Déclaration de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice, sur le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 et du projet de loi organique relatif à l'ouverture, la modernisation et la responsabilité du corps judiciaire, au Sénat le 6 juin 2023.

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Circonstance : Discussion générale du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la Justice 2023-2027 et du projet de loi organique relatif à l'ouverture, la modernisation et la responsabilité du corps judiciaire

Texte intégral

Monsieur le Président,
Monsieur le Président de la Commission des lois,
Mesdames les Rapporteures,
Mesdames, Messieurs les sénateurs,
Nous y voici.

Après plus de 8 mois d'intenses travaux pour sonder les difficultés de l'institution judiciaire et près d'un million de contributions citoyennes, réunis dans le rapport des États généraux de la Justice.

Après deux grandes vagues de concertations à l'été et à l'automne dernier avec l'ensemble des parties prenantes du monde judiciaire.

Après la présentation d'un plan d'action global pour la Justice en janvier.

Après toutes ces étapes, nous sommes réunis aujourd'hui pour discuter de la première traduction législative et organique de ce plan d'action.

Conformément à l'engagement du Président de la République et de la Première ministre, je suis venu vous présenter les lois de programmation et de réforme du statut de la magistrature les plus ambitieuses de l'histoire du ministère de la Justice.

Pour vous parler simplement comme je l'avais fait sur le perron du ministère en juillet 2020, je suis surtout venu ici tourner avec vous la page des mauvaises habitudes qui gangrènent notre justice depuis plus de 30 ans.

La première d'entre elle, est celle de demander toujours plus à la justice en lui en donnant toujours moins.

Oui, je suis venu tourner avec vous la page du délabrement, de la clochardisation de la justice française.

La route est encore longue mais nous allons désormais dans la bonne direction et d'un pas résolument assuré.

Une autre mauvaise habitude est celle d'avoir en matière de justice une approche parcellaire. Le plan d'action pour la Justice est un plan global qui touche toutes les matières - pénale, civile, organisationnelles, commerciales, etc… - et ce en utilisant tous les leviers : législatifs, organiques, budgétaires et réglementaires.

La dernière et la pire des habitudes, est celle de ne pas placer au cœur des réformes le justiciable, qu'il soit victime, demandeur ou requérant.

Je le dis clairement, ce plan d'action et ces projets de loi ont l'ambition de répondre concrètement aux attentes de nos concitoyens au premier desquelles celle d'une justice plus rapide.

L'objectif est simple : je veux diviser par deux l'ensemble des délais de justice d'ici 2027.

Vous l'avez compris, notre priorité absolue est celle de donner à la Justice les moyens nécessaires pour être à la hauteur de sa mission.

C'est pourquoi l'article 1er de la loi d'orientation et de programmation du ministère de la Justice vous propose d'entériner une hausse inédite des crédits de la Justice qui atteindront près de 11 milliards d'euros en 2027.

Sur les cinq prochaines années cumulées, les crédits du ministère de la Justice augmenteront de près 7,5 milliards d'euros alors qu'ils augmentaient de 2 milliards seulement sous le quinquennat du Président Sarkozy et de 2,1 milliards sous celui du Président Hollande.

Concrètement ces crédits massifs supplémentaires vont poursuivre 4 objectifs qui embrassent de manière globale les enjeux d'efficacité du service public de la Justice.  

1. D'abord, la mère de toutes les batailles, ce sont les recrutements massifs et rapides : de magistrats, de greffiers, d'attaché de justice d'agents pénitentiaires, d'agents administratifs. Bref de tous ceux qui font vivre le ministère de Justice.

Pour graver cela dans le marbre, j'ai souhaité inscrire dans la loi le recrutement de 10 000 personnels supplémentaires en création nette de postes d'ici 2027 dont 1 500 magistrats – autant que sur les 20 dernières années cumulées - et au moins 1 500 greffiers.

2. Deuxième objectif : la revalorisation de ceux qui servent notre justice au quotidien.

Pour recruter massivement, il faut attirer les talents vers le monde de la Justice.

C'est pourquoi cette loi de programmation entérine d'importantes revalorisations des métiers judiciaires dont :

- Une hausse de 1 000€ mensuels pour les magistrats qui sera effective dès l'automne pour récompenser et encourager leur engagement quotidien

- Une revalorisation des greffiers sans qui la justice ne pourrait pas fonctionner qui se fera dans un calendrier dédié de négociation, là aussi à l'automne.

