Texte intégral
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle le débat, organisé à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, sur l’état de la justice dans les outre-mer.
(…)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, madame la sénatrice Jasmin, je veux d’abord vous remercier d’avoir choisi de mettre en avant cet après-midi un sujet ultramarin, tant j’ai de l’intérêt à venir échanger avec vous. Je tiens à vous exprimer ma profonde volonté d’agir sur les difficultés spécifiques de ces territoires.
Je vous prie d’excuser l’absence de mon collègue Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, qui est retenu par d’autres engagements. Vous savez qu’il porte une attention toute particulière aux territoires ultramarins, comme je vais essayer de le démontrer. J’ai des échanges réguliers avec lui sur les sujets qui nous sont communs. Les avances déjà effectuées ou en cours sur ces sujets sont considérables.
Je précise d’emblée que je ne pourrai pas, comme vous le savez, répondre sur les affaires en cours, pas plus que n’aurait pu le faire le garde des sceaux. Mais c’est avec plaisir que je vais tenter d’apporter des éclairages sur vos préoccupations.
Comme dans d’autres domaines, l’action du Gouvernement en la matière est empreinte à la fois de volontarisme et de pragmatisme. Il nous faut regarder les actions d’aujourd’hui et non pas seulement les rapports publiés voilà plusieurs années ; beaucoup a justement été fait à la suite de ces rapports ! Pragmatisme et volontarisme : c’est précisément ce vers quoi le Défenseur des droits voulait nous amener dans le rapport que vous avez évoqué, madame la sénatrice.
Je veux à présent vous répondre plus précisément sur les points que vous avez soulevés.
La politique de conciliation est essentielle, je vous rejoins sur ce point. Dans chacun des deux départements antillais, deux conciliateurs ont pu être recrutés en 2022. Cela est encore insuffisant, je le conçois, mais les juridictions poursuivent des campagnes de recrutement.
Les Antilles bénéficieront, comme l’ensemble du territoire, du large déploiement de la politique de l’amiable, l’une des suites des États généraux de la justice. Nos concitoyens souhaitent que leurs litiges puissent avancer. Or, parfois, la médiation ou d’autres modes de règlement des différends répondent mieux à leurs préoccupations que le recours à la justice en tant que telle.
Sur votre souhait que la justice soit rapprochée des concitoyens, je peux vous répondre que le garde des sceaux a fait de la justice de proximité, depuis bientôt trois ans, une priorité essentielle de son action.
Les hausses inédites que connaît le budget de la justice durant ces années profitent à tous : 68 personnels contractuels sont arrivés en outre-mer dans le cadre du déploiement de cette justice de proximité. La Chancellerie a bien pris en considération les recommandations du Défenseur des droits et procédera prochainement à un recensement des audiences foraines existantes et des besoins concrets des juridictions en la matière.
Vous pointez à juste titre l’aide juridictionnelle, sujet nécessairement lié au contexte budgétaire contraint que nous connaissons tous. Je crois cependant comprendre que mon collègue garde des sceaux est prêt à étudier certaines évolutions en la matière, en sachant bien que cela devra reposer en même temps sur des engagements des avocats, ainsi que sur une réflexion sur l’évolution des modalités du recours, dans certains cas, à la visioconférence. Sachez en tout cas que la Place Vendôme examine cette question avec attention, notamment pour Wallis-et-Futuna, où je me suis rendu voilà peu.
Au-delà, ce sujet rejoint celui du coût de la vie dans les outre-mer, sujet qui, comme vous le savez, fait lui aussi l’objet de perspectives précises que le ministre de l’intérieur et des outre-mer et moi-même portons. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la revalorisation de l’unité de valeur ne fait pas partie des évolutions envisagées.
Je souhaite plus largement revenir sur l’intitulé du débat de ce jour : l’état de la justice dans les outre-mer. Mon collègue garde des sceaux est pleinement conscient que cet état n’est pas toujours parfait, pas plus qu’il ne l’est d’ailleurs dans l’Hexagone, mais cela résulte, vous le savez bien, d’une très longue histoire.
Les hausses importantes du budget de la justice au cours des dernières années permettent cependant d’entrevoir de potentielles améliorations.
De nombreuses créations de postes ont eu lieu : 108 postes de magistrats et de fonctionnaires ont été créés dans les services judiciaires depuis 2018, dont 71 dans les deux dernières années ; dans l’administration pénitentiaire, on est passé entre 2020 et 2023 de 2 800 à 2 932 postes en outre-mer, soit autant de postes supplémentaires permettant aux Ultramarins, très nombreux dans l’administration pénitentiaire, de revenir exercer leurs fonctions sur le territoire dont ils sont originaires. Ces renforts sont importants, mais ils sont loin d’être suffisants ; je le reconnais volontiers.
Le garde des sceaux a pris en compte les difficultés majeures d’attractivité de plusieurs départements, notamment Mayotte et la Guyane – c’est le problème principal pour les recrutements –, et met en place plusieurs mesures concrètes pour y remédier.
Ainsi, l’aide à l’installation est permise pour les magistrats et greffiers depuis l’an dernier, par le biais d’un marché public.
Un contrat de mobilité est aussi possible pour des postes de magistrat souffrant d’une absence de candidats : pour ces postes, le passage outre-mer est un véritable tremplin pour la carrière, avec l’assurance après trois ans de revenir dans l’Hexagone sur l’un des cinq postes sollicités en partant.
Avant les choix de postes, une formation intitulée Être magistrat outre-mer existe pour sensibiliser ceux qui sont intéressés. Des pôles spécialisés existent désormais à la direction des services judiciaires, pour sensibiliser aux spécificités de ces territoires. Des interventions sur les postes outre-mer sont désormais systématiques au moment des choix des postes, à la sortie de l’École nationale de la magistrature ou de l’École nationale des greffes. Le ministère de la justice a donc désormais parfaitement compris que, pour que la justice outre-mer fonctionne, il faut que les personnes venant y contribuer soient conscientes des spécificités du territoire dans lequel elles arrivent, et qu’elles soient accueillies, accompagnées et formées.
Le ministère de la justice contribue également à l’emploi outre-mer. Ainsi, je veux ici mettre en lumière que 28 % des surveillants recrutés depuis 2017 sur l’ensemble du territoire national sont originaires des territoires ultramarins : c’est un chiffre important.
Par ailleurs, un concours national d’affectation locale est en cours pour recruter sept greffiers à Mayotte et dix en Guyane.
De même, les outre-mer sont largement concernés par le plan de 15 000 places de prison, visant à moderniser et accroître la capacité de nos établissements pénitentiaires, qu’il s’agisse de ceux de Koné en Nouvelle-Calédonie, de Ducos en Martinique, de Baie-Mahault en Guadeloupe ou encore de Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane.
L’immobilier judiciaire n’est pas en reste, puisque des opérations d’ampleur sont actuellement prévues ou engagées, à des stades d’avancement différents, à Cayenne, Fort-de-France, Basse-Terre, Mamoudzou ou encore Saint-Laurent-du-Maroni.
Les projets judiciaires ultramarins en cours représentent plus de 800 millions d’euros d’investissements par le ministère de la justice. C’est considérable : la Défenseure des droits a été entendue ! Cette somme, absolument indispensable, démontre que l’État est au rendez-vous pour l’immobilier judiciaire outre-mer.
On construit aussi pour la protection judiciaire de la jeunesse, notamment dans les départements qui ont le plus besoin de cette action : de nouveaux centres éducatifs fermés sont prévus en Guyane pour le début de 2024 et à Mayotte pour 2025.
Ces nombreux projets montrent aussi que le ministère de la justice prend désormais en considération dans ses réflexions des paramètres tenant compte des caractéristiques climatiques de ces territoires. L’usure des bâtiments est en effet plus rapide dans nombre des territoires que nous évoquons.
Je pense que ce tour d’horizon – peut-être trop long, je m’en excuse – et les chiffres que j’ai cités démontrent bien que le Gouvernement prend en compte de manière particulièrement sérieuse, pragmatique et volontariste à la fois les problématiques liées à la justice et les sujets ultramarins.
L’effort humain et budgétaire est considérable ; je suis particulièrement heureux de vous le présenter ici aujourd’hui, parce qu’on ne le souligne peut-être pas assez. Je suis donc impatient d’en débattre avec vous et de répondre plus précisément à toutes vos questions.
- Débat interactif -
Mme la présidente. Nous allons maintenant procéder au débat interactif.
