Texte intégral
M. le président. L'ordre du jour appelle la discussion, après engagement de la procédure accélérée, du projet de loi portant création d'une taxe sur les services numériques et modification de la trajectoire de baisse de l'impôt sur les sociétés (nos 1737, 1838, 1800, 1819).
Présentation
M. le président. La parole est à M. le ministre de l'économie et des finances.
M. Bruno Le Maire, ministre de l'économie et des finances. Nous examinons le projet de loi sur la taxation des géants du numérique. Ce texte était un engagement du Président de la République et une priorité de la campagne présidentielle. L'engagement sera tenu et cette priorité se traduira en acte.
Pourquoi la taxation les géants du numérique est-elle une priorité ? Pourquoi la France s'est-elle engagée depuis deux ans dans ce combat, sans cibler aucun État, aucune nation en particulier, mais avec un objectif de justice et d'efficacité fiscale ? Elle le fait parce que nous sommes confrontés à une révolution économique à laquelle nous n'avons jusqu'à présent apporté aucune réponse fiscale. Cette révolution, c'est celle de l'économie du numérique qui crée de la valeur à partir des données. Aujourd'hui, la valeur est créée en France grâce aux consommateurs français et aux données françaises, mais les impôts sont perçus ailleurs, en Irlande ou aux États-Unis notamment – quand ils sont recouvrés.
Les États-Unis nous disent qu'ils ont augmenté leur taux d'imposition sur ces activités au cours des derniers mois et que cela rendait inutile la taxation nationale sur les activités numériques ; s'il est vrai qu'ils ont augmenté leurs taux d'imposition, la France et le trésor public français ne perçoivent rien de ces impôts sur des données produites en France. Il est à nos yeux inacceptable que les opérateurs numériques réalisent des profits considérables grâce à nos données, notamment personnelles, alors que leurs profits sont beaucoup moins taxés que ceux de nos PME et TPE. Pour faire simple : les bénéfices sont en France mais les impôts sont à l'étranger. Personne ne peut l'accepter.
Il est inacceptable que cette situation fiscale – où la France est privée du bénéfice du produit de la valeur des données françaises – conduise également à l'émergence de géants du numérique qui rachètent, une à une, toutes nos start-ups et tuent l'innovation dans notre pays. La grande question qui se pose, au-delà de cette injustice fiscale, est claire : à quelle régulation souhaitons-nous désormais soumettre l'économie numérique ? Et la taxation du numérique n'est qu'une partie de la réponse à cette question.
En revanche, c'est l'honneur de la France d'être en pointe sur ces sujets. C'est l'honneur de la France d'avoir soulevé la question de la régulation de l'économie numérique. C'est l'honneur de la France d'avoir fait de l'imposition minimale une priorité lors du G7 Finances que je préside – et j'aurai l'occasion, dès la fin de la semaine, de dire à mes partenaires du même G7 qu'il est indispensable d'instaurer une imposition minimale à l'impôt sur les sociétés pour éviter cette évasion fiscale grâce à laquelle on fait des bénéfices à un endroit, qu'on délocalise ensuite à un autre pour payer moins d'impôts et être soumis à moins de taxes. C'est aussi pourquoi nous voulons transformer le droit européen de la concurrence pour l'adapter aux réalités technologiques et économiques du XXIe siècle et éviter la constitution de monopoles qui captent des rentes, des données et qui empêchent l'émergence de nouveaux acteurs économiques. C'est pour cela aussi que nous avançons aux niveaux national et international pour taxer les géants du numérique.
Au vu de cette réalité économique mondiale nouvelle, je suis tenté de répondre à tous ceux qui soutiennent que ce combat pourraient affecter nos champions nationaux et européens : mais quels champions nationaux et européens puisque, hélas, nous n'avons pas été capables, au cours des dix dernières années, de faire émerger ces champions technologiques européens ou nationaux, faute d'ambition mais aussi parce que ces données étaient captées par un petit nombre d'entreprises ?
Mme Émilie Cariou. Tout à fait !
