Interview de M. Alain Madelin, vice président du PR et président du mouvement Idées-action, à France-Culture le 16 juin 1996 publié dans "Le Monde" du 18 juin, sur la pensée libérale et le rôle de l'Etat.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Emission Le Rendez vous des politiques - France Culture - Le Monde

Texte intégral

(Manque France culture)

 

Le Monde : 18 juin 1996

Le Monde : Vous êtes le principal porte-parole des idées libérales en France. Que pensez-vous de la déclaration de Martine Aubry, mercredi 12 juin, sur France-Inter, selon laquelle l'affaire de la « vache folle » illustre les dérives du libéralisme dès lors que celui-ci, en réduisant le rôle de l'État, diminue aussi les contrôles nécessaires ?

Alain Madelin : C'est une affirmation politicienne, dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle manque de rigueur. Si on compare l'économie ultra-administrée de l'affaire du sang contaminé à la façon dont a été traité, selon les règles de l'économie civile et du droit commercial, le problème du Perrier contaminé (en 1990), on constate un net avantage des règles de droit sur l'intervention politique. Ce qu'illustre peut-être l'affaire de la « vache folle », comme d'autres affaires, c'est la connivence entre les intérêts économiques et les intérêts politiques, connivence que, pour ma part, je ne cesse de dénoncer.

Alain-Gérard Slama : Jusqu'où va, pour vous, l'idée libérale ? Comment l'appliquez-vous aux trois questions suivantes : le soutien annoncé par Jacques Chirac aux langues régionales, la question des quotas de femmes et celle de l'union civile des homosexuels ?

Alain Madelin : On a tendance à réduire la pensée libérale à ses aspects économiques, mais c'est avant tout une pensée philosophique et juridique, qui a des implications économiques. C'est même une éthique, fondée sur la responsabilité personnelle.

Reprenons les trois points que vous soulevez. Les langues régionales : s'il me plaît de parler breton, au nom de quoi me l'interdiriez-vous ? Je sais bien qu'il y eut un temps où des instituteurs républicains voulaient extirper les langues régionales pour favoriser l'intégration dans un moule unique ; aujourd'hui, cela n'est plus de circonstance.

Sur les quotas de femmes, je suis plus réservé parce que, si l'on ouvre la boîte de Pandore des quotas, je ne sais pas où l'on s'arrêtera, mais, alors que nous passons d'une société à dominante masculine, où le mot-clé était celui de pouvoir, à une société de responsabilité – une valeur pour le moins partagée entre les hommes et les femmes – je souhaite une meilleure intégration des femmes à la vie politique, non pas pour qu'elles adhèrent à l'ordre masculin du pouvoir, mais pour qu'elles contribuent à diffuser la société de responsabilité que j'appelle de mes voeux.

Sur l'union civile des homosexuels, si des personnes décident de vivre ensemble pour briser leur solitude et si des verrous juridiques les en empêchent, qu'on trouve une formule pour consacrer leur volonté ne me choque en aucune façon, au contraire.

Le Monde : Vous n'êtes pas seulement un libéral en matière économique…

Alain Madelin : Le libéralisme est, au-delà des étiquettes politiques, une pensée de rassemblement. Il existe des libéraux de gauche qui sont libéraux de société, mais qui ne le sont pas sur le plan économique ; il existe des libéraux de droite qui pratiquent le libéralisme économique, mais le refusent sur les questions de moeurs ; pour ma part, je suis un libéral complet.

Blandine Kriegel : Jusqu'où peut-on aller dans la désétatisation ? Les idées dont vous vous réclamez ont rencontré un grand succès depuis au moins une décennie, outre-Manche avec le thatchérisme, outre-Atlantique avec le reaganisme et même en France. Mais certains, en Amérique – je pense en particulier à Peter Drucker, un des grands penseurs du management – ont tiré un signal d'alarme. Ils estiment qu'on est allé trop loin, insistent sur le rôle de l'État dans la mise en place d'un équilibre économique et posent la question du lien civil, de la citoyenneté. Que leur répondez-vous ?

Alain Madelin : Je me réclame d'une idée, qui est à mon avis, aux sources de la philosophie occidentale et de la modernité, celle de la société de droit, qui proclame la supériorité du droit sur tous les pouvoirs quels qu'ils soient, que ce soit ceux d'un tyran, d'une majorité démocratiquement élue ou d'un monarque. Pourquoi a-t-on des États ? Parce que les hommes ne sont pas pacifiques : contre l'étranger et la menace de guerre, contre le citoyen et la menace de violence, l'État détient le monopole de la force. Mais ce monopole, les libéraux veulent qu'il soit très sérieusement encadré par des règles de droit, par des règles constitutionnelles mises à l'abri des caprices d'une majorité, par des contre-pouvoirs et des mécanismes démocratiques.