Je rappelle que chaque orateur dispose de deux minutes au maximum pour présenter sa question et son éventuelle réplique.
Le Gouvernement dispose pour répondre d’une durée équivalente. Il aura la faculté, s’il le juge nécessaire, de répondre à la réplique pendant une minute supplémentaire. L’auteur de la question disposera alors à son tour du droit de répondre pendant une minute.
Dans le débat interactif, la parole est à M. Bernard Fialaire.
M. Bernard Fialaire. Depuis toujours, le groupe du RDSE est attentif au renforcement des moyens de l’État dans les outre-mer. La loi du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer, dite loi Érom, a fixé un objectif de convergence des territoires ultramarins avec la métropole. Parvenir à l’égalité réelle des droits et des services pour tous nos concitoyens, où qu’ils résident, impose des obligations. L’accès de tous à une justice de qualité en fait partie.
Aussi, monsieur le ministre, souhaiterais-je vous interroger sur l’aide juridictionnelle, qui n’est pas suffisamment adaptée à la réalité des territoires ultramarins. C’est un point que le Parlement connaît bien, car les difficultés liées à l’aide juridictionnelle reviennent chaque année à l’occasion de l’examen de la loi de finances.
Mon collègue Stéphane Artano s’inquiète en particulier du problème des frais de déplacement des avocats intervenant au titre de l’aide juridictionnelle. Leur défraiement n’est prévu que pour la Polynésie française. Or les problématiques d’éloignement et de continuité territoriale se posent aussi dans d’autres collectivités ultramarines, parmi lesquelles Saint-Pierre-et-Miquelon. Le coût très élevé du transport en avion constitue un véritable handicap pour l’accès au droit des justiciables.
Je souhaite donc attirer l’attention du Gouvernement sur la nécessité d’ajuster les modalités d’indemnisation des frais de déplacement engagés par les avocats qui prêtent leur concours aux bénéficiaires de l’aide juridictionnelle ; il faudrait notamment que cette indemnisation soit relevée dans tous les territoires où l’accès aux juridictions est particulièrement difficile.
Monsieur le ministre, doit-on rappeler que l’égalité est au cœur de notre pacte républicain ? (Mme Victoire Jasmin applaudit.)
M. Jean-Claude Requier. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Monsieur le sénateur Fialaire, la question d’importance que vous soulevez est bien prise en compte aujourd’hui par les services du ministère de la justice.
À l’évidence, les sujétions économiques des avocats doivent être prises en compte. Or, compte tenu des distances importantes qui, comme vous l’avez noté, peuvent séparer le lieu d’exercice professionnel habituel d’un avocat et celui de son intervention, du fait notamment de l’absence d’un avocat sur place, le coût induit par le seul déplacement est tel qu’il arrive que les avocats ne puissent parfois se rendre matériellement sur place. Je pense notamment à Wallis-et-Futuna, que j’ai cité tout à l’heure, et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Ajoutons que l’exercice de la profession d’avocat est contraint par d’autres problèmes que ceux qui sont strictement financiers.
Je me dois toutefois de préciser que des dispositions permettent déjà la prise en charge de certains frais de déplacement des avocats intervenant dans le cadre de l’assistance judiciaire. Ainsi, c’est le cas pour les avocats de Nouméa qui se rendent à des audiences foraines dans l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie. C’est encore trop restreint, mais le processus est engagé.
Il n’en demeure pas moins que de nombreuses situations ne sont pas aujourd’hui prises en compte ; nous en sommes parfaitement convaincus.
La seule réponse que je peux vous faire aujourd’hui est celle-ci : le ministère travaille sur ce sujet. J’ai confiance dans le fait qu’un certain nombre de sujets seront pris en compte. Ainsi de Wallis-et-Futuna : il faudra en la matière faciliter les déplacements depuis Nouméa, et non depuis Paris !
Le ministère de la justice travaille donc à modifier ces dispositions. L’augmentation de l’indemnisation des frais de déplacement ne sera pas le seul levier. Il faut aussi développer la " vidéo-intervention ", si je puis dire, de l’avocat entre son lieu d’exercice et le lieu de la juridiction. En effet, soyez certain que l’aide financière offerte ne garantira pas la présence matérielle de l’avocat. C’est pourquoi il nous faut travailler en parallèle à une intensification du recours à la visioconférence, en pleine concertation avec les organisations représentatives de la profession d’avocat. C’est le plus important !
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Fialaire, pour la réplique.
M. Bernard Fialaire. Monsieur le ministre, j’ai bien entendu que vous alliez travailler. Mais ce que nous voudrions maintenant, c’est que vous travailliez vite et bien, parce que l’égalité des droits sur l’ensemble de nos territoires est tout de même l’un des socles de notre République !
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. Monsieur le sénateur, l’ensemble des annonces que j’ai faites dans mon propos liminaire et des réponses que je vais apporter à vos questions démontrent que nous sommes en train de travailler vite et bien !
Mme la présidente. La parole est à Mme Elsa Schalck.
Mme Elsa Schalck. Je me fais ici l’écho de ma collègue Micheline Jacques, sénatrice de Saint-Barthélemy, qui aurait souhaité vous poser cette question, monsieur le ministre.
Saint-Barthélemy fait face à une nette augmentation de la délinquance. Les atteintes volontaires à l’intégrité de la personne ont connu une hausse de 50% entre 2021 et 2022, les portant à 123 faits. Les escroqueries ont, quant à elles, connu une hausse de 25%, de même que les atteintes aux biens. Pour autant, malgré une convention passée avec la collectivité, le nombre d’officiers de police judiciaire (OPJ) est insuffisant : 27 gendarmes mobiles y sont déployés, dont 10 OPJ.
L’île ayant jusqu’alors connu un niveau de délinquance très faible, elle n’était pas préparée pour faire face à ce phénomène relativement nouveau par son ampleur. Les effectifs judiciaires ont ainsi progressé moins vite que les besoins.
La première des préoccupations porte sur le rajeunissement des prévenus. Nombre d’entre eux sont mineurs et requièrent des dispositifs de protection judiciaire. Cette inquiétude est du reste au cœur des travaux que nous menons, avec la délégation sénatoriale aux droits des femmes sur la question de la parentalité outre-mer.
Le nombre des dossiers exige désormais que les audiences foraines se répartissent sur deux ou trois journées au lieu d’une seule. Comme vous le savez, monsieur le ministre, ces audiences sont un élément essentiel de la présence de la justice sur l’île. À cet égard, un épisode récent de renvoi d’une matinée entière d’audiences a mis en évidence la problématique de la continuité de la justice dans la zone.
Une part importante des délits est liée à la consommation d’alcool ou de stupéfiants. En la matière, la rapidité de la sanction judiciaire contribue à l’indispensable message de fermeté en matière de sécurité, a fortiori sur une île comme Saint-Barthélemy.
Depuis trois ans, les contentieux civils sont également en forte hausse. Saint-Barthélemy concentre 70 % des contentieux des îles du Nord. Ceux-ci portent principalement sur des baux d’habitation, des demandes d’expertise ou des successions.
Monsieur le ministre, ma question est donc simple : une mise à niveau des effectifs est-elle envisagée à court terme pour Saint-Barthélemy ?
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Madame la sénatrice, votre question porte sur plusieurs sujets.
Le premier concerne l’assistance en matière de violences faites aux femmes. Je vous confirme la nomination toute prochaine d’une déléguée interministérielle pour les droits des femmes et l’assistance familiale spécialisée outre-mer. Nous avons eu hier une réunion de travail sur ce sujet ; certains d’entre vous étaient présents. La personne qui sera nommée a été choisie, les financements sont prévus, il ne reste plus qu’à procéder à la nomination. Nous allons aussi travailler, avec mes collègues Charlotte Caubel et Isabelle Rome, à apporter des réponses aux violences familiales, à l’image de ce qui se fait à Wallis-et-Futuna ; c’est très important.
Vous nous interrogez aussi sur les effectifs de police. Ils sont en augmentation, même si des problèmes globaux demeurent : nous sommes en train d’y répondre, grâce à la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (Lopmi). Mon problème est de disposer de garde-côtes et de gendarmes supplémentaires à Saint-Barthélemy, notamment pour la gendarmerie aérienne de l’aéroport de ce territoire.
J’en viens à la question des magistrats. Saint-Barthélemy reçoit des audiences foraines du tribunal de Basse-Terre. La création d’un tribunal ressort directement de l’organisation de la justice. Pour l’instant, on s’en tient aux audiences foraines.