M. Bruno Le Maire, ministre. Tous ceux qui me disent que ce combat pourrait affecter nos champions nationaux et européens devraient donc plutôt s'inquiéter de la situation de monopole dans laquelle se trouve certains géants du numérique dont la valorisation boursière, je le rappelle, est supérieure à la richesse nationale de nombreux États. Ne nous trompons donc pas de combat. Le vrai combat, c'est rétablir l'efficacité fiscale, la justice fiscale et une concurrence rénovée dans une économie du XXIe siècle qui ne peut pas être bâtie sur l'évasion fiscale et sur le monopole de certains géants en nombre limité.
Pour réguler l'économie numérique, je tiens à le souligner d'emblée, la bonne solution de long terme sera une solution multilatérale. Je n'ai aucun doute sur ce point. C'est bien pourquoi, il y a deux ans, nous avons avancé pour obtenir un accord européen – et il y a deux ans, je le rappelle, la France était seule : lorsque, en juin 2017, j'ai proposé que nous taxions les géants du numérique, il n'y avait pas un État européen, à ce moment-là, pour suivre la proposition française ; nous avons convaincu l'Allemagne, le Royaume-Uni, l'Italie, l'Espagne. Alors que nous n'étions que cinq au départ pour lancer cette initiative, en octobre 2017, dix-sept États européens nous ont soutenus et, il y a quelques mois, nous étions vingt-trois États sur vingt-sept à soutenir cette idée de taxation du numérique – et je regrette profondément que quatre États européens seulement aient pu bloquer une décision soutenue par, j'y insiste, vingt-trois États, sur le fondement d'une proposition solide de la Commission européenne.
Nous en avons tiré les conclusions, comme le Royaume-Uni, l'Espagne, l'Italie, l'Autriche, la Pologne. Vous ne voulez pas de taxe européenne ? Eh bien, nous allons instaurer une taxe nationale pour disposer du levier nécessaire et exiger de l'Organisation de coopération et de développement économiques – OCDE – qu'elle avance plus vite vers une taxation numérique. Car c'est bien dans ce cadre multilatéral que nous allons poursuivre nos efforts et je ne relâcherai en tout cas jamais les miens jusqu'à ce que l'OCDE obtienne de ses membres une taxation efficace des géants du numérique à l'échelle internationale.
Un accord est possible. J'irai même plus loin : un accord est possible dès 2020 si nous nous y mettons tous ensemble. Et à mes amis américains qui regrettent que la France instaure une taxe nationale, je réponds que nos décisions sont libres et souveraines et je réponds également : joignez-vous aux efforts de la France et des États européens pour obtenir une taxation numérique à l'échelle européenne car dès qu'il y aura une solution au niveau de l'OCDE aussi efficace, aussi crédible, aussi juste que celle que nous instaurons au niveau national, nous retirerons notre taxe nationale au profit d'une taxation internationale.
Cet accord au sein de l'OCDE ne devra pas être un accord au rabais. Il devra répondre de manière effective aux enjeux de la taxation du numérique. Mais je suis décidé, avec mon partenaire américain Steven Mnuchin, à y travailler activement. Dans le cadre de l'OCDE, toujours, la France défendra la proposition d'un taux d'imposition minimal pour l'impôt sur les sociétés. L'évasion fiscale révolte en effet à raison nos compatriotes. Ce n'est pas la PME de vos territoires, ce n'est pas la TPE, ce n'est pas le commerçant, ce n'est pas l'indépendant qui va délocaliser ses bénéfices dans un État où le niveau d'imposition est plus faible. Ce sont bien les multinationales, celles qui ont aujourd'hui la rentabilité la plus élevée qui délocalisent leurs bénéfices pour être moins imposées. Nous n'acceptons pas l'évasion fiscale et nous nous doterons des moyens nécessaires, dans le cadre du G7 et de l'OCDE, pour lutter contre cette évasion.
Vous le voyez, nous restons attachés, avec le Président de la République, à des solutions multilatérales. Mais le multilatéralisme ne doit pas signifier l'impuissance. Le multilatéralisme ne doit pas signifier le statu quo. Le multilatéralisme ne doit pas signifier l'immobilisme. Quand nous voyons que des travaux prennent des années alors qu'ils ne devraient prendre que quelques mois, c'est, encore une fois, l'honneur de la France d'impulser le mouvement. J'ai en effet toujours considéré que notre nation n'était pas là pour suivre le mouvement mais pour le donner, que notre nation n'était pas là pour être derrière, mais pour être devant, en fixant le cap et en fixant des ambitions à la communauté internationale. Or c'est exactement ce que nous vous proposons ici avec la taxation nationale sur les géants du numérique.