- Le passage historique - puisqu'il était réclamé par les syndicats depuis 20 ans - des agents pénitentiaires de la catégorie C vers la catégorie B et pour les officiers de la catégorie B vers A. Il était grand temps de reconnaître le rôle indispensable de la troisième force de sécurité intérieure de notre pays et je suis fier non seulement d'être leur ministre mais d'avoir amélioré leur place dans la fonction publique.

3. Troisième objectif de ces nouveaux crédits : mener à bien la transformation numérique du ministère de la justice qui a longtemps pêché en la matière. Les magistrats et greffiers de terrains vous le disent : souvent, ils sont freinés par une informatique et un réseau qui ne sont pas à la hauteur.

Le but est clair à l'instar de la juridiction administrative : il faut instaurer le zéro papier à l'horizon 2027. Pour cela, nous avons une méthode.

Nous dotons toutes les juridictions d'experts-informatique dédiés pour agir au plus près du terrain avec le savoir-faire requis lorsque "la bécane plante".

Nous augmentons massivement la capacité des réseaux du ministère pour fluidifier les connexions.

À terme, l'objectif est aussi d'avoir un seul compte pour accéder à toutes les applications informatiques afin d'éviter les doublons de saisines notamment des greffiers qui leur font perdre un temps précieux.

Nous accélérons la mise à jour concertée avec le terrain des logiciels en matière civile, je pense par exemple à Portalis.

En matière pénale, cette loi de programmation accélérera le déploiement déjà en cours de la Procédure Pénale Numérique en lien avec le Ministère de l'Intérieur avec un chef de file unique issu de la Chancellerie.

La transformation numérique de la Justice doit également se faire en direction de ceux qu'elle sert : c'est-à-dire les justiciables.

En janvier dernier, j'annonçais le lancement d'une application smartphone regroupant des fonctionnalités importantes. C'est chose faite puisqu'elle a été lancée le 27 avril dernier dans une version qui permet déjà par exemple de savoir si oui ou non vous êtes éligible à l'aide juridictionnelle ou de simuler le montant d'une pension alimentaire. Cette application "Justice.fr" – déjà téléchargée plusieurs dizaines de milliers de fois – je vous encourage chaleureusement à la télécharger – montera en puissance avec de nouvelles fonctionnalités au gré des mises à jour régulières.

4. Le dernier objectif, dans la cohérence de notre plan, concerne bien sûr le programme immobilier du ministère de la justice.

D'abord, l'immobilier judiciaire c'est-à-dire la construction de tribunaux. L'arrivée des recrutements massifs va nécessiter une augmentation et une rénovation massives du parc judiciaire.

C'est pourquoi nous avons une vision et une stratégie globale qui prévoit d'investir de manière massive dans les tribunaux de demain afin d'agir sur tous les leviers pour améliorer les conditions de travail de ceux qui servent la justice, car en bout de chaîne c'est bien le justiciable qui en bénéficiera pleinement.

Concrètement, d'ici 2027 nous engagerons plus de 40 opérations de restructurations et de rénovation de tribunaux et cours.

Ensuite, il y a le programme immobilier pénitentiaire qui avance surement malgré les nombreux freins comme la crise sanitaire qui, si elle est derrière nous a durablement impacté les chantiers, la guerre en Ukraine qui a réduit l'accès aux matières premières, et bien sûr, aux réticences des riverains et souvent de leurs élus.

Notre engagement est clair et notre cap est fixé : nous construirons 15 000 places supplémentaires d'ici 2027. L'année prochaine la moitié des établissements de ce plan seront sortis de terre.

Il en va d'abord de la bonne application de ma politique pénale qui est sans aucune ambiguïté : Fermeté sans démagogie, humanisme sans angélisme !

Il en va ensuite des conditions de détention qui sont parfois indignes. Je fais le tour des prisons depuis plus de 40 ans ! Je connais la dégradation d'un certain nombre d'établissements. Mais je n'ai pas de baguette magique, je n'ai qu'une volonté politique forte avec des leviers d'actions réalistes et moyens inédits.

Car en matière pénitentiaire comme en matière pénale, il faut se méfier des solutions miracle clefs en main.

La construction de prisons est la solution la plus lente mais la plus sûre. Surtout qu'en parallèle des constructions nous investissons massivement dans les rénovations : près de 130 millions d'euros par an, près de deux fois plus que sous le quinquennat de François Hollande.