Au vu de la publication des mouvements annuels au sein de la magistrature, les effectifs du tribunal judiciaire de Basse-Terre seront au complet le 1er septembre prochain. Les manques de magistrats seront comblés grâce au lancement d’un appel à candidatures. Cela permettra de mieux servir Saint-Barthélemy. Ensuite, l’organisation locale de la justice dépend du président du tribunal de Basse-Terre, et non du Gouvernement.
Mme la présidente. La parole est à M. Franck Menonville.
M. Franck Menonville. Monsieur le ministre, je me fais l’écho de mon collègue Jean-Louis Lagourgue, qui souhaitait vous interroger.
Comme chaque territoire de la République, les outre-mer sont pluriels. On y retrouve néanmoins des problématiques similaires. L’état de la justice dans les outre-mer laisse en effet apparaître une surpopulation carcérale parfois plus importante que dans l’Hexagone, mais également une insécurité extrêmement préoccupante dans certaines collectivités. De nombreuses juridictions souffrent d’un manque d’attractivité. Il est bien difficile, dans ces conditions, d’assurer le remplacement des magistrats mutés.
Alors que les déserts médicaux, économiques et démographiques côtoient parfois des déserts judiciaires, la question de l’accès au droit se pose pour beaucoup de nos compatriotes ultramarins. Les difficultés géographiques et démographiques sont nombreuses. Chaque territoire tente de les résoudre le mieux possible.
Ainsi, en Polynésie française, une dotation existe, afin de prendre en charge les frais de déplacement des avocats dans le cadre de l’aide juridictionnelle. En revanche, à Wallis-et-Futuna, les accusés sont bien souvent défendus devant les cours d’assises par des citoyens défenseurs qui ne sont pas des avocats. En effet, l’aide juridictionnelle ne couvre pas aujourd’hui l’ensemble des frais de déplacement des avocats venant de Nouméa.
Monsieur le ministre, quelles solutions peuvent être envisagées pour permettre à tous nos concitoyens d’être assistés ou représentés par un avocat chaque fois que cela est nécessaire ? Serait-il possible d’étendre le dispositif polynésien à l’ensemble des territoires ultramarins ? Il est indispensable de garantir à chaque enfant de la République l’égalité devant la justice !
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Monsieur le sénateur, je vous remercie de vous être fait le porte-parole de M. Lagourgue.
Je me suis déjà exprimé sur les questions qu’il pose, ainsi que sur la question récurrente de la construction de prisons ; l’effort en la matière est considérable.
Pour ce qui est des citoyens défenseurs de Wallis-et-Futuna, la question est vieille comme ce territoire, si j’ose dire. On nous dit qu’il faudrait, pour la dépasser, créer un tribunal. La réponse, c’est du travail, encore du travail et des dotations budgétaires : ce qui me préoccupe le plus, c’est l’accueil des magistrats et l’attractivité des postes. Il nous faut travailler sur le logement, sur les primes, sur l’affectation ultérieure.
Cependant, je constate – vous me direz que c’est mon métier, mais les faits sont là – une amélioration depuis trois ans. Ce qu’il faut, c’est aller au-delà et plus vite ; en cela, je suis d’accord avec vous. Nous y reviendrons à l’occasion de la question de M. Sueur sur l’état des prisons : c’est la part la plus significative de notre action dans ce domaine. Vous n’allez pas y croire, monsieur le sénateur !
M. Jean-Pierre Sueur. Nous verrons bien…
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Fernique.
M. Jacques Fernique. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues – je pense en particulier à Victoire Jasmin, qui est à l’initiative de ce débat –, le constat étayé qui est ressorti des États généraux de la justice, qui se sont tenus l’an dernier, était attendu, même si leurs conclusions sur l’état de la justice dans notre pays n’ont pas surpris grand monde : 70% des Français estiment que la justice n’a pas les moyens suffisants pour faire son travail. La justice est malade ; c’est en effet le résultat d’une très longue histoire.
La situation est – hélas ! – bien pire dans les outre-mer qu’en métropole, comme pour beaucoup de services publics. Clairement, un effort financier a été entrepris par ce gouvernement, mais la répartition de ces hausses budgétaires et leurs objectifs ne permettent que trop peu de répondre aux attentes et aux besoins de la justice.
Vous le savez, notre groupe ne pense pas que la dématérialisation à outrance, l’apport d’assistants de justice – postes non pérennes –, l’envoi pour des périodes limitées de magistrats en renfort dans ces juridictions en souffrance ou encore la construction de places de prison comme marqueurs chiffrés d’une justice qui reprend vie soient la réponse appropriée.
Dernièrement, le vice-président de la Conférence des bâtonniers a pu s’exprimer sur le sujet, relevant la faible place octroyée aux outre-mer dans le rapport issu des États généraux de la justice. Il préconise, pour parfaire la connaissance du territoire, de " créer au sein du budget consacré à l’aide juridictionnelle une ligne budgétaire consacrée à l’outre-mer ", jugeant que cela " permettra des chiffres précis pour mesurer la réalité de l’accès au droit par territoire ultramarin ". La spécificité démographique, géographique et sociologique de ces territoires riches de plus de 2,7 millions d’habitants doit être mieux prise en compte.
Aussi ma question portera-t-elle sur l’assistance des personnes placées en garde à vue, dont on sait que certaines n’ont parfois, pour des raisons d’éloignement, malheureusement pas la possibilité d’avoir un avocat à leurs côtés. Le Gouvernement compte-t-il réfléchir à la mise en place de dispositifs sécurisés d’assistance en garde à vue lorsque les distances rendent la venue d’un avocat impossible dans des délais raisonnables ?
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. J’entends ces questions, qui portent sur ce que vous considérez comme une insuffisance de l’aide apportée au citoyen dans sa défense.
La solution, je le redis, c’est un travail continu et permanent. À ce propos, je note que le budget de la justice outre-mer a augmenté de 14% entre 2018 et 2022, et augmente encore en 2023. Faut-il une ligne budgétaire consacrée uniquement à l’outre-mer ? Je ne le crois pas. J’ai la conviction profonde que l’unité de la République s’exprime dans la prise en compte des outre-mer dans chaque décision budgétaire. Je ne crois pas, en revanche, à la nécessité d’un chapitre budgétaire spécifique pour la justice outre-mer : ce serait pointer du doigt des concitoyens qui rencontrent déjà suffisamment de difficultés.
Quant aux magistrats en mission, ils ne sont en effet pas la solution à moyen et long termes : ce n’est qu’un cautère sur une jambe de bois, en attendant l’arrivée de magistrats professionnels. Des postes sont créés ; on sait le manque d’attractivité dont ils souffrent, mais aussi les efforts faits pour cette attractivité et, surtout, pour la formation de ces magistrats et la suite de leur carrière. Voilà ma réponse : un travail continu. Je vous saurai donc gré de voter tous les budgets !
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Fernique, pour la réplique.
M. Jacques Fernique. Guy Benarroche, au nom de qui je vous pose cette question, vous demande de vous engager, au vu de l’ampleur de la fracture numérique dans ces territoires, à maintenir le recours au papier dans les territoires ultramarins où la couverture internet, voire téléphonique est défaillante.
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. La politique " zéro papier " n’est pas pour demain ; c’est seulement pour 2027. On a donc le temps d’avancer. Il faut y aller très progressivement, car il serait à l’évidence impossible de supprimer d’un coup tout le papier, même si le temps viendra où il faudra prendre la décision définitive.
Néanmoins, on ne peut pas dire que tout va mal en matière d’accès numérique. Regardez ce qui se passe en Guyane actuellement : je pense notamment à ce que fait le recteur d’académie, en liaison avec le président de la collectivité territoriale, pour l’éducation par les réseaux informatiques. On parvient ainsi désormais à raccorder Saül à ces réseaux. Je pense que le plan France 2030 permettra de financer tout cela plus avant, d’ici à 2027.
Mme la présidente. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi.
M. Thani Mohamed Soilihi. Seules deux pages et demie, sur deux cent cinquante, sont consacrées aux outre-mer dans le rapport issu des États généraux de la justice. C’est peu lorsque l’on sait que les terribles constats qu’il dresse sont plus graves encore dans ces territoires. Entre particularismes géographiques, pauvreté, fracture numérique, barrières linguistiques, défaut d’attractivité et insécurité, les outre-mer cumulent les difficultés.