Quelle est cette taxe nationale que nous vous présentons et à laquelle nous avons longuement travaillé avec le président de la commission des finances et avec son rapporteur général, que je remercie tous les deux pour la qualité des débats en commission ? C'est d'abord une taxe avec un taux unique : 3 % sur le chiffre d'affaires numérique réalisé en France. Elle est ciblée puisqu'elle ne touchera que les plus grandes entreprises du numérique. Elle aura deux seuils cumulatifs : 750 millions d'euros de chiffre d'affaires sur les activités numériques dans le monde et 25 millions d'euros de chiffre d'affaires sur les activités numériques réalisées en France – autant dire qu'elle cible les entreprises qui réalisent les chiffres d'affaires les plus élevés. La taxe ne visera que trois types d'activités numériques, celles qui produisent le plus de valeur : la publicité ciblée en ligne, la vente de données à des fins publicitaires et la mise en relation des internautes par les plateformes.
Nous avons eu de longs débats en commission sur des points pouvant sembler techniques mais qui pouvaient cacher des questions politiques importantes – c'est le cas du périmètre des activités ou des modalités de calcul du chiffre d'affaires. Je souhaite revenir brièvement sur certaines de vos interrogations au cours de nos débats.
Première question : la taxe va-t-elle toucher nos activités nationales et être un obstacle pour nos activités numériques ? Je le répète : nous rêvons d'avoir une multiplicité de champions numériques européens dont le chiffre d'affaires excéderait 750 millions d'euros, ce qui n'est hélas pas le cas. La critique que recèle cette question me semble donc mal avisée. Le vrai obstacle, c'est l'émergence de géants du numérique qui ont atteint des positions de monopole, qui, j'y insiste, captent les données, leur traitement et qui peuvent produire un effet de réseau suffisamment puissant pour empêcher l'émergence de nouveaux champions qui pourraient les concurrencer.
Ensuite, s'est à plusieurs reprises interrogé Charles de Courson, y aura-t-il un impact sur les consommateurs ? Le rendement de la taxe provient pour moitié des activités de publicité ciblée. Or ces publicités que vous consultez bon gré, mal gré – et plutôt mal gré que bon gré –, tous les jours, sont par définition gratuites, sinon je doute fort que vous les consulteriez. Je ne vois donc pas en quoi taxer les publicités en ligne pourraient avoir un impact sur le consommateur. L'autre moitié du rendement de la taxe provient de l'activité des plateformes, c'est-à-dire des recettes réalisées grâce aux commissions prises par les plateformes lors d'une vente entre intermédiaires. Ces commissions sont souvent de l'ordre de 10 %. Si la taxe devait être intégralement répercutée – ce dont je doute fort, mais prenons cette hypothèse maximaliste –, l'augmentation de prix serait de 3 % de 10 % soit 0,3 % du prix de vente. En outre, ce serait le prix de vente global qui serait concerné et non le prix de vente produit par produit. Je doute donc que cette taxe puisse constituer un frein majeur pour les utilisateurs situés en France.
Très franchement, de qui se moque-t-on ? Quand on voit les bénéfices, le chiffre d'affaires et la valorisation boursière de ces entreprises – je rappelle que cette valorisation dépasse largement celle de beaucoup d'États importants –, je crois qu'en France, nous regardons la paille dans notre oeil plutôt que la poutre dans celui du voisin. Pour ma part, je préfère, pour une fois, regardez la poutre dans l'oeil du voisin, et dire qu'il est bon de rétablir un peu de justice fiscale par rapport aux géants du numérique qui utilisent nos données et celles des consommateurs français.
M. Joël Giraud, rapporteur de la commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire. Très bien !
M. Jean-Paul Lecoq. Passez tout de suite au rétablissement de l'ISF !
M. Bruno Le Maire, ministre. La vraie question face à cette situation est la suivante : comment faisons-nous grandir nos start-up ? La nouvelle taxe ne pénalisera pas nos start-up, tout simplement parce qu'elle vise les grands groupes numériques français et étrangers, et qu'elle ne vise ni les entreprises qui se digitalisent, ni les start-up, ni les nouvelles entreprises.
