Texte intégral
Le Nouvel observateur - 4 juillet 1996
Le Nouvel observateur : En mai, la France comptait 3 042 800 chômeurs, soit une augmentation de 1 % en un mois et de 2,5 % en un an. Ça vous étonne ?
Philippe Séguin : Non. Mais ce qui me préoccupe vraiment, ce n’est sont pas les à-coups conjoncturels. C’est le chômage structurel. À s’en tenir à la seule approche conjoncturelle, on continuera à traiter le chômeur, alors qu’il faut traiter le chômage. Ce n’est pas le chômeur qui est inadapté à la société. C’est la société qui n’est plus adaptée à l’objectif de plein emploi.
Le Nouvel observateur : Fallait-il donner un net coup de pouce au Smic ?
Philippe Séguin : Peut-être. Mais je ne crois pas que cela aurait suffi à rétablir un bon climat psychologique. D’autant qu’à toutes les causes du marasme moral va s’en ajouter une autre : la perspective des élections législatives va déclencher la crainte chez ceux qui ont le pouvoir, l’espoir chez ceux qui ne l’ont pas, et l’attentisme des chefs d’entreprise et des consommateurs. On sait moins que jamais de quoi demain sera fait. Ajouter à cela le respect, fin 1997, des critères du traité de Maastricht…
Le Nouvel observateur : Pourtant, le gouvernement continue à parler de reprise.
Philippe Séguin : Savoir si l’an prochain la croissance sera de 2,2 ou 2,7 %, c’est important. Mais au regard des problèmes dramatiques de la non-activité qui se posent aujourd’hui à notre société, cela apparaît secondaire. Le produit intérieur brut a augmenté de 70 % en vingt ans. Dans le même temps, le nombre de chômeurs a quadruplé ! Je le répète, une belle croissance ne suffira pas à amener le plein emploi. Le seul intérêt des chiffres, c’est le respect des critères de Maastricht. Ramener les déficits publics et sociaux à moins de 3 % du PIB avec une croissance inférieure à 3 %, c’est du masochisme ! Avec 5 à 6 %, ce ne serait d’ailleurs pas forcément synonyme de bonne gestion…
Le Nouvel observateur : Dans votre livre ( « En attendant l’emploi… », Seuil-Essais), vous écrivez que, face au problème du chômage, les politiques ont baissé les bras devant les gourous de l’économie…
Philippe Séguin : Une précision d’abord. Pour moi, les experts, ce sont, non seulement les tenants de la pensée unique, ces techniciens qui « savent » mieux que les autres et auxquels on a donné les pleins pouvoirs. Ce sont aussi les marchés financiers, dont la puissance s’est substituée à celle des pouvoirs politiques, avec l’accord de ces derniers. Ces marchés dictent souvent, de fait, leur loi aux politiques. La mondialisation est mal partie, d’autant que nous vivons en pleine contradiction. D’un côté, on veut construire une Europe unie qui défende ses intérêts, ses spécificités économiques, politiques et sociales. Et de l’autre, on est en train de construire un village économique planétaire où tout le monde a le droit de jouer au même jeu, mais avec des règles différentes. Le jeu est faussé parce que certains pays ont l’arme sociale en jouant sur les bas salaires, d’autres l’arme monétaire, comme les États-Unis qui peuvent baisser leur dollar quand ils le veulent.
Le Nouvel observateur : Mais comment les États-Unis peuvent-ils reprendre l’initiative ?
Philippe Séguin : Tout cela est très politique. Si les États-Unis peuvent imposer leur conception de la mondialisation et que l’on ne se donne pas les moyens de leur résister, on se soumettra à leur diktat. Il est tout de même assez symbolique que Bille Clinton puisse changer tout seul l’ordre du jour d’un G7 consacré à la mondialisation pour parler du terrorisme !
Le Nouvel observateur : C’est une violente critique du gouvernement Juppé !
Philippe Séguin : Ce n’est pas une critique. C’est une constatation d’ordre général. Avant la chute du rideau de fer, l’Europe avait, paradoxalement, une marge de manœuvre pour exister entre les deux grands blocs soviétique et américain. Après l’effondrement du système communiste, elle n’a pas su profiter de cet événement historique extraordinaire. Résultat : c’est la superpuissance américaine, avec son modèle social et économique, qui domine. Et le modèle social américain, ce sont des gens qui travaillent, certes, mais où les pauvres sont de plus en plus nombreux. Cela étant, aussi paradoxal que cela puisse paraître, je pense que ce modèle va se condamner lui-même.
Le Nouvel observateur : Pourquoi ?