En outre, l’accès à la justice y est complexifié par l’absence d’effectivité de certains droits essentiels, comme l’aide juridictionnelle en Nouvelle-Calédonie et à Wallis-et-Futuna ou l’indemnisation des frais de déplacement des avocats intervenant au titre de l’aide juridictionnelle devant les juridictions de Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Martin ou encore Saint-Laurent-du-Maroni en Guyane.
Pour remédier à cet état de grande fragilité, le garde des sceaux a annoncé le recrutement de vingt-sept nouveaux juristes assistants et déployé à titre expérimental un dispositif de soutien à Cayenne et à Mamoudzou, en envoyant pour une période limitée des magistrats en renfort pour traiter les dossiers dans ces juridictions en souffrance.
L’utilité de ces fameux " sucres rapides ", comme il les appelle, pour parer à l’urgence de la situation est démontrée depuis leur création.
L’inspection générale de la justice (IGJ) soulignait néanmoins, en octobre 2020, la nécessité de bâtir un plan stratégique d’actions à la fois communes et propres à chaque territoire ultramarin. Je rappelle que l’outre-mer compte 13 territoires répondant à 4 catégories juridiques différentes, avec, pour chacun d’entre eux, un cadre institutionnel différent !
Cela suppose, selon l’IGJ, de développer une fonction prospective jusqu’à présent peu investie par l’administration centrale. Aussi, quelles suites le Gouvernement entend-il donner à cette recommandation pour injecter, désormais, les sucres lents dont nous avons tant besoin ?
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Monsieur le sénateur Mohamed Soilihi, en effet, la justice ultramarine a besoin d’un plan stratégique. Celui-ci existe déjà pour les institutions pénitentiaires – je le démontrerai tout à l’heure.
Je tiens compte des conclusions des États généraux de la justice et je salue l’attitude du garde des sceaux. Celui-ci fait partie des ministres qui s’intéressent fortement à l’outre-mer.
Nous devons mener ensemble le combat pour la prise en considération des outre-mer dans chaque institution, qu’elle soit parlementaire, indépendante ou gouvernementale. Nous ne sommes pas au bout du voyage, mais je salue ce qui a été accompli en ce sens.
Je le répète, un poste de délégué aux outre-mer, directement placé auprès de la secrétaire générale du ministère de la justice, a été créé en 2021. De même, nous allons instituer un poste de délégué aux droits des femmes et aux violences intrafamiliales. Nous avons décidé hier, Isabelle Rome et moi-même, d’établir dans chaque territoire un plan stratégique sur ce sujet, que je déclinerai avec Charlotte Caubel. Et ce n’est pas une histoire d’argent, rassurez-vous.
Pour répondre plus précisément à votre question, deux coordinateurs locaux ont d’ores et déjà été recrutés là où les besoins sont les plus grands : l’un à Mayotte et à La Réunion et l’autre en Guyane. Leur action, combinée à celle du délégué, a permis des avancées concrètes : des concours nationaux à affectation locale sont organisés, dont l’un est en cours et permettra le recrutement au mois de juillet prochain de 7 greffiers à Mayotte – un territoire qui vous tient évidemment à cœur, monsieur le sénateur – et de 10 greffiers en Guyane.
Il nous faut surtout mieux informer les candidats potentiels aux postes localisés en outre-mer. Le secteur de l’informatique étant prioritaire, 14 techniciens du secrétariat général du ministère travaillent sur les réseaux depuis 2020.
Il reste beaucoup à faire dans le cadre de ce plan. Nous pourrons en reparler dans un autre contexte, en particulier pour ce qui concerne Mayotte.
Mme la présidente. La parole est à M. Thani Mohamed Soilihi, pour la réplique.
M. Thani Mohamed Soilihi. Ce plan stratégique est nécessaire. Le Gouvernement peut trouver au Sénat des partenaires qui l’aideront à le mettre en œuvre.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le ministre, j’évoquerai la surpopulation carcérale, qui s’élève à 123% en moyenne dans l’ensemble des territoires ultramarins.
Comme vous le savez, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France pour l’indignité de ses prisons, en particulier à cause de trois établissements situés outre-mer : le centre pénitentiaire de Baie-Mahault, en Guadeloupe, celui de Ducos, en Martinique, et la prison de Faa’a-Nuutania, en Polynésie française.
J’ajoute que les conditions de détention sont particulièrement difficiles à Nouméa, où certains détenus – Mme la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté s’en est émue – sont logés dans des containers marins sans isolation thermique ou phonique et sans système électrique sécurisé. Il s’agit d’un véritable problème et j’espère, monsieur le ministre, que vous ferez en sorte de mettre fin à ces conditions indignes.
Par ailleurs, j’ai sous les yeux un rapport de la Contrôleure sur le centre pénitentiaire de Rémire-Montjoly, en Guyane, dont je vous lirai seulement les titres : "La surpopulation est chronique", "Les conditions d’hébergement sont indignes", "L’hygiène désastreuse présente des risques pour la santé des personnes détenues et du personnel", "L’établissement connaît un climat de violence extrême dans un contexte d’inactivité généralisée", "Les mesures prises pour répondre à la violence ne sont pas suffisamment encadrées".
Monsieur le ministre, allez-vous enfin parler de la régulation ? Vous évoquez la construction de nouvelles prisons et des créations de postes, mais nous savons que la question de la surpopulation carcérale en outre-mer – comme d’ailleurs en métropole – ne se réglera que par la régulation, c’est-à-dire en privilégiant d’autres peines à la détention, celle-ci n’étant pas, vous le savez très bien, la seule mesure applicable. (Applaudissements sur les travées du groupe SER.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Monsieur le sénateur Sueur, comme vous le savez, le rapport de la CEDH date de 2020, et mon impression, que j’essaierai d’étayer, est que ses conclusions ont été prises en considération.
Il est difficile de construire, mais je suis conscient du problème : je connais très bien la prison de Basse-Terre, où je me suis rendu, de même que celle de Nouméa. Celle de Baie-Mahault est plus moderne.
Pour ce qui concerne la régulation, nous menons des actions très fortes en matière de sécurité. Nous faisons face à des bandes de voyous ou de casseurs – pour ne pas dire plus – très violentes. Or la présence renforcée des gendarmes augmente le nombre d’interpellations et d’incarcérations. Il s’agit d’une partie du problème, l’autre étant naturellement la vétusté horrible de certaines prisons.
Aussi, plutôt que de réguler, notre réponse consiste à construire des prisons. Dans cette perspective, nous venons d’ouvrir, et je m’en réjouis, un établissement de 120 places à Koné, en Nouvelle-Calédonie, qui déchargera le centre de Nouméa et permettra d’incarcérer les délinquants nouvellement interpellés.
De même, une structure d’accompagnement vers la sortie (SAS) de 120 places sera ouverte dès 2025 en Martinique. Il s’agit d’un établissement axé sur la réinsertion – c’est, à mon sens, mieux que la régulation –,…
M. Jean-Pierre Sueur. Il faut les deux !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. … disposant d’une plateforme animée par l’ensemble des partenaires locaux.
Par ailleurs, la régulation pose des problèmes de sécurité, compte tenu des personnes à qui nous avons affaire.
M. Jean-Pierre Sueur. Quand la situation devient explosive, il faut construire !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. Nous sommes donc d’accord, il faut construire !
En Guadeloupe, les deux établissements pénitentiaires feront ainsi l’objet d’extensions, pour un total de 400 nouvelles places, qui seront livrées en 2024 pour le premier et en 2027 pour le second. De plus, 500 places supplémentaires sortiront de terre à Saint-Laurent-du-Maroni, en Guyane, où est prévue également la création d’un tribunal spécifique, ce qui désengorgera peut-être la prison de Rémire-Montjoly. Ces constructions sont extrêmement importantes, me semble-t-il.
Il nous faut également travailler sur le personnel pénitentiaire et sur la mise aux normes – j’ose ce mot, car il y a des établissements indignes, notamment ceux de Ducos et de Basse-Terre, que je connais.
Jamais, depuis quinze ans, un gouvernement n’a mené une programmation aussi ambitieuse que celle pour laquelle je me bats aux côtés du ministre de l’intérieur et du garde des sceaux. Il nous faudra nous y tenir. Honnêtement, la régulation n’est pas l’option que nous privilégions.
M. Jean-Pierre Sueur. C’est ce qu’a dit M. François Molins lors des États généraux de la justice !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. Je ne suis pas M. Molins, et celui-ci n’est plus chargé de ce dossier.
Mme la présidente. La parole est à Mme Éliane Assassi.
