Interviews de M. Pierre Moscovici, ministre délégué aux affaires européennes, à BFM le 1er mai 1998, "Libération" et "La Dépêche du midi" le 2 et dans "Le Monde" le 5, sur la fixation du calendrier et des participants au lancement de l'euro, le rôle du conseil de l'euro, l'autonomie de la future banque centrale européenne et sur les modalités de la ratification du traité d'Amsterdam.

Prononcé le 1er mai 1998

Intervenant(s) : 

Circonstance : Sommet européen spécial pour le lancement de la monnaie unique à Bruxelles le 2 mai 1998

Média : BFM - Emission Forum RMC Libération - Emission la politique de la France dans le monde - La Dépêche du Midi - Le Monde - Libération

Texte intégral

Entretien du ministre délégué chargé des affaires européennes, M. Pierre Moscovici, avec BFM (Paris, 1er mai 1998).

BFM : Ce Sommet extraordinaire de Bruxelles qui marque l'avènement de l'euro doit-il être considéré comme une formalité, compte tenu qu'on en sait l'aboutissement ou véritablement s'agit-il d'un moment politique fort ?

Pierre Moscovici : C'est vrai qu'il n'y a pas un suspens extraordinaire et tant mieux. On sait qu'il y aura onze pays qui appartiendront à l'euro et c'est l'impact essentiel. Je crois que c'est une décision totalement historique, que cela marquera vraiment une date dans l'histoire de l'Europe, puisqu'onze pays vont mettre en commun leur souveraineté monétaire, renoncer du coup à une certaine identité nationale, de point de vue-là, et faire que l'euro soit la monnaie commune, leur monnaie unique.

Et il y aussi un petit sujet, dont on parlera, qui est la nomination du président de la Banque centrale européenne.

BFM : Alors, précisément, ce peut être le point d'achoppement de ce Sommet. Pourquoi ces frictions sur cet organisme dont les Français ne comprennent pas encore vraiment l'importance et la place dans le système européen ?

Pierre Moscovici : D'abord, c'est un organe qui est absolument déterminant, puisque c'est une banque centrale, une banque centrale indépendante, donc qui jouera, au niveau de l'Europe, exactement le même rôle que joue aujourd'hui la Banque de France pour la France. C'est elle qui sera maîtresse de la politique monétaire, des taux d'intérêt et donc des éléments de régulation. Donc, c'est très important.

BFM : Et il faut absolument que ce soit un Français qui la préside ?

Pierre Moscovici : Nous avons présenté un candidat pour deux raisons. La première, c'est parce que nous n'estimions pas fonder que ce soit les gouverneurs des banques centrales eux-mêmes qui cooptent l'un des leurs, M. Duisenberg, quelles que soient ses qualités. Et nous ne voulions pas non plus, et c'est dans le même esprit, que l'on ait toujours des candidats qui n'aient qu'une certaine logique, qui est celle de la Bundesbank.

Et puis il y a une deuxième raison : la France est un grand pays, et nous estimons – et c'est d'ailleurs une tradition française –, que nous devons être présents dans les organes internationaux, notamment en matière financière et monétaire. Les Allemands ont la Banque centrale à Francfort, ils n'ont pas besoin d'avoir également la maîtrise de la direction de cette banque centrale. Donc, nous estimons que M. Trichet est un très bon candidat.

BFM : Vous craignez une vraie tension avec les Allemands, notamment sur cette question, au cours du Sommet ?

Pierre Moscovici : J'espère qu'on aura la sagesse de trouver une solution. Il y a plusieurs solutions, la première, c'est qu'on accepte M. Trichet. Cela ne me paraît pas probable, puisque les Néerlandais ont dit qu'il y aurait un veto de leur part dans ce cas. La seconde, c'est qu'on accepte M. Duisenberg, pour l'intégralité du mandat. Cela ne me paraît pas probable, non plus. Il y aurait un veto français. Et donc, il faut chercher une solution qui tourne autour d'un partage. Est-ce que se sera de jure ou de facto, avec une solution un peu souple ? Nous le verrons bien. Je pense que c'est la solution de la sagesse. Je pense qu'elle sera trouvée.