Philippe Séguin : Parce que passer d’un ghetto de pauvres à un ghetto de riches est extrêmement dangereux pour la préservation du tissu social. Et les États-Unis vont se rendre compte eux aussi, un jour, qu’ils ne pourront échapper aux tendances lourdes de l’économie, qu’ils seront incapables de répondre à la demande d’emploi qui leur sera adressée.
Le Nouvel observateur : Mais les États-Unis ont créé 8 millions d’emplois en trois ans !
Philippe Séguin : Peut-être. Mais structurellement, nous resterons dans des sociétés qui seront incapables de suivre le rythme de ces évolutions. Pour une raison simple : les États-Unis continueront à produire, si j’ose dire, leurs pauvres. Et comme cette pauvreté ne peut que s’auto-alimenter, cette société va sécréter une contreculture déconnectée de la culture technologiquement avancée. Et si nous, en Europe, nous ne corrigeons pas le tir rapidement, nous tomberons dans le même panneau.
Le Nouvel observateur : Alors, faut-il changer de politique ?
Philippe Séguin : Oui, mais au sens le plus large du terme. La première chose, et c’est le fond du problème, c’est que l’Europe doit réussir à assurer elle-même sa sécurité, en partenariat avec les Russes si c’est nécessaire. Il faut qu’elle sorte du nanisme politique, qu’elle se lave de son péché originel. Notre péché originel, ce sont nos guerres intestines qui expliquent que les États-Unis sont venus à notre rescousse deux fois, et que la seconde fois, ils sont restés. Il faut sortir de cet état de dépendance si nous ne voulons plus avoir recours aux Américains pour régler les problèmes de la Bosnie ou ceux de l’Irlande. Ensuite, il faut une organisation politique commune. L’Allemagne nous propose un système fédéral cohérent avec sa tradition. Mais est-ce que cela tient bien compte de la diversité des peuples d’Europe ? En tout état de cause, nous devons remédier au déficit démocratique, d’abord en élargissant le champ de cette Europe politique, l’économie et la monnaie devant, d’une manière ou d’une autre, être contrôlées. Cela nécessitera un renforcement de la légitimité du Parlement européen. Enfin, il faudra associer les parlements nationaux à la construction de cette Europe politique.
Le Nouvel observateur : Quel modèle social l’Europe peut-elle opposer au modèle américain ?
Philippe Séguin : Nous avons choisi la voie du libéralisme. Il faut légitimer ce choix au niveau européen, par la recherche concertée de l’égalité des chances, en trouvant ensemble des solutions pour faire face aux inégalités actuelles et aux nouvelles inégalités culturelles. Il faut accepter ensemble de corriger les excès et les insuffisances de ce libéralisme, chercher à le tempérer, malgré les tentations, par une protection sociale de qualité et un minimum social incompressible, reconnu par tous les Européens.
Le Nouvel observateur : La troisième voie que Jacques Chirac appelle de ses vœux, c’est quoi ?
Philippe Séguin : C’est un effort de réflexion et de décision politique énorme. Il faut que les responsables politiques, à l’échelle française et européenne, aient le courage de se dire : j’ai la responsabilité d’une société où la demande d’activité est une exigence de fond. Car le travail reste un moyen d’épanouissement et d’intégration essentiel. Alors, demandons-nous comment répondre à cette quête qui est en outre la condition sine qua non d’une économie qui marche.
Le Nouvel observateur : Votre solution à tous, c’est la création d’emplois de proximité. Mais ça fait dix ans qu’on en parle et qu’on ne voit rien venir !
Philippe Séguin : C’est parce que le corps social, la pensée dominante et le pays n’y sont pas prêts. La chambre régionale des comptes qui vient de contrôler la gestion de la ville d’Épinal qualifie de surcoût les 2 000 francs de plus par an consacrés à l’aménagement du temps de l’enfant. Elle reconnaît pourtant que ça marche ! Or, en renforçant les chances de réussite des élèves, on est sûr de générer de l’activité. Car, si on généralisait l’aménagement du temps social, mais le vrai, celui qui entraîne sept à huit heures de prise en charge supplémentaire par semaine, cela créerait 400 000 postes de travail.
Le Nouvel observateur : Comment rémunérer ces activités ?
Philippe Séguin : Il faut les payer comme de vrais postes de travail. Et pour les financer, utiliser l’argent actuellement dépensé pour aider les entreprises à embaucher. Attention, je ne parle pas du traitement social du chômage, des contrats emploi-solidarité, par exemple. Supprimer ces formules serait catastrophique ! Je vise le traitement économique du chômage, les exonérations et autres déductions de cotisations sociales qui font que depuis dix ans, les chefs d’entreprise embauchent à bas prix des gens qu’ils auraient embauchés de toute façon. Le CNPF lui-même le reconnaît.