Mme Éliane Assassi. Monsieur le ministre, une opération de lutte contre l’immigration illégale intitulée " Wuambushu ", organisée par le ministère de l’intérieur, sera menée à Mayotte à la fin du mois d’avril. Elle se traduira par le déploiement de 400 gendarmes mobiles supplémentaires et la venue de la CRS 8, spécialisée dans les violences urbaines, pour effectuer des reconduites à la frontière.
L’amalgame qui est effectué entre l’immigration et la délinquance et l’instrumentalisation dont fait l’objet l’institution judiciaire, mise au service d’une politique pénale décidée par le ministère de l’intérieur, ne sont pas acceptables.
Les informations qui parviennent de l’autorité judiciaire laissent entendre que cette dernière ne sera pas affectée, car les nombreuses personnes qui seront placées en centre de rétention administrative (CRA) n’auront pas le temps de saisir le juge des libertés et de la détention (JLD). Il est déjà question de faire venir trois bateaux pour expulser les personnes étrangères.
M. Thani Mohamed Soilihi. Elles rentrent chez elles !
Mme Éliane Assassi. Nos magistrats du siège doivent demeurer indépendants et se tenir loin d’une politique pénale expéditive et du tout-répressif. Des reconductions aux frontières expéditives, je dirai même systématiques, se font forcément au mépris d’enquêtes plus approfondies.
Nous relayons ici les inquiétudes exprimées par l’Unicef, le Conseil national des barreaux (CNB) et la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui se sont émus de cette opération, ainsi que celles d’associations et organisations qui s’inquiètent, en particulier, du devenir des mineurs, l’aide sociale à l’enfance (ASE) ne pouvant accueillir ces derniers faute de subventions.
Quant aux magistrats administratifs, ils envisagent le triplement des requêtes, le greffe du tribunal administratif menaçant même de se mettre en grève !
Si cette opération se déroule, comme prévu, de manière purement administrative, sans que la justice ait été associée – ou très peu –, la justice judiciaire deviendra, par son silence, l’alliée objective du pouvoir administratif.
Monsieur le ministre, cette opération menée par le ministère de l’intérieur suscite de nombreuses craintes et interrogations, notamment celle de savoir si certains droits fondamentaux ne seront pas directement attaqués.
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Madame la sénatrice, le premier droit fondamental est de pouvoir vivre dans un territoire où la loi de la République est respectée, où les passants ne sont pas attaqués, où des élèves ne se font pas couper la main dans les bus et où les biens ne sont pas brûlés systématiquement !
M. Thani Mohamed Soilihi. Et on doit entrer légalement dans notre pays !
Mme Éliane Assassi. Vous ne parlez jamais des causes, toujours des conséquences !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. Mais si, nous parlons des causes, madame la sénatrice : un plan financier colossal est prévu pour Mayotte. Je ne puis le dévoiler aujourd’hui, mais le sénateur Mohamed Soilihi le connaît.
Nous marchons sur deux pieds. Et, oui, il faut de la répression !
M. Thani Mohamed Soilihi. Il faut que les gens rentrent chez eux, tout simplement !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. Pour vous répondre, les opérations qui seront conduites à Mayotte s’inscrivent dans la continuité du plan interministériel Shikandra, qui a été engagé pour répondre au besoin de sécurité exprimé par tous les Mahorais, lesquels ont droit à la sécurité, comme tous les citoyens de la République.
Ces opérations visent, en premier lieu, à interpeller ceux qui contribuent à terroriser la population en organisant des meurtres et des embuscades, en attaquant des bus scolaires et en allant jusqu’à couper la main des jeunes qui s’y trouvent… Où sommes-nous ? Il nous faut réagir !
Les opérations de reconduites à la frontière et de destruction des habitats indignes qui sont engagées et se poursuivront sont naturellement conduites, croyez-le, dans le strict respect du droit des personnes mineures.
Mme Éliane Assassi. Ce n’est pas ce que dit le Conseil national des barreaux !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. Je ne sais pas qui a dit quoi. Pour ma part, j’observe ce que font l’administration et les magistrats en poste, mais aussi les procédures qui s’appliquent, en lien étroit avec les acteurs judiciaires.
Pour répondre à ces défis, le ministère de la justice a envoyé en renfort, dès le 1er février et pour une durée de six mois, 6 magistrats pour appuyer le tribunal judiciaire de Mamoudzou. Un dispositif analogue a été prévu pour renforcer de 7 agents le personnel du greffe.
Ces renforts substantiels, dont l’expérimentation avait été annoncée par le garde des sceaux dès septembre 2022, ont d’ores et déjà permis d’engager une série d’interpellations de chefs de bandes, qui sont des assassins. Peut-on les interpeller et les juger ?
Mme Éliane Assassi. Je parle de justice !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. Vous évoquez également le sujet des avocats.
Le garde des sceaux n’a, à ce jour, pas eu connaissance de difficultés que rencontrerait le barreau de Mayotte. Pour autant, les instances administratives et judiciaires locales entretiennent au quotidien des relations très fluides avec les avocats mahorais et réunionnais dans le cadre du traitement du contentieux lié aux opérations de déconstruction et de reconduite.
Tous les services de l’État sont mobilisés pour faire face à la situation sécuritaire et migratoire, en agissant en priorité contre les délinquants, les réseaux criminels et les passeurs, et pour offrir des conditions d’accueil dignes aux ayants droit. Nous faisons tout pour respecter le droit judiciaire. La priorité est de faire juger rapidement les personnes interpellées, auxquelles sont donnés les moyens de faire appel. Elles peuvent saisir les juridictions, il n’y a aucun problème !
M. Thani Mohamed Soilihi. Exactement !
Mme la présidente. La parole est à Mme Jocelyne Guidez.
Mme Jocelyne Guidez. Monsieur le ministre, il est vrai que nos questions sont quelque peu redondantes, mais après tout, plus on tape sur le clou, plus il entre. Aussi, j’espère que nous finirons par être entendus.
Il y a très exactement un an, le comité des États généraux de la justice, présidé par Jean-Marc Sauvé, remettait au Président de la République son rapport intitulé Rendre justice aux citoyens.
Bien que seules deux de ses deux cent seize pages soient consacrées aux outre-mer, ce document rappelle quelques vérités fondamentales que nous connaissons bien. Ainsi, dans les outre-mer, " l’accès au droit est particulièrement précaire dans un contexte de pauvreté et de fracture numérique largement supérieures à ce qui est observé sur le territoire européen de la France ".
En effet, en raison de l’état des infrastructures de réseau et d’un taux d’illectronisme plus élevé, comme l’a souligné Victoire Jasmin, les Ultramarins n’ont pas accès aux services numériques dans les mêmes conditions que dans l’Hexagone. Nos collègues de la délégation aux outre-mer Stéphane Artano, Viviane Artigalas et Nassimah Dindar en faisaient déjà le constat dans un rapport d’information déposé le 9 juillet 2020, qui a montré les effets dévastateurs de la fracture numérique en période de confinement dans certaines parties, exclues et isolées, des territoires ultramarins.
Or, lors de sa présentation du plan d’action pour la justice le 5 janvier 2023, le garde des sceaux a fixé " un horizon clair pour 2027 : un ministère de la justice entièrement numérisé ", avec un " objectif zéro papier ". Ce but optimiste contraste radicalement avec les réalités ultramarines.
Ma question est donc la suivante : est-il prévu que le recours au papier reste de mise en outre-mer, dans certains endroits privés d’internet et de réseau téléphonique ? En effet, permettez-moi de vous le dire, le problème ne sera pas résolu en 2027 ! Sinon, quels moyens l’État entend-il mettre en œuvre pour offrir aux citoyens de ces territoires un accès numérique effectif à la justice et au droit ?
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-François Carenco, ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Madame la sénatrice, M. le garde des sceaux et moi-même ne serons vraisemblablement plus en poste en 2027, lorsqu’il faudra appuyer sur le bouton. Mais ce qui est clair, c’est qu’il est hors de question de le faire avant cette date.
J’ose espérer que nos successeurs auront la bonne idée de s’assurer que le dispositif fonctionne avant de trancher. En tout cas, nous nous préparons. Le tout-numérique fonctionne dans l’éducation nationale. Espérons qu’il en aille de même dans l’accès au droit et à la justice.
Le rapport que vous avez évoqué ayant été réalisé par M. Sauvé, que l’on ne me fasse pas le reproche qu’il ne s’intéresse pas aux outre-mer – je le dis pour les intervenants qui vous ont précédée, madame la sénatrice.