BFM : Ne craignez-vous pas quand même que cette querelle, qui fait un petit peu « cuisine européenne » interne, ne nuise d'emblée à la crédibilité de l'euro ?

Pierre Moscovici : Non, ce n'est pas une « cuisine ». C'est, encore une fois, quelque chose qui est très important, ce n'est pas un enjeu mineur. Il n'a pas été réglé avant ce Sommet, on peut le regretter. Mais c'est comme cela ; il doit être réglé ce samedi 2 mai.

BFM : Ce ne sera pas éternellement un Français qui présidera la BCE ?

Pierre Moscovici : Bien sûr que non, mais il est très symbolique que lors de l'avènement de l'euro, en 2002, ce soit un Français qui soit aux commandes de la Banque centrale européenne. Nous ne demandons pas à la gouverner pour toujours. C'est clair. Mais je pense qu'au départ, il y a là un symbole fort. Vous savez, l'Europe s'est faite depuis maintenant cinquante ans, autour du couple franco-allemand. Une banque centrale à Francfort peut très bien être dirigée, au départ de la monnaie unique, par un Français.

BFM : Vous pensez que les marchés financiers vont bien réagir à ce qui va se passer ?

Pierre Moscovici : Ils réagiront bien si la solution est positive. Ils peuvent s'interroger davantage si elle ne l'est pas. En toute hypothèse, je pense qu'il n'y aura pas de crise. Au pire, il peut y avoir un délai, mais encore une fois, ce n'est pas la solution que je préconise. On est en train de réfléchir à des solutions, et je crois que les chefs d'État et de gouvernement sauront trouver les solutions adaptées.


La Dépêche du Midi - 2 mai 1998

La Dépêche du Midi : L'Europe a ouvert une crise au sein du RPR. La gauche plurielle elle-même, il faut en convenir, peine à préserver son unité. L'union serait-elle devenue une source de confusion au lieu d'éclairer le chemin ? Votre sentiment ?

Pierre Moscovici : La droite est en train d'imploser sous nos yeux avec ou sans l'Europe. On le voit avec les tentations d'alliance avec le FN dans les conseils régionaux et la semaine dernière, avec le débat au Parlement sur l'euro. Incontestablement, il y a de quoi jeter le trouble parmi les citoyens.

Dans ce climat, le gouvernement constitue le « pôle de stabilité » de notre vie politique, pour reprendre l’expression employée par Lionel Jospin. Cela veut dire que nous avons un devoir de cohérence et de compétence plus fort que celui qui incombe en temps normal à un gouvernement, quel qu'il soit, tout simplement parce que la droite est en crise et donc incapable pour le moment de constituer une opposition crédible. Il faut en tenir compte dans notre action, y compris sur l'Europe, et je m’y emploie activement à la veille des échéances importantes qui nous attendent.

La Dépêche du Midi : Le passage à la monnaie unique suppose une adaptation difficile et une pédagogie efficace. La France sera-t-elle prête l'heure venue ? Allez-vous prendre des initiatives pour informer et, le cas échéant, rassurer nos compatriotes ?

Pierre Moscovici : Dans cette affaire, il faut que tout le monde y mette du sien. Les mieux armés pour affronter ce changement vont donner l'exemple. Les banques, qui vont basculer toutes leurs opérations en euros au 1er janvier 1999 ; les grandes entreprises aussi, qui ont, en principe, jusqu'à 2002, mais qui ont, pour la plupart, déjà engagé une réflexion approfondie sur les conséquences de l’euro pour leur gestion quotidienne. Moi, je crois beaucoup à un effet d’accélération. Comme pour toutes les mutations importantes, les plus forts doivent prendre par la main ceux qui y sont moins bien préparés naturellement. Par exemple, la pédagogie des grandes entreprises auprès de leurs fournisseurs pour leur faire comprendre l’intérêt de passer vite à l’euro sans attendre le délai ultime de 2002 est nécessaire et utile.

Quant à nos compatriotes, il faut qu'ils se rassurent. Le véritable changement viendra pour eux en 2002 seulement, avec l’introduction des pièces et des billets en euro, dernier stade du passage à l'euro. D'ici là, le gouvernement sera actif pour les informer des modalités concrètes de ce changement important de nos habitudes.