Le Président Sauvé l'a dit en ces mots : tout ne se résume pas à la question des moyens.

C'est pourquoi je vous propose une série de mesures qui viennent réformer en profondeur l'institution sans pour autant la déstabiliser.

Car oui, une des innovations de cette loi de réforme de la Justice, c'est de mettre face aux réformes les moyens nécessaires pour les appliquer correctement.

Le premier axe de réforme est celui de l'amélioration de l'organisation de la justice selon une approche innovante et pragmatique.

Je souhaite accélérer la déconcentration du ministère de la justice en laissant plus d'autonomie aux juridictions dans leur administration afin de ne faire intervenir l'administration centrale que lorsqu'elle est à la fois utile en termes de support ou nécessaire en termes d'arbitrages.

Cette nouvelle étape chère à Madame la Rapporteure Canayer relève en grande partie du niveau réglementaire et se fera d'ici l'automne. J'ai souhaité inscrire cette orientation claire dans le rapport annexé car une organisation plus efficace de la Justice c'est aussi des moyens mieux employés au plus près des professionnels et des justiciables.

L'amélioration de l'organisation des juridictions passe aussi par des expérimentations innovantes pour améliorer concrètement le service rendu au justiciable.

C'est ce que nous proposons à travers l'expérimentation d'un véritable tribunal des activités économiques car l'organisation actuelle des juridictions commerciales manque de lisibilité pour les justiciables et les différents acteurs.

Je vous propose également d'expérimenter une contribution économique comme cela se pratique dans divers pays européens afin notamment de lutter contre les recours abusifs et d'inciter à l'amiable. Elle permettra aussi de bénéficier de l'effet marque car souvent, dans le monde économique, ce qui est gratuit est perçu comme de moindre qualité. Elle tiendra compte de la capacité contributive du demandeur et du montant de la demande.

Une amélioration de l'organisation de nos juridictions doit aussi être opérée dans les politiques pénales prioritaires. Je pense bien sûr à la question de la lutte contre les violences intra-familiales avec la création des pôles spécialisés VIF conformément au rapport de grande qualité rendu par la sénatrice Vérien et la députée Chandler. Cette nouvelle organisation désormais inscrite dans le rapport annexé sera traduite dans le code de l'organisation judiciaire par un décret qui vous sera transmis et pris à l'été.

Le deuxième axe est celui de la modernisation des ressources humaines, magistrat et fonctionnaires, de la Chancellerie.

Je souhaite employer tous les leviers à notre disposition pour s'assurer que non seulement le plan de recrutement sera réalisé mais surtout qu'il correspondra aux besoin du terrain.

Cette modernisation implique d'abord une adaptation de ces ressources à la réalité d'aujourd'hui, et notamment celle de la diversification des fonctions. Je pense par exemple au travail formidable réalisé par les contractuels dans toutes nos juridictions. Leur recrutement et l'engagement des magistrats et greffiers a déjà permis de réduire les stocks de près de 30% dans les juridictions pour la première fois depuis des décennies. Moins de stocks c'est moins d'attente pour nos concitoyens.

C'est pourquoi, en plus des recrutements massifs de magistrats et greffiers, la loi de programmation vous propose non seulement de pérenniser ces emplois en les CDIsant, mais également de les institutionnaliser en créant de la fonction d'attaché de justice.

Ces attachés de justice seront formés à l'ENM et prêteront serment. Ils viendront compléter et constituer une véritable équipe autour du magistrat qui constitue la vraie révolution à venir au sein de la Justice.

C'est cette même impulsion que nous souhaitons donner à l'administration pénitentiaire avec la possibilité de recruter des surveillants adjoints par la voie contractuelle. Cela a fait ses preuves au ministère de l'Intérieur. J'ajoute qu'en terme d'attractivité, le recrutement de contractuel permet d'embaucher des personnels au plus près des établissements pénitentiaires.

Le chantier majeur de la modernisation des ressources humaines est bien sûr celui porté dans le projet de loi organique : c'est-à-dire la réforme du statut de la magistrature.

Elle tourne autour de trois axes.

L'ouverture du corps judiciaire d'abord.

Recruter 1 500 magistrats va nécessiter de faciliter l'accès à la magistrature.

Pour cela, nous proposons la création de magistrats en service extraordinaire, mais également l'ouverture des recrutements en simplifiant les différentes voies d'accès, notamment pour les avocats, et en professionnalisant le recrutement par l'instauration d'un jury professionnel. Le maintien du principe du concours républicain nous garantira l'excellence du niveau de recrutement.