En ce qui concerne la transformation numérique, nous essayons d’avancer vers 2027. Ainsi, nous recrutons un technicien informatique de proximité par juridiction – je précise que les juridictions doivent être suffisamment petites pour que le technicien puisse couvrir le territoire. En outre-mer, ces techniciens s’ajouteront au secrétariat général du ministère qui y a déjà été déployé : 14 agents ont été recrutés depuis 2020 pour s’occuper du réseau et du matériel.
Par ailleurs, plusieurs avancées sont prévues pour répondre aux spécificités ultramarines. Pour tenir compte des différents faisceaux horaires, les services de la hotline interne seront désormais joignables seize heures par jour en semaine et vingt-quatre heures sur vingt-quatre les week-ends et les jours fériés.
De plus, nous avons identifié l’effet délétère des arrêts d’applicatifs liés à des mises à jour durant la nuit hexagonale. Aussi travaillons-nous à réduire la durée de ces mises à jour, et des investigations techniques sont en cours pour limiter, voire éliminer ces arrêts d’applicatifs.
En d’autres termes, nous travaillons pour que tout fonctionne en 2027. Si tel n’est pas le cas, je suis convaincu que le garde des sceaux, quel qu’il soit, n’appuiera pas sur le bouton.
Mme la présidente. La parole est à Mme Jocelyne Guidez, pour la réplique.
Mme Jocelyne Guidez. J’ai bien entendu vos arguments, monsieur le ministre, mais sachez que nous n’avons toujours pas résolu le problème des zones blanches, ne serait-ce que pour la téléphonie… Permettez-moi donc de rester quelque peu sceptique.
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. La réduction des zones blanches en outre-mer, notamment en Guyane, fait l’admiration de nombreux citoyens de l’Hexagone.
Mme la présidente. La parole est à M. Stéphane Le Rudulier.
M. Stéphane Le Rudulier. Monsieur le ministre, la Haute Assemblée a conduit en 2021 une mission parlementaire sur le sujet de l’insécurité à Mayotte.
À l’issue de nos travaux, j’avais formulé, avec le président de la commission des lois et mes collègues Alain Marc et Thani Mohamed Soilihi, seize recommandations, dont le renforcement des moyens humains du tribunal judiciaire, la création d’une véritable cour d’appel et la construction de locaux adéquats.
Le garde des sceaux s’est rendu à Mayotte en mars 2022 pour y faire une série d’annonces qui vont en partie dans le sens du rapport sénatorial. Mais, alors qu’un jeune greffier mahorais, l’année dernière, a dénoncé ses conditions de travail dans une lettre avant de tenter de mettre fin à ses jours, les recrutements d’agents qui ont été annoncés pour répondre aux besoins sont certes louables, mais insuffisants.
Il faut augmenter, d’une part, les moyens du parquet, d’autre part, les moyens d’instruction des juridictions mahoraises. Plus encore, quid de la création d’une véritable cour d’appel en lieu et place d’une simple chambre détachée ? Si l’on nous oppose régulièrement le fait que l’organisation actuelle semble satisfaisante au regard du faible volume des affaires traitées, c’est là faire fi de la réalité mahoraise.
Le procureur de la République comme le président du tribunal judiciaire ont souligné, au cours des auditions que nous avons menées, qu’une grande partie des affaires judiciaires échappe aux juridictions. Cela s’expliquerait parce que les Mahorais n’ont pas une culture judiciaire très développée et préfèrent régler les conflits par eux-mêmes (M. Thani Mohamed Soilihi fait un signe de dénégation.), ce qui peut revêtir plusieurs formes allant du dédommagement à la violence.
Les acteurs de terrain demandent, de longue date, la création d’une cour d’appel de plein exercice, qui contribuerait à renforcer l’autorité juridictionnelle et le respect de l’institution, donc in fine le recours à celle-ci.
Cela mettrait fin aux difficultés logistiques et organisationnelles, qui se traduisent par des déplacements coûteux et fastidieux entre La Réunion et Mayotte. Enfin, cela constituerait un symbole fort, comme le fut la création d’une agence régionale de santé (ARS) et d’un rectorat propres à Mayotte.
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Monsieur le sénateur, nous avons évoqué tout à l’heure la sécurité et vous abordez, pour votre part, le fonctionnement de la juridiction mahoraise. Je tiens à réaffirmer que Mayotte ne se réduit pas à ses problèmes de sécurité, d’immigration et de justice.
Le travail que nous menons avec l’ensemble des élus de l’archipel est considérable, notamment dans l’éducation. Par ailleurs, le problème prioritaire à Mayotte est l’accès à l’eau, et les décisions que nous prenons doivent y répondre.
Pour ce qui est de la sécurité, nous avons installé des forces de police et de gendarmerie pérennes, notamment une unité du Raid (Recherche, assistance, intervention, dissuasion).
Toutefois, il faut aussi traiter les problèmes de fonctionnement de la justice. Faut-il ou non une cour d’appel spécifique à Mayotte ? J’ai envie de vous dire que, quand nous en serons là, nous aurons résolu de nombreux problèmes. En effet, si vous me donnez des moyens financiers pour Mayotte, ce n’est pas à cela que je les consacrerai d’abord.
La chambre d’appel de Mamoudzou est compétente pour statuer en appel sur l’ensemble des décisions de justice, à la seule exception de celles qui relèvent de la chambre de l’instruction. Nous avons donc une structure qui fonctionne.
M. Thani Mohamed Soilihi. Non, elle ne fonctionne pas correctement !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. Cela, c’est un autre sujet, monsieur le sénateur, et je ne commenterai pas ce que font les magistrats. Quoi qu’il en soit, il existe une structure compétente.
À mon sens, le vrai problème de la justice à Mayotte, dont on parle peu, ce sont les jeunes qui sont incarcérés à La Réunion et dont on ne fait pas grand-chose à leur sortie de prison. Voilà ce qui relève de mes compétences en matière de justice. Le reste, je le laisse volontiers au garde des sceaux, qui dispose de moyens budgétaires supérieurs aux miens.
Compte tenu des propos du sénateur de Mayotte, je demanderai que l’on se penche sur le fonctionnement de la chambre d’appel. Néanmoins, l’urgence absolue n’est pas de créer ex nihilo une nouvelle chambre, avec des magistrats supplémentaires.
M. Thani Mohamed Soilihi. Cela existait avant la départementalisation !
Mme la présidente. La parole est à Mme Victoire Jasmin.
Mme Victoire Jasmin. Monsieur le ministre, depuis mars 2022, le président du conseil de prud’hommes de Basse-Terre et les associations syndicales représentant les entreprises de la Guadeloupe n’ont eu de cesse d’alerter les services compétents sur les difficultés que rencontrent les conseillers prud’homaux dans l’exercice de leurs missions.
En effet, les conseillers prud’homaux de Saint-Barthélemy et des Saintes – des îles du nord et de celles du sud, en quelque sorte – sont touchés par une double insularité, qui est particulièrement dure à vivre. En effet, ils ne sont pas toujours défrayés des déplacements et de l’hébergement nécessaires pour participer aux audiences.
Or le décret n° 2015-1761 relatif à l’indemnisation des conseillers prud’homaux résidant à Saint-Martin ou à Saint-Barthélemy et siégeant au conseil de prud’hommes de Basse-Terre ne prévoit pas d’indemnisation du temps de trajet desdits conseillers, comme c’était le cas antérieurement.
De même, les frais de repas et d’hébergement, voire de location de voiture, ne sont pas entièrement indemnisés. Les retards accumulés dans les remboursements et défraiements d’audience sont particulièrement pénalisants : ils atteignent souvent trois à six mois après la tenue de l’audience.
Face aux nombreux problèmes liés au caractère archipélagique de la Guadeloupe, des mesures spécifiques doivent être envisagées par le Gouvernement pour revoir et adapter les modalités d’indemnisation des frais inhérents à l’exercice des fonctions des conseillers prud’homaux de notre archipel.
Le rapport de la Défenseure des droits de mars 2023 et l’audition toute récente de la présidente du Conseil national des barreaux convergent vers la nécessité absolue de mettre en œuvre tous les moyens pour lever les obstacles à l’égalité réelle dans nos territoires ultramarins et pour rendre l’accès aux droits effectif et équitable pour l’ensemble des Français.
Monsieur le ministre, les difficultés structurelles ne doivent pas entraver l’accès à la justice et au respect des droits des citoyens. Quelles dispositions comptez-vous mettre en œuvre pour garantir ces droits, en particulier aux conseillers prud’homaux ?