J'ai pris moi-même l'initiative de lancer une grande campagne de communication, « Vivre l'Europe », qui a un but plus large, comme son nom l'indique, mais qui répond aussi, je crois, à ce souci d'expliquer, de rassurer sur tout ce que l’euro va nous apporter.

La Dépêche du Midi : Une inquiétude largement répandue porte sur l’autonomie de la future Banque centrale. Certes, il est prévu d'installer un Conseil de l'Euro mais nous sommes loin – comme l'a rappelé Jack Lang – du gouvernement économique souhaité par la gauche. Bref, ressentez-vous comme un handicap l’absence d’Europe politique ?

Pierre Moscovici : Ma conviction est que l’euro va créer un choc fédérateur en Europe. Le besoin d'affirmation d'un pouvoir politique va se faire sentir, en face de la Banque centrale européenne indépendante. C'est une nécessité presque organique. Il en va ainsi aux États-Unis où M. Greenspan, le patron de la Fed, la banque centrale américaine, a un dialogue de nature politique avec l’administration Clinton. Il en va ainsi en Allemagne également quand on y regarde de près. Il en sera ainsi en Europe demain. La fonction créera l'organe. Et l'organe, c’est le Conseil de l'Euro, qui va se réunir très bientôt et où Dominique Strauss-Kahn représentera la France et fera valoir nos préoccupations sur la relance de la croissance et de l'emploi en Europe.

La Dépêche du Midi : Sans préjuger du résultat des prochaines élections en Allemagne, il est probable que la période ouverte par Helmut Kohl se referme. Est-ce que son successeur possible – Gerhart Schröder – saura, à votre avis, avec la même force et la même conviction prendre sa part des responsabilités européennes ?

Pierre Moscovici : Je me garderai bien de prendre à ce stade position, même si les liens amicaux du Parti socialiste et du SPD ne sont pas un mystère. La moindre des choses, c'est de laisser nos amis allemands se prononcer sereinement, en septembre prochain. À titre personnel, je n’ai aucun souci au contraire, sur la conviction européenne des sociaux-démocrates allemands. Il me semble que le programme de M. Schröder est à bien des égards proches de notre philosophie, notamment sur la coordination des politiques économiques, la réforme institutionnelle ou l’approche de l’élargissement. Chacun a sa personnalité, mais il y a des réalités qui s'imposent à tous. Comme l'a rappelé encore tout récemment l'ancien chancelier Helmut Schmidt, l'Allemagne est un grand pays au cœur de l'Europe, avec soixante millions de Français de l'autre côté du Rhin et quarante millions de Polonais de l’autre côté de l’Oder-Neisse. Son avenir est donc celui d'une puissance motrice dans la construction européenne.

La Dépêche du Midi : Quelles sont, à votre avis, les perspectives heureuses les plus probables à l'occasion de l'avènement de l'euro et, en même temps, quelles sont les difficultés les plus prévisibles auxquelles les Français devront faire face ?

Pierre Moscovici : La perspective heureuse, c'est d'abord que l'Europe soit de retour, avec l’euro, qui va apporter de la stabilité et de la croissance, en nous rendant moins dépendants du dollar et de la conjoncture internationale. Le défi, c’est que les Français reprennent confiance : confiance en eux-mêmes d'abord, confiance aussi dans notre vieil État-nation millénaire qui, loin d'être menacé par cette évolution, a tout à gagner, au contraire, à se projeter dans un environnement européen plus stable et plus sûr.


Libération - 2 mai 1998

Libération : Le RPR a étalé ses divisions au grand jour, la semaine dernière, lors du débat à l’Assemblée sur l’euro. Compte tenu des contradictions qui la traversent, la majorité plurielle ne risque-t-elle pas de vivre la même mésaventure ?

Pierre Moscovici : Les différences de la majorité plurielle sont connues et elles l’étaient déjà lors des législatives de 1997. Elles ne remettent pas en cause la cohésion majoritaire. Le cas du RPR est tout autre. Il a exercé le pouvoir pendant des années derrière Jacques Chirac. Le fait qu’il explose sur l’euro est un élément grave dans la vie politique française. C’est la preuve d’une très grande incohérence, qui a conduit Philippe Séguin à changer quatre fois de position en quelques jours. Mais, malgré ces changements de pied, l’histoire retiendra de M. Séguin qu’il était contre l’euro au départ et contre l’arrivée.