En revanche, pour faire grandir nos start-up, il est temps de comprendre que nous avons besoin de financements, et d'un marché unique du capital européen. En Europe, nous avons un retard immense sur le montant des investissements en capital-risque par rapport à la Chine ou aux États-Unis. Ces montants s'élèvent à 20 milliards d'euros en 2018, en Europe, 100 milliards aux États-Unis, et 80 milliards en Chine. La faiblesse des montants des opérations de capital-risque en Europe explique l'existence de géants ailleurs et leur absence chez nous. Il serait peut-être temps d'inverser cette tendance qui affaiblit notre économie.
Alors que la première question qui m'est posée est celle de savoir si nous n'allons pas beaucoup trop loin, si la nouvelle taxe va pénaliser l'économie et faire périr toute l'économie française – ce que je ne crois pas –, la seconde, totalement à l'inverse, consiste à me dire : votre taxe ne va pas assez loin !
On m'incite à taxer beaucoup plus fortement les géants du numérique. D'aucuns parlent de 5 % ou de 10 % du chiffre d'affaires – j'ai même vu une proposition de taxe à 15 %. Je ne crois pas qu'il soit raisonnable d'aller aussi loin. Je ne crois pas qu'il soit bon d'élargir le champ de la taxe que nous vous proposons. Il correspond à celui retenu par la Commission européenne. Aucun autre État ne va plus loin en la matière. Il me semble qu'il s'agit du champ raisonnable, même si d'autres pays, je le reconnais, on choisit des modalités différentes, comme l'Autriche qui a opté pour un champ moins vaste et un taux plus élevé, soit 5 % du chiffre d'affaires. Je ne souhaite pas élargir le champ de la taxe. Je pense que nous avons trouvé un juste équilibre, en particulier en commission des finances.
Certains, comme M. Gilles Carrez, me suggèrent d'intégrer la vente directe sur internet, l'e-commerce au sens large, dans le champ de la taxe. Il s'agit d'un vrai sujet, mais c'est un autre débat. Nous discutons aujourd'hui de la taxation des activités numériques, de la valeur créée par la commercialisation et la valorisation des données personnelles à des fins de publicité et de commerce…
M. Jean-Paul Lecoq. Alors, ça ne concerne pas que les GAFA !
M. Bruno Le Maire, ministre. La différence de fiscalité applicable à la commercialisation d'un bien sur internet et dans un lieu physique relève d'un autre débat. Sur le second sujet, je propose que nous donnions suite aux propositions de M. Gilles Carrez. Avec votre rapporteur, M. Joël Giraud, nous sommes favorables à l'amendement de M. Carrez relatif à la remise rapide d'un rapport du Gouvernement au Parlement à ce sujet.
M. Nicolas Démoulin. Excellent !
M. Bruno Le Maire, ministre. Nous verrons ensuite quelles conclusions en tirer. Il s'agit évidemment d'un sujet d'équité majeur, particulièrement sensible s'agissant du développement de l'e-commerce.
On me pose aussi une troisième question en m'expliquant que les taux d'imposition moyens des entreprises du numérique et des autres entreprises européennes que j'avance sont faux. Permettez-moi de vous dire que ces chiffres ne sont pas les miens, mais ceux de la Commission européenne ! Ces évaluations peuvent toujours être contestées, mais ce sont celles que nous utilisons sur la base de cas types qui ne sont pas déconnectés de la réalité de l'impôt.
Sur ce sujet, de qui se moque-t-on ? Il y a une réalité incontestable : l'évasion fiscale en Europe est aujourd'hui très élevée. Comme l'a prouvé la récente décision de la Commission de demander à l'Irlande de récupérer 13 milliards d'euros d'avantages fiscaux indus accordés à Apple.