Le Nouvel observateur : Le contrat initiative-emploi voulu par Jacques Chirac, par exemple ?
Philippe Séguin : Le CIE a permis de repêcher ceux qui risquaient de couler les premiers, mais il ne change pas beaucoup les choses globalement. Cette formule n’a créé qu’une dizaine de milliers d’emplois. Il faut admettre qu’à force de s’épuiser à créer des zones franches, à envoyer des policiers dans les banlieues parce qu’on n’a pas voulu prendre les problèmes à bras le corps, on a créé de la détresse morale dans ce pays. Et cette détresse ne pousse pas les entrepreneurs à investir, ni les Français à consommer. Mon objectif, c’est une société de pleine activité.
Le Nouvel observateur : À droite, on estime que les Français ne sont pas assez flexibles et que la société française est bloquée…
Philippe Séguin : Là où la flexibilité est nécessaire, elle se fait naturellement. Mais donner pour ambition à une société de se déliter, c’est une absurdité ! D’ailleurs, les pays asiatiques, où les salaires sont très bas, ont aussi des entreprises pauvres en emploi. Quant à la société bloquée, ça aussi, c’est une absurdité. Faut-il rappeler que ce pays a vu eu moins d’une génération le nombre de ses agriculteurs diminuer de plus de 80 %, dans le même temps où il accédait au rang de puissance industrielle ! La société française est prête à évoluer, sous réserve qu’on lui donne les moyens de le faire dans la dignité sociale et qu’on lui explique pourquoi.
Le Nouvel observateur : Vous avez compris les grèves de décembre ?
Philippe Séguin : J’ai cru comprendre le désarroi que ce mouvement a exprimé. Il s’agissait moins d’un réflexe catégoriel que d’une manière de dire : « On n’y comprend plus rien ! ».
Le Nouvel observateur : Le Parti socialiste veut rétablir l’autorisation administrative de licenciement que vous aviez vous-même supprimée…
Philippe Séguin : Le seul véritable enjeu, c’est la qualité des plans sociaux. Il doit y avoir d’autres moyens d’y parvenir.
Le Nouvel observateur : Vous pouvez le nier, mais finalement, votre réflexion est une critique de fond du gouvernement Juppé. D’ailleurs, dans votre livre, vous dénigrez ceux qui répètent que « lorsque les déficits seront maîtrisés, les rigidités du monde du travail levées, l’emploi suivra », ce que ne cesse de dire le Premier ministre.
Philippe Séguin : Je ne critique personne. J’apporte mon expérience personnelle. J’ai été ministre du travail, j’ai conduit moi-même une politique dont j’ai les limites. Je suis, depuis vingt ans, élu d’une région où les mutations industrielles ont été très lourdes. Cette contribution n’est ni complète, ni définitive. Je veux faire avancer l’idée que la croissance ne résoudra pas tous nos problèmes et qu’il ne faut plus se satisfaire de solutions faciles.
Le Parisien - 24 juillet 1996
Le Parisien : Pour expliquer le chômage persistant, beaucoup de responsables évoquent la crise économique. Vous assumez, pour votre part, qu’il ne s’agit plus d’une crise mais d’une révolution. Expliquez-nous.
Philippe Séguin : Depuis vingt ans, on laisse croire que l’on se trouve dans une période de difficultés passagères, une période d’ajustements dont on va sortir. Depuis vingt ans, d’ailleurs, le vocabulaire n’a pas changé : « On va sortir de la crise », « On aperçoit le bout du tunnel ». Pourtant, quelles que soient les périodes de rémissions passagères, qui apparaissent, à tort, pour des sorties de crise, tout indique que cette situation a un caractère structurel, durable, et qu’il ne faut pas compter sur un retour spontané aux équilibres antérieurs.
Le Parisien : Vous comparez la période de mutations économiques que nous vivons à celle qu’a vécue l’Europe en passant du Moyen Âge à la Renaissance. Ce passage s’est fait sur des dizaines d’années. Nous, où en sommes-nous ?
Philippe Séguin : Nous en sommes encore au Moyen Âge ! Un Moyen Âge qui n’arriverait pas à comprendre que l’heure de la lumière est arrivée. La guerre de Cent Ans est terminée et je n’ai pas l’impression qu’on fait l’ait compris.
Le Parisien : Cela veut-il dire que nous sommes encore dans cette période pour trente ans ?