Libération : Passé le sommet de Bruxelles, être anti-euro va-t-il encore avoir un sens ?

Pierre Moscovici : La décision du 2 mai ne va pas mettre fin au débat. Il va continuer jusqu’à ce que nous ayons dans notre poche des pièces et des billets libellés en euro, c’est-à-dire en 2002. Mais le débat va se déplacer. La question n’est plus de savoir si on fait 3 % ou 3,5 % de déficit, elle va porter sur les conséquences de l’euro sur l’emploi, les salaires, la croissance. Il va y avoir un très large débat sur le « comment fait-on ? » Est-ce qu’on s’en remet aux forces du marché, ou bien serons-nous capables d’imposer une harmonisation fiscale et sociale par le haut ?

Libération : Est-ce que vous vous sentez quitte aujourd’hui à l’égard des quatre conditions que Lionel Jospin avait posées pour la mise en place de l’euro ?

Pierre Moscovici : Soyons tout à fait honnêtes. Sur les quatre conditions, seules deux sont intégralement remplies :

1. L’euro inclut les monnaies méditerranéennes, y compris la lire italienne.
 2. Il ne sera pas une monnaie surévaluée par rapport au dollar. Les deux autres objectifs commencent seulement à être atteints. Nous voulions la mise en place d’un gouvernement européen, il y aura un « Conseil de l’euro », mais il reste à lui donner toute sa dimension. La quatrième condition, c’était ce « pacte de solidarité et de croissance », dont les bases ont été jetées au sommet sur l’emploi de Luxembourg. Sur ces deux points, nous avons commencé à infléchir la construction européenne. Et ces objectifs politiques demeurent les nôtres.

Libération : Qu’est-ce que la France entend faire du Conseil de l’euro ?

Pierre Moscovici : Nous en avons une conception ambitieuse. Il sera l’espace où les pays de la zone euro parlent de tout, de la politique budgétaire et fiscale, de la politique sociale et de celle, délicate, des changes. Il paraît logique que dans un système où il y a une banque centrale indépendante il y ait une autorité politique qui puisse avoir voix au chapitre sur tous ces sujets. Nous ne voulons pas d’un Conseil de l’euro profil bas.

Libération : Qui le contrôlera ?

Pierre Moscovici : Si l’on a une banque centrale indépendante, s’il y a un gouvernement européen, il n’est pas illogique qu’il y ait alors un organe de contrôle démocratique. Cela pose le problème du contrôle parlementaire. Valéry Giscard d’Estaing a proposé que soit mis en place un comité parlementaire de l’euro qui regrouperait des députés nationaux et européens, avec pour mission de dialoguer avec les autorités de la Banque centrale européenne. Le gouvernement a accepté cet amendement. Au-delà, le chantier institutionnel de l’Union est totalement à reprendre. Car celle-ci est au bord de la paralysie. C’est la limite du traité d’Amsterdam. Il faut une Commission mieux hiérarchisée et plus efficace, il faut revoir la pondération des voix au sein du Conseil et aller vers davantage de vote à la majorité qualifiée dans beaucoup de domaines.

Libération : Cela veut dire qu’il ne faut pas ratifier le traité d’Amsterdam ?

Pierre Moscovici : Comme le dit Lionel Jospin, il faut ratifier ce traité « par raison », parce qu’il apporte un certain nombre de choses sur l’emploi, le social, le service public, l’égalité hommes-femmes, le développement durable, etc. Si toutes les forces politiques ont un comportement responsable, ce traité sera ratifié, mais il ne soulèvera pas l’enthousiasme des foules. Une fois ratifié, il faudra le compléter. C’est pourquoi il serait légitime que le Parlement français dise ce qu’il pense de ce traité et quels prolongements il souhaite lui donner.

Libération : Y a-t-il une majorité en France pour ratifier le traité ?

Pierre Moscovici : Avant de le ratifier, il faut réviser la Constitution. Pour cela, il faut une majorité des trois cinquièmes au Congrès, si cette formule est retenue. Il est donc indispensable que le RPR et l’UDF aient une attitude claire sur ce traité négocié – à vrai dire assez mal – par le précédent gouvernement, qu’ils soutenaient. Le parti socialiste n’a pas à être le seul défenseur d’un traité dont nous ne sommes pas les auteurs. Il faudra donc que Philippe Séguin et le RPR aient une attitude plus claire, plus cohérente et plus prévisible que lors du débat sur l’euro.