Je rappelle que Mme Margrethe Vestager, commissaire européenne chargée de la politique de concurrence, avec laquelle j'ai eu l'occasion d'aborder ce sujet ce matin, a déclaré : « Ce traitement sélectif a permis à Apple de se voir appliquer un taux d'imposition effectif sur les sociétés de 1 % sur ses bénéfices européens en 2003, taux qui a diminué jusqu'à 0,005 % en 2014. » Peut-être que cela ne vous révolte pas, et que vous continuez à penser que notre taux est trop élevé ; moi je considère que ce n'est pas le cas. Je pense que cette évasion fiscale, cette optimisation fiscale agressive, est révoltante. Elle doit être combattue, et c'est l'honneur de cette assemblée de la combattre et de réintroduire de la justice fiscale. (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM.)
M. Jean-Paul Lecoq. Quel progrès !
M. Bruno Le Maire, ministre. Tout cela, quelle que soit notre analyse, justifie que nous soyons offensifs pour définir la fiscalité internationale du XXIe siècle, car le débat sur la fiscalité est un débat sur la justice. Le débat sur la fiscalité est un débat sur le financement de nos biens publics. Dans les tribunes du public, je vois des jeunes scolarisés ; demain, il faudra bien payer les crèches, les écoles et les collèges de nos enfants.
M. Jean-Paul Lecoq. Vive l'impôt !
M. Bruno Le Maire, ministre. Nous y arriverons non pas en taxant systématiquement les entreprises qui font le moins de profit, mais en rétablissant de la justice fiscale et en taxant les profits et les richesses là où elles se trouvent dans les entreprises.
M. Jean-Paul Lecoq. Les communistes disent ça depuis longtemps : il faut prendre l'argent où il est !
M. Bruno Le Maire, ministre. Le débat sur la fiscalité définit aussi ce que nous voulons comme capitalisme pour le XXIe siècle. Nous pouvons nous résigner, comme certains semblent le faire aujourd'hui, à la prédominance d'un capitalisme agressif qui utilise toutes les failles des systèmes fiscaux pour échapper à la juste imposition, et qui développe cette agressivité par la digitalisation de notre économie. Mais se résigner, c'est accepter d'être incapables, demain, de financer nos services publics et nos biens publics. C'est même plus grave, car se résigner aux optimisations fiscales agressives et à un capitalisme qui ne tient pas compte de la nécessité de défendre l'intérêt général, c'est préparer un monde où les États seront plus faibles que les entreprises privées, et où l'intérêt général sera plus faible que les intérêts particuliers.
C'est parce qu'il ne faut pas se résigner que je souhaite que nous nous mettions tous à la hauteur de ce défi. Avec les États européens et les États-Unis, nous devons définir ce que doit être une fiscalité juste pour le XXIe siècle. C'est ce que nous commençons à faire avec cette taxation des géants du numérique au niveau national. C'est l'honneur de cette majorité de porter cette ambition. C'est l'honneur du programme que nous défendons et que nous mettons en oeuvre de parvenir à une juste fiscalité des géants du numérique.
C'est bien pour cela, au regard des enjeux de ce débat, ceux de l'économie et du capitalisme du XXIe siècle, ceux du rapport de forces entre les États, garants de l'intérêt général, et les entreprises qui poursuivent nécessairement un intérêt privé, que je souhaite que la disposition sur la taxation des géants du numérique soit votée à l'unanimité. (Applaudissements sur les bancs du groupe LaREM.)
(…)
M. le président. La discussion générale est close.
La parole est à M. le ministre.
M. Bruno Le Maire, ministre. Je constate qu'au fond, on reproche au Gouvernement tout et son contraire. Pour certains, nous irions trop loin et menacerions la compétitivité des entreprises et la situation des consommateurs. Pour d'autres, au contraire, nous n'irions pas assez loin ; parmi eux, d'aucuns rêvent d'un grand soir fiscal, qui risque toutefois de se solder par des lendemains qui déchantent.
M. Alexis Corbière. Vous ressortez de vieilles ficelles !
M. Bruno Le Maire, ministre. Pour certains, il faudrait renoncer définitivement à cette taxe sur le digital, tandis que, pour d'autres, il faudrait pousser le curseur beaucoup plus loin. Pour ma part, je partage la volonté de justice fiscale qui s'est exprimée tout au long des débats, mais je pense qu'il faut prendre la mesure du défi que la France s'est lancé à elle-même, devant les autres pays européens et le reste du monde. Si, depuis des années, nous progressons aussi peu sur les questions fiscales, au niveau européen comme à l'échelle internationale, c'est tout simplement parce que l'enjeu pour les États, pour les pouvoirs publics, est stratégique.
