Interview de M. Frank Borotra, ministre de l'industrie de la poste et des télécommunications, dans "La Tribune desfossés" du 12 juillet 1996, sur les effets "dévastateurs" en termes d'emplois des dévaluations compétitives en Europe notamment pour les industries textile et automobile.

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Média : La Tribune Desfossés

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La Tribune : Vous avez engagé un bras de fer avec Bruxelles sur les aides au textile. Pensez-vous obtenir gain de cause ?

Franck Borotra : On ne peut pas parler d'illégalité concernant les mesures prises par la France tant que le débat sur les justifications de cette aide n'a pas eu lieu. Cette aide est non seulement légitime, mais elle est profondément légale. C'est un problème de nature politique qui est posé à l'Europe. Il s'agit de mettre fin à l'impact dévastateur en termes d'emplois des dévaluations compétitives. Le président de la République s'est exprimé sur cette affaire à plusieurs reprises. C'est maintenant de la responsabilité de la Commission. À ce jour, rien n'a bougé pour apporter des réponses aux questions que les autorités politiques européennes ont posées. On ne peut plus adopter la politique de l'autruche et nier les effets de ces dévaluations compétitives.

J'en constate tous les jours les effets en termes de délocalisations et de dépôts de bilan. On ne peut accepter un processus pervers qui revient à reconnaître une sorte de répartition du travail dans l'espace européen, une sorte de spécialisation industrielle en fonction des pays. Aux pays européens à bas coût de main-d'oeuvre, et à monnaie faible les activités de main-d'oeuvre aux autres dits plus riches la technologie et les activités à faible taux de main-d'oeuvre. L'emploi est notre priorité absolue et nous n'acceptons pas que les délocalisations en Europe se fassent grâce à des conditions déloyales de concurrence.

Quant aux mesures que nous avons prises, elles ne sont pas de nature sectorielle, mais de portée générale d'aide à l'emploi. Elles s'appliquent dans un premier temps à toutes les industries qui ont une proportion minimale de 70 % de bas salaires jusqu'à 1,5 fois du Smic. Elles s'inscrivent par ailleurs dans une démarche plus générale d'aménagement et de réduction du temps de travail et d'embauche des jeunes. Je conteste l'aspect sectoriel de ces mesures, et je rappelle le caractère dévastateur de ce processus pour l'espace européen. Nous ne nous laisserons pas piller nos emplois.

La Tribune :  Bruxelles, toutefois, s'impatiente de ne pas disposer des explications françaises…

Franck Borotra :  Conformément aux délais prévus, les explications françaises parviendront à la Commission avant le 15 juillet.

La Tribune :  La France est-elle prête à aider jusqu'au clash au cas où d'autres pays de l'Union européenne jugeraient ses revendications irrecevables ?

Franck Borotra :  Nous ne souhaitons pas de clash. Nous voulons simplement faire reconnaître notre bon droit. Dans l'automobile, l'augmentation de la pénétration de Fiat au détriment de Renault est due en partie à un problème de différentiel de prix et de dévaluation compétitive. Le marché unique est une chance pour les industries de l'espace européen, à condition que tout le monde respecte les mêmes règles du jeu. La création de déséquilibres et les transferts d'emplois constituent aujourd'hui un problème majeur qui appelle des solutions de nature politique. On n'en est plus aux tentatives de règlement administratif de ce dossier.

La Tribune :  Fixez-vous des échéances pour trouver une solution ?

Franck Borotra :  On ne peut plus attendre. Je n'en dirai pas plus.

La Tribune :  Cet état d'urgence s'applique à Moulinex. Où en est-on pour ce groupe ?

Franck Borotra : Moulinex est en grande difficulté. L'entreprise est confrontée à un risque grave de désindustrialisation. Mais si la restructuration nécessaire passe par un plan social contenant des mesures de réduction du temps de travail et de pré-retraite, elle sollicitera les moyens financiers de l'État. Le ministère de l'Industrie doit donc apporter son expertise en amont du plan social pour que la solution retenue soit la plus efficace industriellement, tout en ayant les conséquences sociales les plus faibles possible. L'État n'a pas pour mandat de payer les yeux fermés les conséquences sociales des erreurs de gestion des entreprises privées. Je ne suis pas interventionniste, mais je ne suis pas prêt à payer à guichet ouvert.

La Tribune :  D'aucuns ont estimé que l'État n'était pas dans son rôle en intervenant sur ce dossier…

Franck Borotra :  L'État est au contraire tout à fait dans son rôle. S'il n'intervenait pas, cela voudrait dire que, dans une situation de fracture sociale, il se désintéresse du sort des salariés. C'est impossible. Nous ne sommes pas dans un système hyperlibéral dans lequel l'État fermerait les yeux sur tout ce qui peut se passer. Le président de la République a clairement affirmé que, face à des perspectives débridées de mondialisation, la France était bien décidée à défendre un modèle social. Si possible européen, et en tout cas français.