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. La justice prud’homale, comme la justice familiale, pose un véritable problème, car c’est par elle que nos concitoyens ont le plus souvent affaire à l’institution judiciaire. Il faut donc qu’elle fonctionne.
Le problème est double. Il concerne tout d’abord le paiement effectif des sommes dues – avant de considérer une éventuelle augmentation des tarifs. À cet égard, les chefs de la cour d’appel de Basse-Terre ont informé la Chancellerie – je demanderai d’ailleurs au garde des sceaux, madame la sénatrice, de vous fournir une réponse écrite – que, désormais, un suivi mensuel précis des remboursements serait tenu, ceux-ci ayant pris conscience des retards de paiement. Ils en ont pris l’engagement auprès du garde des sceaux.
En ce qui concerne l’augmentation de la couverture de divers frais, je ne suis pas certain que le remboursement des repas et des nuitées soit une priorité absolue. En revanche, les frais de déplacement doivent être indemnisés. Aussi, les services sont saisis pour que soit pris en considération le temps de transport au sein du temps de service des conseillers prud’homaux. C’est d’autant plus nécessaire que les conditions de transport dans certains sites sont celles que nous connaissons.
Madame la sénatrice, je souhaite que le garde des sceaux réponde lui-même à votre question, sous mon couvert, car la justice familiale et la justice prud’homale sont l’un des aspects de la justice qui touche le plus de personnes. Et j’ai plus de respect pour ces dernières que pour d’autres, qui ont été condamnées.
Mme la présidente. La parole est à M. Gérard Poadja.
M. Gérard Poadja. Monsieur le ministre, à l’occasion de l’examen par le Sénat du projet de loi pour la confiance dans l’institution judiciaire, j’avais appelé l’attention du Gouvernement sur le fait que nous étions le seul territoire de la République à ne pas disposer sur notre sol d’un centre d’accès au droit.
La loi du 22 décembre 2021 a réparé cette injustice en prévoyant la création d’un centre d’accès au droit en Nouvelle-Calédonie à destination des personnes les plus éloignées. Pouvez-vous me dire, dix-huit mois après l’adoption de ce texte, comment cet engagement se traduit dans les faits ?
Par ailleurs je souhaiterais obtenir des précisions sur deux sujets de très grande importance relatifs à nos centres pénitentiaires.
Tout d’abord, je m’inquiète de l’état d’insalubrité et de surpopulation du Camp Est, surnommé « la prison de la honte ». Où en est le dossier de la nouvelle prison ? Il faut absolument avancer sur ce sujet, car la situation est très dégradée. Les autorités judiciaires, les forces de l’ordre et les gardiens du Camp Est attendent avec impatience cette nouvelle prison.
Ensuite, je salue l’ouverture du centre de détention de Koné, dans la province du Nord, sur lequel je me suis particulièrement investi avec mon collègue député Philippe Gomès. Pouvez-vous nous préciser les perspectives de cet établissement ?
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Monsieur le sénateur, je ne comprends pas bien votre question sur le centre de Koné. À ma connaissance, il a ouvert en février dernier.
Pour ce qui est de Nouméa, l’état de la prison est en effet indigne, comme l’a souligné Jean-Pierre Sueur et comme j’ai pu le constater plusieurs fois lors de mes déplacements, avec parfois quatre détenus par cellule… La décision est prise de le rénover et de l’étendre. Commençons par la rénovation, car la situation est indigne, puis nous nous occuperons de l’extension.
En ce qui concerne l’accès au droit en outre-mer, le conseil d’accès au droit de la Polynésie française et celui de Saint-Pierre-et-Miquelon ont été créés en 2022.
Au sujet de la Nouvelle-Calédonie, comme vous le savez, la répartition des compétences en la matière entre la Nouvelle-Calédonie et l’État avait suscité un débat juridique nourri, qui a été tranché, puisque la loi pour la confiance dans l’institution judiciaire de décembre 2021 a acté la création du conseil d’accès au droit.
Rappelons que, en attendant sa mise en place effective, le ministère de la justice finance, chaque année, certaines actions au titre de l’accès au droit, afin de ne pas laisser les Calédoniens sans aide.
Pour répondre à votre question, le chemin de cette création étant parsemé d’embûches juridiques, la Chancellerie avance très méthodiquement, afin d’éviter toute erreur qui obligerait à un retour en arrière. Les problèmes juridiques entre la Nouvelle-Calédonie et l’Hexagone sont bien connus.
Le projet de texte, rédigé par le ministère de la justice, a été soumis à la consultation du Conseil national de l’aide juridique, qui a récemment émis un avis favorable sur cette disposition, attendue par tous.
Il est vrai que cela demande beaucoup de patience, et je vous en remercie, mais je suis en mesure de vous annoncer que le Conseil d’État sera très prochainement saisi du projet de décret.
En dépit de ce long chemin, la naissance de ce conseil est plus proche que jamais.
Mme la présidente. La parole est à M. Pierre Frogier.
M. Pierre Frogier. Ma question, comme celle de mon collègue Gérard Poadja il y a quelques instants, a trait au taux de surpopulation carcérale chronique du Camp Est, qui est le centre pénitentiaire de Nouméa.
Vous le savez, ce centre a été implanté sur les vestiges de l’ancien bagne, qui date du Second Empire. Il compte actuellement quelque 600 détenus (M. le ministre délégué acquiesce.), alors qu’il ne peut en accueillir que 400. Cette suroccupation atteint même le taux de 300% dans le quartier de la maison d’arrêt des hommes.
Certes, des aménagements successifs ont été effectués au cours des dix dernières années ; en cela, mes propos sont proches de ceux qui ont été tenus précédemment par Jean-Pierre Sueur, notamment au sujet de l’installation de conteneurs maritimes. Néanmoins, l’état du bâti demeure très vétuste et sous-dimensionné.
Monsieur le ministre, ce constat pose évidemment la question du respect de la dignité des détenus, quand ceux-ci sont entassés, parfois à cinq ou six, dans une cellule de douze mètres carrés. À ce jour, l’État a été condamné par la justice administrative à verser plus de 700 000 euros d’indemnités.
Par ailleurs, à la suite des rapports de Mme la Contrôleure générale des lieux de privation de liberté, les magistrats de l’ordre judiciaire ont prononcé des remises en liberté au motif que ces conditions de détention constituaient un traitement dégradant au sens de la Convention européenne des droits de l’homme.
Le personnel pénitentiaire, pour sa part, rencontre des difficultés croissantes pour faire respecter l’ordre au sein de cette prison : 44 agressions ont ainsi été recensées en 2021 et en 2022, et 23 agressions depuis le début de cette année.
Monsieur le ministre, comptez-vous enfin annoncer la construction d’un nouveau centre pénitentiaire, en joignant à cette annonce un calendrier précis ?
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Je partage votre analyse, monsieur le sénateur – vous savez que je connais la situation –, tant sur les conditions indignes de détention que sur les violences carcérales à Nouméa.
À propos des violences carcérales, les formations porteront doucement leurs fruits et permettront peut-être de contenir cette situation. Néanmoins, l’unique solution consiste en la rénovation et en l’extension du Camp Est. En effet, les mesures qui seront prises en matière de lutte contre les violences ne suffiront pas à les réduire.
Toutefois, je voudrais insister sur la création de la prison de Koné par le Gouvernement. Il est vrai que celle-ci ne compte que 120 places, ce qui ne répond pas, malheureusement, à la hausse du nombre des incarcérations.
Au sujet des dates précises de début des travaux de réhabilitation et d’extension, comme je l’ai indiqué plus tôt, vous recevrez une réponse écrite. Je m’y engage, et nos rencontres fréquentes garantissent que cette promesse sera tenue.
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Jomier. (M. Patrick Kanner applaudit.)
M. Bernard Jomier. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, la France a été condamnée à de multiples reprises ces dernières années, aussi bien par sa propre justice que par la CEDH, pour les conditions indignes de détention qu’elle impose dans ses prisons, y compris en outre-mer. Mes collègues Jean-Pierre Sueur et Pierre Frogier l’ont souligné.
L’état de ces prisons n’est que l’un des symptômes du mal qui frappe la justice dans son ensemble dans les outre-mer.
Une enquête, réalisée en 2021 pour le Conseil national des barreaux, révélait que 58% des Ultramarins – jusqu’à 70 % en Guyane – considèrent qu’il leur est difficile de faire valoir leurs droits, ce qui constitue une proportion deux fois plus élevée qu’en métropole.