Libération : Si Amsterdam n’était pas ratifié, ce serait une crise européenne. On a l’impression que ça ne déplairait pas forcément à Lionel Jospin…

Pierre Moscovici : Pas du tout. Honnêtement, il ne la souhaite pas. Ce serait un signal négatif adressé à l’Europe, celui de notre incapacité collective à décider. Mais le Premier ministre n’a pas à porter les contradictions de l’opposition. Il faut qu’il y ait un engagement clair de la droite.

Libération : Du fait de l’euro, la France et l’Allemagne se sont efforcées d’éviter toute grave crise. Après le 2 mai, pensez-vous que la situation sera différente ?

Pierre Moscovici : Les enjeux européens seront en effet déconnectés de cette espèce d’épée de Damoclès qu’était l’euro. On ne pourra plus agiter la menace de la défaillance des marchés ou de l’échec de l’euro, puisque celui-ci sera fait !

Libération : Vous vous en réjouissez ?

Pierre Moscovici : Cela permet d’envisager la construction de l’Europe politique et sociale. Faire l’euro est une décision historique, l’euro sera une réalisation essentielle, un facteur déterminant de puissance, il doit être un instrument pour la croissance et l’emploi mais il n’est pas une fin en soi. Et l’Europe ne se résume pas à l’euro.

Libération : Vous sentez-vous en phase avec Gerhard Schröder, le leader du SPD allemand, sur les questions européennes ?

Pierre Moscovici : Nous sommes proches sur beaucoup d’aspects, comme la coordination économique, l’approche de l’élargissement ou les réformes institutionnelles. Mais les élections allemandes sont encore loin.

Libération : Les responsables du PS ne semblent pas très chauds pour réformer le scrutin des européennes.

Pierre Moscovici : Une telle réforme serait un bien. Pas tant pour réduire les scores du Front national – le scrutin européen est nécessairement proportionnel – que pour rapprocher les députés européens des citoyens et pour mieux structurer le paysage politique.

Libération : Un échec sur la Banque centrale européenne est-il possible ?

Pierre Moscovici : Notre candidat est M. Trichet. J’espère et je crois que les chefs d’État et de gouvernement réunis aujourd’hui à Bruxelles auront la sagesse nécessaire pour parvenir à une situation équilibrée.


Le Monde - 5 mai 1998

Le Monde : La mise en place de l’euro ne renforce-t-elle pas le rôle du Président de la République ?

Pierre Moscovici : Je vais utiliser une formule pleine de courtoisie et qui tient compte du respect et de la sympathie que j’ai pour le Président de la République : comme disait Lionel Jospin, « la cohabitation n’est pas la fusion ». Nous sommes d’accord sur les intérêts essentiels de la France. Quand nous sommes à l’étranger, nous menons une politique qui est totalement harmonisée. Mais, en même temps, Jacques Chirac reste un homme – comment dire ? – de droite, quand même !

La cohabitation est assurée par des gens responsables, qui s’efforce de préserver les intérêts du pays et, donc, d’être toujours d’accord sur les grands choix, notamment internationaux. En même temps, c’est aussi une forme de combat politique. On sait bien qu’on peut se retrouver, à un moment donné, dans une confrontation : il le sait, nous le savons aussi. Cela n’empêche pas le respect mutuel et le travail commun. Il ne faut pas avoir l’idée que sur la politique internationale, même si c’est le président qui conduit les délégations, c’est lui qui prend les décisions. Tout est partagé.

Le Monde : Il dit, lui, que le Premier ministre n’a jamais contesté ses choix…

Pierre Moscovici : Exactement ! C’est vrai ! Et le président n’a jamais contesté le Premier ministre, ni le gouvernement, sur les choix que nous faisons. Dans le domaine européen, les informations, les capacités de décision sont du côté du gouvernement. Nous faisons des propositions, nous élaborons des positions politiques, le Président de la République y réfléchit de son côté, et nous confrontons. Avant chaque sommet, nous nous réunissons – Jacques Chirac, Lionel Jospin, Hubert Védrine, Dominique Strauss-Kahn, moi-même – et nous nous mettons d’accord, parce qu’il est très important qu’à l’extérieur de la France, nous parlions d’une seule voix. C’est une responsabilité partagée, dans laquelle la prééminence du Président de la République n’est pas discutée, mais dans laquelle le gouvernement joue le rôle premier en matière de proposition et d’animation politiques.

