, pourquoi pas, plus tard, la Chine. Dans cinq ans, la question de ce dernier pays sera sans doute abordée comme l'est actuellement celle de la Russie. Mais un G7 élargi sera en partie paralysé, et il aura sans doute vécu…
Le Monde : Pourquoi ?
Valéry Giscard d'Estaing : Parce qu'au lieu d'être une enceinte réunissant des gens qui peuvent se mettre d'accord et aboutir à des décisions, on passera à un lieu de rencontre réunissant des pays aux situations et aux intérêts pas trop divergents. Quand on aura détendu le G7 par exemple à la Chine, d'autres grands pays, je pense à l'Inde ou au Brésil, voudront aussi en faire partie. À ce moment-là, le G7 se sera transformé en une configuration internationale très éloignée de son principe d'origine. Reviendra-t-on à un schéma plus proche du format initial ? La réponse, me semble-t-il, dépendra de la volonté qu'afficheront alors un petit groupe de pays, au sein d'un G7 élargi, pour considérer qu'un problème donné justifie un accord entre les participants et donc une avancée politique décisive sur ce sujet au sommet.
Le Monde : Est-ce envisageable, à Lyon, sur l'aide publique au développement ?
Valéry Giscard d'Estaing : Très franchement, il s'agit là d'un sujet pour le G7 uniquement dans le cas où l'on se forge une position commune sur un niveau de contribution précis des pays concernés. Ce qui suppose un engagement clair, une articulation chiffrée, comme le G7 avait su le faire en son temps à propos du pétrole. Mais, à l'heure actuelle, au moins deux pays, dont la Grande-Bretagne, ne souhaitent pas s'engager dans cette voie. Dans ce cas-là, c'est plutôt un débat qui est du ressort de la Banque mondiale…