Déclaration de M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances, sur le projet de loi sur la taxation des géants du numérique, au Sénat le 21 mai 2019.

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Circonstance : Examen en séance publique du projet de loi sur la taxation des géants du numérique, au Sénat le 21 mai 2019

Texte intégral

Madame la Présidente,
Monsieur le rapporteur général,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les sénateurs,


Nous examinons aujourd'hui, en séance publique, le projet de loi sur la taxation des géants du numérique et sur la modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés pour les entreprises ayant un chiffre d'affaires supérieur à 250 millions d'euros.

J'ai suivi attentivement vos débats en commission et j'ai vu émerger deux grandes inquiétudes auxquelles je voudrais répondre car je n'aime pas avoir des sénateurs inquiets.

La première inquiétude, c'est que nous aurions stoppé notre politique de l'offre.

Je veux vous rassurer : tant que je serai ministre de l'Economie et des Finances, nous maintiendrons une politique de l'offre. C'est le choix qui a été fait par le président de la République et c'est l'engagement qu'il a pris dans sa campagne présidentielle. Cet engagement sera tenu. Non par obstination, mais parce que cela donne des résultats. La seule manière de consolider la compétitivité de nos entreprises et de garantir la prospérité à nos compatriotes, c'est de maintenir une politique de l'offre. C'est de redresser la compétitivité de nos entreprises, d'améliorer la qualité des produits qui sont réalisés par les entreprises françaises, de soutenir l'innovation, l'investissement et la recherche.

De ce point de vue-là, je veux vous confirmer que nous atteindrons bien 25 % d'impôt sur les sociétés pour toutes les entreprises d'ici à 2022. La décision a été prise par le président de la République, le taux d'impôt sur les sociétés sera de 25 % pour toutes les entreprises françaises sans exception en 2022.

C'est une des questions majeures de compétitivité pour notre économie et c'est une des conditions du rétablissement de l'attractivité de la France. Si aujourd'hui, nous entrons enfin pour la première fois dans le top 5 des nations les plus attractives de la planète, c'est précisément parce que nous avons une politique fiscale attractive et que nous tenons nos engagements sur l'impôt sur les sociétés à 25 % en 2022 pour toutes les entreprises, même les plus grandes d'entre elles.

Alors certains nous reprochent avec ce décalage de la trajectoire d'impôts sur les sociétés de viser un rendement et de chercher à financer des mesures. On ne peut pas nous reprocher à la fois de ne pas dévoiler nos batteries sur le financement des mesures et, quand nous le faisons, nous reprocher de préciser les modalités de financement.

Je rappelle que le décalage de la trajectoire d'impôt sur les sociétés nous permettra de rapporter 1,7 milliard d'euros en 2019 et participera au financement d'un certain nombre de mesures qui ont été annoncées. Mais nous maintenons - je tiens à le redire avec beaucoup de fermeté - cette politique de l'offre.

Regardez les choix qui ont été confirmés par le président de la République dans sa conférence de presse : nous maintenons la transformation du CICE en allègement de charges et nous faisons de l'intégralité de la bascule du CICE en allègement de charges en 2019. Beaucoup nous disaient "mais vous n'avez qu'à faire une seule partie de bascule du CICE en allègement de charges, vous récupérerez comme ça quelques milliards d'euros d'économie". Nous n'avons pas fait ce choix précisément pour avoir un coût du travail qui soit compétitif par rapport à nos grands concurrents européens, et c'est bien l'intégralité du CICE qui sera transformée en allègement de charges, ce qui évitera les décalages des trésoreries pour les entreprises et nous permettra d'avoir un coût du travail aussi compétitif que celui de nos voisins allemands.

Le choix de la suppression de l'impôt sur la fortune a également été maintenu malgré les contestations. La création d'un prélèvement forfaitaire unique pour les revenus du capital à 30 % a été maintenue. Tous les éléments fondamentaux de la politique de l'offre - l'impôt sur les sociétés à 25 % pour toutes les entreprises, l'allègement de la fiscalité sur le capital, la transformation du CICE en allègement de charges - ont été maintenus par le président de la République et confirment le cap d'une politique de l'offre pour la nation française. Je le dis avec d'autant plus de fermeté que ces choix produisent des résultats.