M. Sylvain Maillard. Eh oui !
M. Bruno Le Maire, ministre. L'enjeu, ce sont les recettes fiscales, la capacité à défendre l'intérêt général, à faire fonctionner les services publics, à maintenir une juste compétition entre les États. Certains États, en effet, ont fait du dumping fiscal, y compris en Europe, un argument de compétitivité. Je le refuse et je le combats.
Il ne faut ni renoncer à notre ambition, qui est un motif de fierté nationale et fait l'honneur de la France et de la majorité, ni pousser les curseurs exagérément loin, au risque de n'entraîner aucun État à notre suite et d'être abandonnés par l'OCDE. C'est l'approche que je vous propose depuis deux ans, avec la majorité, sous l'impulsion du Président de la République, sur les questions fiscales. Je constate qu'elle donne des résultats.
Regardez la taxe sur les transactions financières, qui était totalement encalminée depuis des années : elle fait aujourd'hui l'objet d'une coopération entre dix États.
M. Sylvain Maillard. Absolument !
M. Bruno Le Maire, ministre. Le modèle français sert de référence, parce qu'il est raisonnable, simple et lisible ; il va nous permettre d'entraîner un certain nombre d'États européens sur la voie d'une taxation des transactions financières. Certains nous diront que nous allons trop loin et que nous menacerons l'attractivité de la place financière de Paris. C'est faux : les banques reviennent en France. D'autres prétendront qu'il faut aller beaucoup plus loin, que nous nous contentons de taxer la cession d'actions alors qu'il faudrait inclure de nombreux autres produits financiers. Mais, dans ce cas, personne ne nous suivrait. Nous faisons une proposition qui fonctionne et qui est suivie par d'autres États européens : c'est bien la preuve que nous avons fait le bon choix et suivi la bonne direction.
Il en est de même sur la question de l'imposition minimale, qui constitue un défi absolument considérable. Nous ne voulons plus que des multinationales puissent échapper à une juste imposition sur les sociétés, grâce au placement des bénéfices de leurs filiales dans des paradis fiscaux. La proposition que nous faisons a été travaillée avec les États-Unis et l'Allemagne. On peut certes lui reprocher de ne pas être suffisamment radicale, mais je peux vous garantir que, si nous parvenons à l'appliquer, ce sera une percée majeure dans la définition d'un système fiscal international plus juste et plus efficace. Je préfère un résultat concret à des ambitions immenses, mais qui restent lettre morte.
M. Sylvain Maillard. Tout à fait !
M. Alexis Corbière. Quel aveu d'impuissance !
M. Bruno Le Maire, ministre. Je pense en effet que nos compatriotes n'attendent pas de grands rêves, mais des décisions. Ils ne veulent pas de la justice dans les nuages, mais sur terre, dans leurs poches et dans la fiscalité que nous adoptons.
Cela vaut aussi pour la taxation des géants du numérique. Cela fait deux ans que nous y travaillons. Nous avons étudié toutes les options avec les spécialistes, les économistes, les experts de la Commission européenne et ceux de l'OCDE – vous avez cité M. Saint-Amans qui, effectivement, nous a aidés. Nous sommes parvenus à la proposition que nous vous soumettons aujourd'hui, qui est simple, efficace et raisonnable ; elle permet de faire un premier pas dans la bonne direction, pour que ceux qui font le plus de profits, qui utilisent les données des consommateurs français, soient enfin taxés.
Je pense que beaucoup de nos compatriotes nous regardent aujourd'hui. De nombreux citoyens européens, un grand nombre d'États en Europe et dans le monde prêtent attention à notre initiative. Le secrétaire d'État américain nous a même fait l'honneur de s'intéresser à la taxation des géants du numérique. (Sourires.) Montrons-leur que nous avons du courage, que nous sommes unis et tous capables, ici, sur ces bancs, quelle que soit notre sensibilité, d'appliquer enfin, au niveau national avant de passer à l'échelle internationale, une juste taxation des géants du numérique. (Applaudissements sur les bancs des groupes LaREM et MODEM. – M. Michel Castellani applaudit également.)
source http://www.assemblee-nationale.fr, le 16 avril 2019