Pour les libéraux, les missions de l'État sont liées essentiellement à la sécurité intérieure et extérieure. Ces missions, dites régaliennes, ne se discutent pas. Au-delà, tout se discute. Je ne suis ni pour un État maximum, qui étouffe, ni pour un État minimum : je suis pour un État optimum, mais un tel État varie suivant les lieux, suivant les époques. S'il apparaît comme le plus capable d'assurer l'éducation, de produire de l'électricité ou de fabriquer des téléphones, très bien, mais qu'il le prouve en se soumettant à une certaine forme de concurrence et en acceptant d'être remis en question à chaque instant sur ses missions non essentielles.

Le recul de l'intervention de l'État, dans cet esprit, s'accompagne du renforcement de ses missions essentielles. Au cours des dernières années, on a vu l'État progresser dans des missions qui ne sont pas les siennes, en se faisant, par exemple, banquier, et il a régressé dans ses missions propres. Mais l'État est aussi cofabricant et garant des règles de droit. D'où l'idée qu'à la régulation par le règlement, le fonctionnaire ou le flic, doit se substituer la régulation par le droit, qui est au coeur de la philosophie libérale.

Le Monde : En matière de privatisation, jusqu'où iriez-vous ? Privatiseriez-vous les télécoms, la SNCF ?

Alain Madelin : Les télécoms, oui, bien sûr, c'est le bon sens, même M. Delors le dit. Pour le reste, je suis assez prudent. Je ne suis pas ultralibéral, je vais beaucoup moins loin que le chancelier Kohl, je me sens plutôt comme un démocrate-chrétien allemand modéré. Il faut regarder dossier par dossier, sans dogmatisme. S'agissant de la SNCF, je ne proposerais pas une privatisation totale, comme l'ont fait les Britanniques, ni une privatisation partielle, comme s'y sont engagés les Allemands. En revanche, j'ai proposé depuis longtemps d'acclimater en France la directive Delors, sous le gouvernement Rocard, comme le propose aussi M. Fiterman. Vous voyez que les clivages en France ne passent pas toujours entre la majorité et l'opposition, mais entre les conservateurs et les réformateurs.

Blandine Kriegel : Vous voulez réduire les interventions de l'État dans l'économique, mais envisagez-vous une transformation de l'État lui-même pour en faire enfin un État de justice ?

Alain Madelin : Il est vrai que nous n'avons pas en France un État de droit, mais un État de passe-droits. Au nom de ce que j'appellerais la démocratie-providence s'est institué un système de connivence qui mélange des intérêts très privés, très catégoriels, et l'intérêt général. Les mécanismes du marché politique sont tels que ce ne sont pas les majorités qui dirigent, mais plutôt les minorités. Ce sont souvent les plus menaçants, les plus violents, qui, dans les couloirs ou les antichambres du pouvoir, finissent par obtenir des décisions en leur faveur. Cela crée une situation extrêmement dangereuse, qui provoque une usure profonde de notre démocratie.

Blandine Kriegel : En France, chacun le sait, c'est l'État-providence qui a assuré, après 1870, la solidité du pacte républicain. Les libéraux, pour leur part, étaient opposés à la naissance d'une assistance publique…

Alain Madelin : Les libéraux ont été à l'origine de tous les mécanismes d'assistance.

Blandine Kriegel : Non, non, pas en France, ce sont les catholiques…

Alain Madelin : Les catholiques sociaux et les libéraux…

Blandine Kriegel : Non, pas les libéraux. Les libéraux, en France, n'ont jamais été pour l'État-providence.

Alain Madelin : L'idée d'assurance sociale est une idée libérale.

Blandine Kriegel : Non, ce n'est pas une idée libérale. C'est la grande différence entre le libéralisme continental et le libéralisme anglo-saxon. Marshall, Keynes, Beveridge, vous avez raison, étaient pour l'État-providence. En France, les libéraux – Guizot, Tocqueville – étaient contre l'intervention de l'État dans l'économie.

Alain Madelin : Mais non, mais non. Tout le mouvement de la mutualité est d'origine libérale.

Blandine Kriegel : Il n'est pas du tout libéral en France.

Alain Madelin : La pensée libérale, c'est une revendication de responsabilité personnelle. C'est le fameux « laissez-nous faire » – et non pas « laissez faire, laissez aller » – qui trouve son prolongement dans l'origine du mouvement syndical réformiste français : « laissez-nous faire nos affaires nous-mêmes ». Ce qui fait que les grandes lois sur le syndicalisme ou sur l'association sont d'inspiration libérale. L'État-providence, c'est la nationalisation et l'étatisation des mécanismes d'assurance. Les libéraux sont pour des mécanismes d'assurance et pour l'obligation d'assurance, mais cela ne signifie pas que l'État doit se faire lui-même, en situation de monopole, le prestataire de ces services sociaux.