Je le disais tout à l'heure, nous sommes désormais une des nations les plus attractives en matière d'investissements étrangers. Je rappelle que ces investissements étrangers, ce sont des emplois directs pour nos compatriotes : 34 000 emplois directs liés aux investissements étrangers en France. C'est un résultat positif, nécessaire pour notre économie, vous le voyez vous-mêmes sur vos territoires. J'étais, il n'y a pas très longtemps, à Arras dans une usine du glacier Häagen-Dazs, qui a investi près de 200 millions d'euros dans cette usine, ce sont des emplois derrière, des emplois directs, des emplois qualifiés dont nous avons besoin.

Nous avons un taux de chômage qui est au plus bas depuis 2009, nous ouvrons plus d'usines que nous n'en fermons, nous recréons des emplois industriels pour la première fois depuis dix ans. Donc, quand nous commençons à voir des résultats, il serait incohérent de changer de politique. Nous maintenons donc cette politique de l'offre à laquelle je suis attaché.

Votre seconde inquiétude concernait la taxation des géants du numérique qui est au coeur de nos discussions aujourd'hui. Vous avez mentionné plusieurs éléments de préoccupation auxquels je voudrais répondre.

Le premier élément, c'est de nous dire dans le fond cette taxe elle n'est pas provisoire, elle n'est pas temporaire, elle est permanente et vous dites il vaudrait mieux limiter la durée de cette taxe à 3 ans.

Je ne partage pas ce constat et je ne partage pas cette stratégie.

Je voudrais juste remonter un peu en arrière sur l'histoire de cette taxation du numérique.

Cette proposition a été faite par la France en juin 2017 et elle a été faite dans un cadre européen, en partant d'un constat simple que je ne cesserai de marteler contre les contre-vérités que j'entends parfois à l'extérieur de cet hémicycle : les géants du numérique - qu'ils soient américains, européens ou chinois - payent 14 points d'impôts en moins que nos grandes entreprises, nos PME, nos TPE, nos commerces. C'est inacceptable et je ne m'y résignerai jamais.

Il est indispensable de rétablir de la justice fiscale et de faire en sorte que tous ceux qui utilisent les données de nos compatriotes, les données de nos entreprises et qui ne paient pas le même niveau d'impôts que les entreprises françaises, paient le même niveau d'impôts que les entreprises françaises.

Il n'y a aucune raison qu'ils paient 14 points d'impôt sur les sociétés de moins que nos entreprises nationales. Nous avons donc fait cette proposition, nous l'avons faite ensuite avec nos amis et partenaires allemands et en septembre 2017, d'autres Etats qui nous ont rejoint : l'Italie, la Grande-Bretagne et l'Espagne. Nous étions 5 en septembre 2017 à proposer cette taxation des géants du numérique, nombre insuffisant pour mobiliser la Commission européenne et obtenir le dépôt d'une directive.

Au Conseil informel de Tallinn en octobre 2017, nous avons réussi à ramener à notre position 19 Etats européens. Et c'est parce qu'il y a eu 19 Etats européens en octobre 2017 qui ont dit “Il faut taxer les géants du numérique, on ne peut pas se satisfaire de cette situation d'injustice fiscale” que la Commission européenne a déposé en janvier 2018 une proposition de taxation des géants du numérique, proposition qui reposait sur le chiffre d'affaires parce qu'il était trop compliqué d'arriver à distinguer comment se réalisaient les bénéfices à partir des données. Nous avons donc retenu cette solution qui a le mérite d'être robuste. Elle n'est pas idéale mais elle est robuste.

Dans les mois qui ont suivi, nous avons essayé de convaincre l'intégralité des partenaires européens puisque les décisions fiscales - comme vous le savez - se prennent à l'unanimité. Nous n'avons pas réussi à convaincre le Danemark, la Suède, la Finlande et l'Irlande de rejoindre le consensus sur la taxation des géants du numérique même si, par souci de consensus et de compromis, j'avais accepté qu'on limite la portée de cette taxe et qu'elle ne porte plus que sur un aspect du numérique et pas sur les trois qui étaient envisagés à l'origine par la Commission européenne.