La Tribune :  Faut-il réintroduire l'autorisation administrative de licenciement ?

Franck Borotra :  Cette autorisation porte bien son nom : elle est de nature administrative. Le vrai problème, c'est de trouver la meilleure solution économique pour limiter les dégâts sociaux. Ce n'est pas une mesure de nature bureaucratique ou administrative qui peut y contribuer.

La Tribune : Êtes-vous inquiet du recul des constructeurs automobiles français et en particulier de Renault ?

Franck Borotra :  L'automobile jour un rôle irremplaçable dans l'économie française. Ce secteur représente, avec l'amont, 17 % des emplois en France. Si je me bats pour l'automobile comme le textile, c'est parce qu'il s'agit des deux premiers secteurs de l'industrie française. Renault a perdu 3 % de parts de marché au premier semestre, essentiellement au profit de Fiat et cela, sur un marché dont la croissance est deux fois plus forte que celle de l'espace européen, essentiellement grâce à la prime qualité. Cette prime a plutôt profité aux constructeurs étrangers car elle s'est portée sur les véhicules de premier prix. La première cause de ce recul des constructeurs français, ce sont les dévaluations compétitives. Fiat n'a pas de meilleurs produits que Renault, mais la firme italienne profite à la fois de la prime de dévaluation compétitive et de la prime qualité. En outre, pour Renault comme pour PSA, qui sont des entreprises de très haute technologie, le problème essentiel est un problème de coût. Il appartient à ces entreprises de mettre en place la stratégie industrielle qui leur permet de gagner en compétitivité pour faire face à une concurrence qui, à partir de 1999, va devenir encore plus farouche. On a trois ans devant nous, et les décisions que les dirigeants de ces entreprises ont à prendre pour adapter leur outil, leurs gammes et leur prix aux conditions de la concurrence sont essentielles pour l'avenir.

La Tribune :  Des emplois ne risquent-ils pas encore de disparaître dans ces restructurations ?

Franck Borotra :  Ce n'est pas tellement une question d'emploi, mais de coût et de concurrence. Les dirigeants de Renault, d'ailleurs, ne s'y trompent pas. Ils sont engagés dans cet effort depuis longtemps. On entre dans une période qui va être difficile pour tous les constructeurs automobiles. Il reste six constructeurs généralistes en Europe. Je ne sais pas ce qui se passera en l'an 2000. Mais je me battrai aux côtés des constructeurs automobiles français pour qu'il en reste deux. L'accord Europe-Japon prévoit des aides en termes de formation et d'adaptation des constructeurs automobiles aux conditions de la concurrence et de l'ouverture des marchés. Il faut accélérer ce processus.

La Tribune :  Les alliances peuvent aussi concerner les fournisseurs. Où en est la recherche d'une solution française pour Valeo ?

Franck Borotra :  Valeo constitue un problème typique. Il s'agit d'une entreprise très importante qui réalise 25 milliards de francs de chiffre d'affaires, dont 37 % en France et qui emploie 14.000 personnes en France. Mais elle est importante aussi parce qu'elle est essentielle au secteur automobile : elle est un élément significatif de la rentabilité des constructeurs et représente, pour eux, un élément avancé de la technologie. C'est la raison pour laquelle je suis défavorable à toute solution de reprise qui ait pour conséquence de fondre l'activité de Valeo dans des ensembles beaucoup plus grands, ce qui aurait pour conséquence, à terme, la délocalisation des activités, et donc de défaire Valeo en tant qu'entreprise. Quand je m'exprime sur TRW, Delphi ou Tenneco et que je dis que ces solutions sont très dangereuses pour Valeo, c'est parce que, compte tenu des objectifs de ces entreprises, cela conduirait probablement à sa remise en cause et donc à des délocalisations. En outre, il ne faut pas oublier que 40 % des activités de Valeo sont entre les mains de trois constructeurs, Renault, PSA et Volkswagen. Rien ne pourra être fait contre l'intérêt de ces clients. Carlo De Benedetti est homme d'affaires averti et il comprend bien le problème. Il faut se battre pour trouver une solution mais ça nécessite un peu de temps.

La Tribune :  Un tour de table français pour reprendre la participation de Cerus est donc réalisable ?

Franck Borotra :  Bien sûr.

La Tribune :  L'Agence internationale de l'énergie a récemment critiqué la politique française en matière de fiscalité sur les carburants. Le gouvernement va-t-il poursuivre dans la voie d'un rapprochement des fiscalités sur le gazole et l'essence ?

Franck Borotra :  Les conseils n'engagent que ceux qui les donnent. La fiscalité est une affaire complexe qui met en cause l'industrie du raffinage, l'industrie automobile, l'environnement et la structure du transport routier en France. Ce n'est pas l'avis d'experts qui viendra peser sur les choix politiques du gouvernement français. Aucune décision ne sera prise qui puisse remettre en cause la compétitivité des transports routiers et autres modes de transport français par rapport aux transports européens.