Philippe Séguin : Et même pour cinquante ou soixante ans si l’on ne prend pas la vraie mesure de la mutation en cours. Toutes les politiques conduites depuis vingt ans sont fondées sur l’idée que c’est un défaut de croissance qui est à l’origine des difficultés. Un défaut de croissance lié à des accidents intérieurs, extérieurs, lié à la passivité de certaines catégories. Ce ne sont pas les coupables qui manquent. Or, sur les vingt années qui se sont écoulées, la richesse nationale a augmenté de 70 %, mais dans le même temps, le nombre de chômeurs a quadruplé.
La croissance reste effectivement une nécessité, elle ne saurait être suffisante pour répondre au problème structurel de la non-activité.
Le Parisien : Vous dites que depuis vingt ans, il ne s’est rien passé. Et aujourd’hui, sentez-vous qu’il se passe quelque chose ?
Philippe Séguin : C’est aux États-Unis qu’il se passe quelque chose. On me dit que là-bas, c’est grâce à l’hyper flexibilité et à l’absence de bon nombre de règles de protection sociale que l’on crée des emplois. Mais on ne se préoccupe pas de la nature des emplois créés. Ces emplois ne sont ni dans le secteur primaire, ni dans le secondaire ou le tertiaire. Ils sont dans des secteurs nouveaux. À ceci près qu’ils apparaissent d’une façon rugueuse et sauvage, qui me paraît difficilement transposable. Mais c’est pourtant le type d’activité qui, adapté, sera demain la réponse à notre problème.
Nous sommes entrés dans une période de l’histoire où la demande d’activité et son offre ne coïncident pas. Or, aujourd’hui, l’insertion et l’accès au revenu passent par l’exercice d’une activité. Une activité utile et rémunérée. Dans le même temps, de nouveaux besoins demeurent insatisfaits. Dans la mesure où l’économie ne parvient pas spontanément à satisfaire cette demande, il faut favoriser cette activité par d’autres moyens.
Le Parisien : Mais quels types d’activités peuvent être ainsi créés ?
Philippe Séguin : Aussi paradoxal que cela puisse paraître, ce sont les Américains qui sont les plus avancés sur le sujet. Ils ont compris que le secteur marchand traditionnel ne pourra pas employer plus de la moitié de la population active. Comment employer l’autre moitié ? Plutôt qu’à des emplois créés par l’État, eux pensent plutôt à des emplois créés par des structures collectives, associations, etc. Nous, nous pouvons imaginer une prise en charge partielle par l’État, sans préjuger des formes juridiques que prendront ces nouvelles activités. Elles peuvent être diverses.
Le Parisien : Il faut donc en finir avec le credo de l’entreprise créatrice d’emplois ?
Philippe Séguin : L’entreprise n’a pas cette mission. Sa mission, c’est de créer de la richesse. La négociation habituelle entre l’entreprise et l’État qui consiste à dire : nous vous donnons de l’argent, vous devez créer de l’emploi, est vaine. Surtout pour les entreprises exposées à la concurrence internationale. Si elles veulent faire face à cette concurrence, elles ont le devoir de procéder à des ajustements d’effectifs. Sinon, un beau matin, elles ferment. Voyez l’entreprise Boussac qui refusait de procéder à des licenciements. Un jour, elle s’est effondrée.
Le Parisien : Cela veut-il dire qu’il faut arrêter les aides à l’emploi ?
Philippe Séguin : Globalement, je ne crois absolument pas que les aides à l’emploi inciteront les entreprises du secteur concurrentiel à créer des emplois. J’ai conduit moi-même ces politiques en tant que ministre en 1986-88 et je suis payé pour savoir que cela ne marche. On avait appliqué alors le plan d’aides à l’emploi des jeunes sous la forme de primes et d’exonérations des charges pour les contrats d’adaptation et de qualification, les SIVP, les contrats d’apprentissage. C’était une sortie de CIE jeunes. J’ai été le premier à le claironner, cela créerait cent mille, puis cinq cent mille puis, un millions d’emplois ! Et puis, un beau matin – à ma grande fureur, mais c’est lui qui avait raison – l’INSEE a annoncé qu’il n’y avait eu que trente mille emplois ainsi créés.
Le Parisien : Doit-on supprimer ces aides à l’emploi dès le budget 1997 ?
Philippe Séguin : On ne peut pas le faire d’un coup parce qu’il y a des contrats en cours. Mais il faut commencer. Il y a aura une première réorientation, sans doute, dès le prochain budget.