Voyant que nous n'arrivions pas à un accord au niveau européen, faute de consensus à l'unanimité, j'ai proposé au président de la République et au Premier ministre que – comme l'Autriche, comme la Grande-Bretagne, comme l'Italie, comme l'Espagne – nous prenions une disposition nationale.

J'ai toujours été très clair : le jour où il y aura une solution internationale, nous abandonnerons cette taxation nationale. Mais vous voyez bien que dans nos discussions, notamment avec nos partenaires américains, dans nos discussions avec l'OCDE, la France sera d'autant plus forte qu'elle pourra exercer ce levier de la taxation nationale alors que, si jamais nous mettons une clause d'extinction de notre propre texte de loi, c'est du désarmement unilatéral.

Pour un pays comme la France, qui est attaché à la dissuasion, je ne recommande pas le désarmement unilatéral et je vous recommande donc de maintenir cette taxe, avec un engagement que je prends à cette tribune qui est de retirer immédiatement notre taxe nationale dès qu'il y aura un consensus au niveau de l'OCDE.

Le deuxième élément de préoccupation serait que la taxe serait fragile juridiquement. C'est un argument qui est parfaitement recevable, toutes les questions fiscales sont toujours extrêmement complexes. Je veux là aussi rassurer mes amis sénatrices et sénateurs sur les précautions que nous avons prises en matière de taxation et de solidité juridique.

D'abord au niveau national, le Conseil d'Etat a validé ce projet de loi ; au niveau européen, j'ai pris la décision de retenir les modalités européennes de taxation du numérique, même si elles peuvent être critiquables, justement par souci de solidité juridique.

J'ai écarté toute autre base fiscale que le chiffre d'affaires - je le redis : ce n'est pas idéal de taxer le chiffre d'affaires, mais c'est ce qu'il y a de plus robuste et justement de moins contestable juridiquement - c'est pour cela que nous avons repris cette proposition.

Nous avons écarté l'idée d'un barème progressif qui consistait à dire "Nous allons faire un taux à 1, un taux à 3, un taux à 5 en fonction du niveau de chiffre d'affaires des entreprises par souci de justice et d'équité". Mais il se trouve que, juridiquement, avoir un barème progressif, c'est affaiblir la taxation du numérique et la proposition qui était faite, donc je n'ai pas retenu cette proposition.
Nous avons également exclu un certain nombre de services financiers qui étaient inclus à l'origine dans le champ de la taxe et sur lequel le Conseil d'Etat avait des doutes, parce que c'est vrai qu'avoir des services financiers sur Internet ne crée pas forc��ment de la valeur à effet de réseau et donc ne rentre pas dans le champ de la taxe.

Il n'y a pas donc aucune raison de s'inquiéter sur la solidité juridique de la taxe ni au niveau national ni au niveau européen. Nous ne procéderons pas à une notification pour la Commission européenne, parce que, là encore, cela retarderait de plusieurs mois l'entrée en vigueur de la taxe et cela affaiblirait les négociations à l'OCDE. Elles reprendront dès cette semaine, puisque dès demain je serai à l'OCDE pour discuter de ces sujets. J'ai bon espoir que d'ici la fin de l'année nous puissions parvenir à un accord à l'OCDE.

Vous voyez bien que tout est question de levier dans la négociation qui est conduite. En revanche, s'il faut à un moment ou à un autre faire un rapport pour pleinement transparent je suis ouvert. Mais aucune proposition ne doit ralentir l'entrée en vigueur de la taxe.

Troisième élément, la taxe nationale serait dangereuse pour la compétitivité de nos entreprises.

Je tiens simplement à indiquer que nous avons défini le champ le plus responsable possible, et surtout que nous avons ciblé les entreprises qui ont un chiffre d'affaires numérique - je dis bien numérique - supérieur à 750 millions d'euros dans le monde et supérieur à 25 millions d'euros en France, cela permet de cibler la taxe sur les entreprises qui sont réellement les plus créatrices de valeur dans ce domaine.