Avec l’euro, l’Europe cesse d’être une question de politique étrangère pour devenir une question de politique intérieure. Je définis mon travail comme à la lisière, entre la politique extérieure et la politique intérieure : il faut que l’Europe devienne plus populaire auprès des Français, qu’ils l’aiment davantage, qu’ils la connaissent mieux. En même temps, tous les acteurs – le Président de la République, le gouvernement – partagent la responsabilité européenne.

Le Monde : Chez l’un comme chez l’autre, n’y a-t-il pas une contradiction à dire : « On ne peut pas faire cavalier seul » et, en même temps, à vouloir défendre une spécificité française ?

Pierre Moscovici : Il ne faut pas croire qu’avec ce qui s’est passé à Bruxelles et avec ce qui va se passer le 1er janvier 1999, le débat sur l’euro soit fini. Ce qui est fini, c’est un certain type de débat : on sait que l’euro va exister, donc ce n’est plus la peine de dire qu’on est pour ou qu’on est contre. La question, c’est de savoir comment on fait. Le problème des déficits publics est, lui aussi, à mon avis, derrière nous : tout le monde est d’accord pour les réduire ; après, c’est une question de rythme, qui touche à des dixièmes de pourcentage, cela n’a pas beaucoup d’intérêt.

La question qui va se poser, c’est : comment vit-on avec l’euro ? Est-ce qu’on laisse faire le marché, tout seul, sans coordination du tout ? Est-ce qu’on s’intéresse uniquement aux agrégats macro-économiques, du type masse monétaire ou autres, laissant le reste à une sorte de loi de la nature ? Dans ce cas, on peut avoir des problèmes, y compris des rejets de l’euro : il peut être repoussé par les peuples, avec un nouvel euroscepticisme qui porte sur l’emploi, les salaries, les conditions sociales…

Et il y a une deuxième voie, celle que nous voulons pour l’Europe et qui est celle de l’harmonisation fiscale et sociale par le haut. Le fait que nous ayons tous l’euro en partage a pour conséquence, en pratique, que les conditions de formation des prix doivent être harmonisées. Des choses qui sont, aujourd’hui, cachées par la disparité des monnaies se verront demain. Cela ne signifie pas du tout qu’on doit avoir partout la même structure – de salaires, de charges, de fiscalité –, mais cela veut dire que les disparités ne doivent pas être trop grandes. Donc, on peut dire que les systèmes fiscaux et sociaux vont devenir des armes de compétitivité. Le danger est celui d’une pression excessive à la baisse des prix et, donc, à la baisse des coûts.

Il faut aller, non pas vers des impôts communs, mais vers ce que l’on appelle un code de bonne conduite fiscale. La fiscalité de l’épargne, par exemple, a été considérablement réduite dans les années 1988-1990, et chacun sait, aujourd’hui, qu’elle l’a été trop. Il faut probablement, au niveau européen, réfléchir à un rééquilibrage de la fiscalité, qui soit désormais plus favorable au travail. C’est absolument nécessaire si l’on veut aller vers davantage d’emplois. Je pense, aussi, à la fiscalité des carburants ou à la fiscalité écologique, qui sont des sujets de réflexion pour demain.

Le Monde : Est-il facile d’être ministre délégué aux affaires européennes auprès d’un ministre de l’économie et des finances qui est très actif ?

Pierre Moscovici : Dominique Strauss-Kahn, qui est un ami très proche, fait très bien son travail. Ce n’est pas tellement un problème de personne ; c’est un problème de structures. Le fait est que les ministres de l’économie et des finances ont tendance à prendre beaucoup de place dans cette Europe de demain. Je pense que les politiques – le Premier ministre, le ministre des affaires étrangères, celui des affaires européennes – doivent en avoir aussi. Donc, amicalement, j’essaie d’occuper ma place.