Alain-Gérard Slama : La pensée libérale n'est pas antinomique de l'idée d'assurance, qui est la clé du système de l'État-providence…

Alain Madelin : Non, c'est la clé d'un système de sécurité sociale libéral. Les libéraux ont toujours été attentifs au besoin de sécurité sociale. Le problème est de savoir dans quel cadre on l'exerce. À contre-courant de ce qu'a fait le gouvernement Juppé, j'ai défendu l'idée d'une évolution à l'allemande, c'est-à-dire vers des caisses autonomes, concurrentes, gérées par un paritarisme rénové, plutôt que celle d'une évolution à la britannique, qui passe par la nationalisation du système de santé. L'État fixe des règles, cela ne veut pas dire qu'il se fait assureur. Prenez l'assurance automobile. L'obligation n'implique pas une sécurité sociale automobile gérée par l'État et les partenaires sociaux.

Alain-Gérard Slama : Vous dites que la loi attribue aux gens, à travers les groupes de pression, toutes sortes de prébendes, de faux droits ; mais ces faux droits, vous les avez encore plus dans une société civile qui crée son propre droit, le droit à l'enfant dès que j'ai un désir d'enfant, le droit à l'air pur dès que je respire un peu mal, etc. Je ne vois qu'un arbitre qui puisse définir les limites, c'est le politique, c'est la loi…

Alain Madelin : Le droit à l'air pur, pour moi, cela ne veut rien dire. En revanche, vous avez une responsabilité si vous polluez l'air et si vous lésez quelqu'un. Les libéraux sont partisans des droits « de », non des droits « à ». Les droits « de », ce sont des libertés objectives, dans le cadre des principes de responsabilité. Mais que signifie, par exemple, le droit aux congés payés pour un paysan du Sahel ? C'est un droit vide de sens. C'est sans doute une obligation morale, mais sans conséquence juridique. La multiplication de ces faux droits « à » est de nature à légitimer l'interventionnisme de l'État et donc à réduire le pouvoir de l'individu sur lui-même au profit d'un pouvoir collectif qui, très souvent, est en réalité le pouvoir d'une caste.

Le Monde : Vous ne pensez pas que l'État est le garant de l'intérêt général ?

Alain Madelin : Prenez les problèmes de l'environnement. Je pourrais montrer facilement que, en plaçant l'environnement sous la garde de l'État, on a créé un système de responsabilité publique qui est en fait un système d'irresponsabilité publique, dissimulant une connivence entre les pouvoirs publics et les intérêts industriels. À une époque où l'environnement était placé sous la seule garde du droit civil, celui-ci était un bien meilleur gardien.

L'État a-t-il une meilleure vue de l'intérêt général que l'équilibre des intérêts particuliers ? C'est probablement vrai dans certains domaines et notamment dans ceux qui touchent des missions régaliennes. Mais sur le plan économique, c'est très discutable. Il suffit de voir combien de bévues ont été commises et quelle facture ont payé les contribuables au nom de cet intérêt général.

Blandine Kriegel : Ce que les États modernes ont apporté par rapport au droit romain, qui était essentiellement privé, c'est le développement d'un droit public. Quand vous dites que vous êtes pour une société de droit, vous ne pouvez pas faire comme s'il ne s'agissait que de droit privé, alors que la société moderne est aussi une société de droit public…

Alain Madelin : Bien sûr. Les libéraux sont par nature des briseurs de privilèges. Vous avez peur qu'en même temps ils ne cassent quelque chose d'essentiel dans le lien social. Je voudrais vous rassurer : je suis un partisan de l'enracinement dans des valeurs. Ces valeurs sont grosso modo l'héritage des droits de l'homme, qui sont notre règlement de copropriété. Par exemple, sur la question de l'immigration islamique, nous devons dire que le droit issu des principes des droits de l'homme est incompatible avec celui de la charia et que, sur notre territoire, nos conceptions doivent prévaloir. Nos institutions politiques ne doivent pas être seulement des institutions de régulation, mais aussi exprimer des valeurs.

Alain-Gérard Slama : Vous avez besoin de corps intermédiaires, c'est-à-dire d'interlocuteurs qui acceptent de négocier. N'est-ce pas ce qui a manqué au gouvernement, lors du mouvement social de l'automne ?

Alain Madelin : Vous faites allusion à Force ouvrière. Mais Force ouvrière ne refusait pas la négociation, elle refusait la destruction de la Sécurité sociale, ce qui n'est pas la même chose. Sans doute y a-t-il eu erreur de méthode, car je suis persuadé qu'on aurait pu faire évoluer FO vers un système de partenariat rénové à l'allemande.

La pensée libérale est apparue – et c'est un grand malentendu – comme hostile aux corps intermédiaires parce qu'elle a dû briser les corporations de l'ancien régime et qu'il lui faut lutter contre la dégénérescence corporatiste de ces institutions libérales que sont les corps intermédiaires, mais on ne peut imaginer une société libérale qui ne leur donnerait pas un rôle fécond.