Je ne crois donc pas souhaitable d'élargir le champ de la taxe ni de revenir sur les dispositions qui -- je le rappelle - ont été calquées sur la proposition européenne.

Il y a enfin un débat sur l'élargissement de cette taxe à la vente directe sur internet.

Sur ce sujet, je voudrais alerter les sénateurs sur le fait que c'est un débat très différent. Je suis prêt à l'avoir le moment venu, mais c'est un débat très différent. Ce que nous taxons aujourd'hui, c'est la valeur qui vient de l'effet de réseau créé par l'accumulation de données qui fait qu'on sait quel type de cravates, quel type de costumes, quel type d'hôtels, quel type de restaurants vous appréciez. Cela permet de cibler la publicité sur vos habitudes de consommation. De la valeur est créée et cette valeur n'est pas taxée. Cette fois-ci nous allons la taxer par souci de justice et d'efficacité.

En revanche, c'est très différent du commerçant qui a décidé de vendre un produit qu'il réalise lui-même et qui le met sur internet. Là, c'est de la vente directe en ligne d'un produit, ce n'est pas de la création de valeur par accumulation de données.

Faut-il taxer cette activité de e-commerce au même niveau que les autres commerces ? Peut-être, je ne sais pas. Je n'ai pas la réponse, je suis prêt à avoir ce débat à un autre moment mais vous voyez bien que c'est un débat très différent. Il ouvre de manière d'ailleurs extraordinairement forte le champ de la taxation, notamment pour beaucoup de commerçants indépendants qui ne s'en sortiraient pas s'ils avaient une boutique, qui créent des produits et qui les vendent en ligne.

Si désormais, nous augmentons la fiscalité de cette vente en ligne, ça peut remettre en cause les équilibres économiques de beaucoup de petites entreprises en France. Je suis prêt à avoir ce débat, mais je considère qu'il n'est pas exactement similaire à celui que nous avons aujourd'hui sur la taxation des géants du numérique.

Voilà les quelques éléments de précision que je voulais vous apporter.

Je ne vous cache pas que l'ambition qui est celle de la majorité, du Gouvernement, du président de la République, c'est de bâtir au XXIe siècle une fiscalité qui soit plus juste et plus efficace. Cette taxation du numérique est la première brique de cette construction d'une taxation internationale plus juste et plus efficace : il n'est pas acceptable que des géants du numérique utilisent des données des Français et ne payent pas au Trésor public français leur juste part d'impôts. Mais elle doit se compléter d'autres dispositions sur lesquelles nous allons nous battre également.

La première, c'est celle d'un impôt minimal à l'impôt sur les sociétés car, de la même manière que je ne peux pas accepter que des géants du numérique payent moins d'impôts qu'une TPE française, je ne peux pas accepter non plus que des grandes multinationales récoltent des données, fassent des profits à partir du consommateur français et ensuite, une fois qu'ils ont fait ces bénéfices, les délocalisent dans un paradis fiscal où ils ne paieront pas le montant d'impôt sur les sociétés qu'ils devraient payer.

Nous allons donc nous battre dans le cadre du G7 Finances pour une juste taxation et une taxation minimale à l'impôt sur les sociétés.

Le deuxième élément qui me paraît absolument décisif, c'est de tirer les leçons de ce qui s'est passé à l'Union européenne. Je peux vous dire qu'il n'est pas très agréable, lorsque vous avez fait deux ans de négociations, que vous avez 23 Etats sur 27 qui sont d'accord et que seuls 4 Etats s'opposent, de voir que ces Etats sont en mesure, par des règles institutionnelles dépassées, de s'opposer à la décision des 23 autres. L'unanimité en matière fiscale est une impasse et les impasses, il faut en sortir, c'est pour ça que je vous propose la majorité qualifiée pour les décisions fiscales.

En tout cas, je me réjouis de vous retrouver pour ce débat. Je vous remercie de participer aussi nombreux à cette question essentielle de la fiscalité sur les géants du numérique et je souhaite que nous puissions trouver un accord ensemble sur le projet de loi proposé par le Gouvernement.


Source https://www.economie.gouv.fr, le 4 juin 2019