L'objectif est aussi d'assouplir des règles pour les Magistrats à Titre temporaires qui font un travail remarquable, dont on a besoin pour la politique de l'amiable et les cours criminelles départementales.

Enfin, il s'agit également de simplifier certaines règles de gestion des ressources humaines comme :

- La pérennisation des brigades de soutien de magistrats et greffiers, qui font leur preuve à Mayotte et en Guyane

- La mise en place des priorités d'affectation des magistrats qui ont accepté de partir dans des territoires peu attractifs,

- La création d'un 3ème grade pour garder des magistrats d'expérience de 1ère instance afin notamment d'en améliorer la qualité conformément au rapport Sauvé.

Le deuxième axe de la réforme statutaire repose sur la modernisation, et notamment celle du dialogue social ou du mode de scrutin au Conseil supérieur de la magistrature.

Enfin, le dernier axe repose sur la responsabilité du corps judiciaire avec notamment l'élargissement à la fois de conditions de recevabilité des plaintes des justiciables contre des magistrats devant le CSM –qui aujourd'hui ne donnent jamais lieu à sanction in fine – et des pouvoirs d'enquête du CSM pour instruire ces plaintes via la possibilité de saisir l'inspection générale de la Justice.

Le troisième chantier de réforme est celui de la simplification d'un certain nombre de procédures : qu'elles soient civiles ou pénales, elles sont un facteur de complexité pour nos professionnels et d'éloignement entre le citoyen et la justice.

Vous le savez, en matière civile, je veux simplifier la procédure d'appel en réformant le décret Magendie et surtout faire enfin advenir la révolution de l'amiable qui se fait tant attendre en France.

Ces réformes sont de niveau réglementaire mais j'ai transmis à la commission des lois le projet de décret concernant la mise en place de la césure et de l'audience de règlement amiable afin que nous puissions échanger sur ce point dans les semaines à venir, dans un temps plus long puisque ce décret sera pris courant de l'été pour une entrée en vigueur au 1er octobre. Ma porte est grande ouverte pour échanger sur ces questions.

En matière pénale, je souhaite que nous puissions lancer ensemble le chantier titanesque de la simplification de la procédure pénale.

Il s'agit dans un premier temps de restructurer et clarifier le code à droit constant comme le précise l'article 2.

L'objectif est de rendre plus lisible pour les professionnels : réécrire des articles qui sont écrits par renvois successifs à d'autres articles, réorganiser l'ensemble des chapitres et regrouper certains textes épars, pour éviter les erreurs procédurales.

Pour garantir que cette réécriture se fera bien à droit constant, j'ai mis en place un comité scientifique et je vous proposerai la mise en place d'un comité de suivi composé d'un représentant par groupe parlementaire et des deux présidents de commission des lois.

Enfin, je rappelle qu'une codification à droit constant est soumise d'important et nombreux contrôles, notamment de la commission supérieure de codification, ou encore le Conseil d'État. Ces institutions imposent au Gouvernement de respecter la lettre de l'habilitation mais aussi l'esprit de l'habilitation octroyée par le législateur.

Enfin, je vous confirme que le nouveau CPP n'entrera pas en vigueur avant sa ratification comme ce fut le cas pour le code justice pénale des mineurs et conformément à la volonté de votre commission et de ses rapporteures.

Enfin, et j'en terminerai par-là, il vous est proposé une série de mesures concrètes immédiatement applicables.

Je pense par exemple à des mesures améliorant l'efficacité de l'enquête pénale. Je pense également à l'extension de la possibilité des travaux d'intérêt général aux entreprises du secteur de l'économie sociale et solidaire. Je pense aussi enfin à l'extension du champ des infractions recevables pour une indemnisation des victimes.

Je veux conclure mon propos déjà trop long en saluant le travail de la commission, de ses rapporteures et de son président. Si nous avons certaines divergences sur lesquelles nous reviendrons lors de l'examen amendements, je sais que nous partageons une ambition commune et l'impérieuse nécessité de restaurer la place de la justice à la hauteur de la mission fondamentale qui est la sienne, à la hauteur de l'engagement de ceux qui la servent, et surtout, à la hauteur des attentes des Français, au nom de qui, ne l'oublions jamais, elle est rendue.


Source https://www.justice.gouv.fr, le 9 juin 2023