Cette injustice résulte d’une multitude d’inégalités. Comment ne pas s’alarmer, par exemple, de l’absence pure et simple d’avocats dans certaines situations, en raison d’un manque d’accompagnement de l’État pour les aider dans leurs déplacements ? À Wallis-et-Futuna, des accusés peuvent être défendus par des « citoyens défenseurs », c’est-à-dire qu’ils peuvent concrètement être privés d’avocat.
En réalité, la défaillance de la justice outre-mer catalyse les maux que connaissent nos services publics.
Ces maux se résument, monsieur le ministre, à un chiffre : la part du financement des services publics dans notre pays représentait 18,1 % du PIB en 1980, contre 18 % aujourd’hui, alors que la population a très nettement augmenté. L’intégralité de la hausse de la dépense publique a profité aux transferts vers les entreprises.
Dans le même temps, la population des outre-mer est passée de 1,4 million à 2,7 millions d’habitants.
Le gouvernement auquel vous appartenez refuse de revenir sur la moindre des nombreuses exonérations fiscales et sociales consenties aux entreprises. Pourtant, le problème des moyens existe bel et bien.
Ma question est simple, monsieur le ministre : votre gouvernement a-t-il l’intention de financer à la hauteur des besoins le service public de la justice dans les outre-mer ? (Mme Victoire Jasmin et M. Patrick Kanner applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. La réponse est oui, monsieur le sénateur ! (Exclamations sur les travées des groupes SER et CRCE.)
M. Bernard Jomier. C’est tout ?
Mme Éliane Assassi. Ce n’est pas une réponse !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. Je peux répéter ce que j’ai déjà dit à propos des places dans les prisons à Basse-Terre, à Baie-Mahault, en Martinique, à Saint-Laurent-du-Maroni, à Nouméa et à Koné, à propos de l’augmentation du budget de fonctionnement de la justice, qui est d’une ampleur inégalée au regard des quarante dernières années,…
M. Patrick Kanner. C’est vrai !
M. Jean-François Carenco, ministre délégué. … à propos de la hausse du nombre de magistrats ou encore des aides supplémentaires qui leur sont fournies. Comment pouvez-vous douter des intentions du Gouvernement ? Nous apportons la preuve que nous agissons !
Oui, il est possible que nous n’allions pas assez vite. Toutefois, c’est en raison non pas de contraintes budgétaires, mais de problèmes d’attractivité, de formation ou de terrain.
Partout, il est difficile de faire des choses, mais c’est plus encore le cas en outre-mer, à cause de la distance, du manque de terrain et de l’absence d’entreprises.
L’île de Futuna, sur laquelle je me suis rendu, est réellement très lointaine ; il faut trente-quatre heures de vol pour y parvenir. Pourtant, les droits des personnes y sont défendus, grâce aux citoyens défenseurs. C’est une réalité historique.
Ces personnes sont-elles mal défendues ? Elles le seraient peut-être mieux par des avocats payés pour se rendre, depuis Paris, à Nouméa ou ailleurs, mais, de grâce, observez ce qui fonctionne, les efforts qui sont réalisés et l’ensemble des réalisations accomplies depuis cinq ans en matière de justice !
Je les détaillerai en personne dans un texte que j’adresserai au président de votre groupe.
Mme la présidente. La parole est à M. Bernard Jomier, pour la réplique.
M. Bernard Jomier. Monsieur le ministre, je crois avoir touché un point sensible…
Si vous m’avez bien écouté, j’évoquais l’évolution de la dépense publique depuis 1980. Or le gouvernement auquel vous appartenez n’a pas encore 40 ans d’âge.
C’est tout le pays, pour être exact, qui a abandonné ses services publics, et l’effort consenti très récemment en faveur de la justice reste totalement insuffisant. Tant que le fléchage de la dépense publique vers les services publics ne sera pas rectifié, nous n’y arriverons pas. Or votre gouvernement s’entête dans la mauvaise direction, vous devez en convenir.
Mme la présidente. La parole est à Mme Annick Petrus.
Mme Annick Petrus. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, le tribunal de Saint-Martin est un tribunal de proximité. Sa juridiction couvre Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Il dépend du tribunal judiciaire de Basse-Terre, notamment en termes de moyens et de ressources humaines.
Ce tribunal dispose des plus importantes dérogations de la République. En effet, le tribunal de proximité de Saint-Laurent-du-Maroni est la seule autre juridiction à avoir des dérogations aussi larges.
Le tribunal de proximité de Saint-Martin assume ainsi la quasi-totalité des missions du tribunal judiciaire de Basse-Terre, y compris celles qui sont dévolues au président de ce tribunal.
En conséquence, le nombre de dossiers en cours au civil est plus élevé à Saint-Martin – il oscille entre 250 et 300 – qu’à Basse-Terre. Au pénal, la situation est inverse, mais probablement en raison d’un manque de moyens.
Le tribunal judiciaire de Basse-Terre compte 12 magistrats, quand le tribunal de proximité de Saint-Martin n’en a que 4, pour un nombre de dossiers comparable. En outre, le tribunal de Saint-Martin devrait théoriquement être doté de 14 greffiers, mais il n’en dispose actuellement que de 7. Aussi le personnel qui y travaille est-il dévoué, mais complètement à bout.
Nous connaissons désormais une augmentation du nombre de contentieux civils de 50%. Au regard de ses moyens actuels, le tribunal ne peut traiter plus de 15 dossiers par mois au civil. Au mois de mars 2023, il n’était ainsi plus possible de prendre date pour introduire une nouvelle affaire avant le mois d’octobre 2023.
L’aide juridictionnelle ne se porte pas mieux. En Guadeloupe, seule une semaine de permanence, sur une période de quelques mois, est demandée aux 300 avocats inscrits, avec la possibilité que les gardes soient effectuées sur la base du volontariat.
A contrario, les 10 à 15 avocats domiciliés à Saint-Martin, ainsi que ceux, en nombre équivalent, qui résident à Saint-Barthélemy sont, quant à eux, tenus d’assurer une à deux journées de permanence pénale par semaine. En outre, le paiement de cette aide juridictionnelle survient avec beaucoup de retard en raison du sous-effectif du greffe.
La solution, urgente et nécessaire, serait d’accorder au tribunal de proximité de Saint-Martin son autonomie totale de tribunal judiciaire et les moyens qui vont avec. En effet, monsieur le ministre, vous conviendrez avec moi qu’il revient à l’État d’assumer la continuité territoriale et l’égalité devant la justice.
Il n’est pas normal que les Saint-Martinois ne bénéficient pas, comme tous les Français de l’Hexagone, d’un accès effectif à la justice de leur pays.
Seriez-vous prêt, monsieur le ministre, à pallier ces difficultés par des réformes législatives ou réglementaires ?
Mme la présidente. La parole est à M. le ministre délégué.
M. Jean-François Carenco, ministre délégué auprès du ministre de l’intérieur et des outre-mer, chargé des outre-mer. Premièrement, ne parlons pas trop des avocats de Saint-Barthélemy, qui sont, en majorité, des avocats d’affaires. Le sujet n’est donc pas le même qu’à Saint-Martin.
Deuxièmement, à Saint-Martin, ce sont les contentieux fonciers qui mobilisent beaucoup de ressources. Dans le cadre du comité interministériel des outre-mer (Ciom), nous essaierons de régler ce problème, en lien avec le président Mussington. J’espère des avancées, pour simplifier tout cela.
Par ailleurs, une cité administrative et judiciaire sera créée en 2025. Ainsi, les services du tribunal disposeront – enfin ! – d’un outil de premier ordre, c’est clair.
Troisièmement, s’agissant de l’évolution des textes, le président Mussington m’a saisi, dans le cadre du comité interministériel des outre-mer, de l’ensemble des évolutions qu’il souhaitait. Je pense que des changements interviendront, soit par ce biais, soit par celui de l’éventuelle réforme institutionnelle à laquelle nous travaillons, vous le savez, avec chaque président de collectivité. Je suis prêt à discuter de ce sujet avec le président Mussington, dont la venue est prévue dans les quinze jours.
Dans le cadre du comité interministériel des outre-mer, j’ai pour mission de soumettre à la Première ministre et aux membres du comité, en lien avec les élus parlementaires et les présidents de collectivité, toute proposition allant dans le sens d’un mieux-vivre ensemble. Saint-Martin a une place de choix au sein de ce Ciom.
Source http://www.senat.fr, le 24 avril 2023