Le Parisien : Valéry Giscard d’Estaing propose d’utiliser les excédents de l’Unedic pour alléger les charges des entreprises. Cet allègement des charges est aussi une piste souvent avancée. Y croyez-vous ?
Philippe Séguin : L’allègement des charges sociales est un objectif intéressant, à mon sens, plus pour un meilleur équilibre des financements sociaux qu’en termes de création d’emplois. Mais je ne suis pas sûr que, dans les entreprises de main-d’œuvre, ce soit suffisant pour leur faire supporter le choc. De toutes façons, les entreprises exposées à la concurrence internationale sont de plus pauvres en main-d’œuvre, y compris dans les régions à main-d’œuvre bon marché.
Le Parisien : Mais les entreprises qui ne sont pas soumises à la concurrence internationale sont tout de même soumises à une concurrence intérieure. Comment faire pour qu’elles créent des emplois ?
Philippe Séguin : Il n’y a pas d’autres solutions que d’établir des règles garantissant l’équité de la concurrence entre toutes.
Le Parisien : C’est-à-dire réglementer ?
Philippe Séguin : Oui. C’est-à-dire réglementer.
Le Parisien : Concrètement, quels seraient ces emplois ? Pompiste, laveur de pare-brise, vous citez les Japonais qui ont des portiers dans la plupart de magasins, bref des emplois non qualifiés ?
Philippe Séguin : Du travail non qualifié ? Disons moins qualifié, car tout métier suppose une compétence. Il y a toujours eu des gens non qualifiés et il y en aura d’autant plus que la technologie se développe. Plus cela devient compliqué et plus il y a des gens en difficulté. Tout le problème est de faire en sorte qu’ils aient néanmoins accès à une activité. Les Japonais et les Américains créent ce genre d’emplois. Mais ils le font avec des moyens intransposables chez nous.
Le Parisien : Justement, la société française peut-elle se satisfaire de ce type d’emplois qu’elle a toujours méprisé ?
Philippe Séguin : Toute activité est préférable au chômage et à l’exclusion. Et je le répète, aujourd’hui, le travail en soi est facteur d’insertion.
Le Parisien : La réduction du temps de travail est-elle une solution efficace ?
Philippe Séguin : La réduction du temps de travail à deux avantages à mes yeux. D’abord, c’est un formidable mobilisateur de productivité. Ce peut donc être une source de richesse. Prenez l’entreprise la plus rétive aux gains de productivité, enlevez-lui une heure de travail, elle vous absorbe ça en un rien de temps. On se demande d’ailleurs jusqu’où elle ne pourrait pas aller…
C’est, par ailleurs, la possibilité de limiter les licenciements en faisant accepter aux gens de réduire leur temps de travail et leur salaire. Notez qu’ils l’acceptent quand il s’agit de maintenir l’effectif. Pas de l’accroître.
Le Parisien : Vous écrivez qu’une société où beaucoup d’individus ne peuvent plus bâtir de projet de vie ne peut fonctionner longtemps sur le mode démocratique. Percevez-vous déjà des fissures de notre système démocratique ?
Philippe Séguin : Il y a un double mouvement. Il y a, d’une part, l’organisation du désespoir par certains partis d’extrême droite, il y a, d’autre part, l’organisation rationnelle de l’égoïsme des plus riches. Or, ce qui frappe au niveau européen, c’est justement cette propension des régions riches à se replier sur elles-mêmes, à souhaiter d’autant plus l’effacement national au profit d’une instance supérieure qu’elles pensent que cette instance supérieure sera moins contraignante en terme de solidarité. C’est la Lombardie, la Catalogne ou la Flandre.
Le Parisien : Craigniez-vous des explosions sociales ?
Philippe Séguin : Elles sont, par définition, imprévisibles. Mais quand on a connu des difficultés, il faut au moins tenter d’en comprendre le sens. Le mouvement de décembre exprimait une demande de sens, les grévistes demandaient davantage une explication qu’ils n’exprimaient une revendication. Je ne suis pas certain que l’explication leur ait été fournie.
Le Parisien : Vous écrivez qu’en France, lorsqu’une bonne analyse sort, elle est applaudie, ensevelie sous les louanges, et ensuite, plus rien. Avez-vous trouvé un écho plus concret à votre livre ?
Philippe Séguin : En tout cas, dans la catégorie, il se vend bien. J’espère que tous ceux qui l’auront lu y trouveront des éléments de réflexion et de réponses.
Le Parisien : Jacques Chirac l’a-t-il lu ?
Philippe Séguin : Oui, il m’a même affirmé l’avoir beaucoup aimé.