Déclaration de M. Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice, sur le projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 et le projet de loi organique relatif à l'ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire, à l'Assemblée nationale le 10 octobre 2023.

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Circonstance : Déclaration devant la commissions mixtes paritaires

Texte intégral

Mme la présidente
L'ordre du jour appelle la discussion, sur les rapports des commissions mixtes paritaires, du projet de loi d'orientation et de programmation du ministère de la justice 2023-2027 (no 1706) et du projet de loi organique relatif à l'ouverture, à la modernisation et à la responsabilité du corps judiciaire (no 1705).
La conférence des présidents a décidé que ces deux textes donneraient lieu à une discussion générale commune.

(…)

Mme la présidente
La parole est à M. le garde des sceaux, ministre de la justice.

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice
Nous y sommes. Il ne suffit plus que de deux votes – le vôtre tout à l'heure, puis celui du Sénat demain – pour tourner définitivement la page de ce qu'un de mes prédécesseurs appelait à juste titre la "clochardisation" de la justice.
J'échangeais il y a quelques jours, assez librement, avec des magistrats en juridiction. L'un d'entre eux m'a confié que selon lui, les politologues, et peut-être les historiens, se pencheront un jour sur les décennies qui précèdent et se demanderont comment notre grande démocratie, berceau de l'État de droit, a pu pendant tant d'années laisser à l'abandon l'institution qui est le fondement même de notre pacte social. Il a raison.

Mme Danielle Brulebois
Eh oui !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Bien sûr, cela semble presque impensable aujourd'hui, alors que nous débattons d'une loi de programmation qui portera le budget de la justice à près de 11 milliards d'euros, mais la question mérite d'être posée. Comment, pendant tant de décennies, a-t-on pu donner toujours moins à la justice en demandant toujours plus à nos magistrats, nos greffiers, nos agents pénitentiaires, surtout quand on en fait le réceptacle de toutes les colères et de toutes les frustrations ?

M. Bruno Millienne
Bien sûr !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Soyons très clairs. Cette loi de programmation ne sort pas de nulle part : si la justice a pendant si longtemps fait les frais d'un manque de volonté politique, ce n'est plus le cas désormais. Le Président de la République et la Première ministre ont fixé un cap clair et nous ont donné les moyens d'atteindre notre objectif.
Cette loi de programmation et cette loi organique proviennent ensuite des états généraux, exercice démocratique sans précédent…

Mme Cécile Untermaier
Pas tout à fait !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
…où tout le monde a eu voix au chapitre.
Surtout, ces lois interviennent après des hausses massives de moyens engagées depuis 2017. Il serait faux d'affirmer que tout commence aujourd'hui. On a déjà fait beaucoup – vous avez déjà fait beaucoup.

Mme Cécile Untermaier
Merci !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Les 700 magistrats, 850 greffiers et 2 000 contractuels embauchés sous le précédent quinquennat ont d'ores et déjà permis un déstockage historique, notamment en matière civile, de l'ordre de 30 %.
Il nous fallait toutefois aller plus loin pour restaurer la place de la justice à la hauteur de la mission fondamentale qui est la sienne, de l'engagement de ceux qui la servent et surtout des attentes des Français, au nom de qui – ne l'oublions jamais – elle est rendue.
L'accord trouvé en commission mixte paritaire la semaine dernière ouvre la voie à cette nouvelle étape décisive. Je veux ici saluer le travail acharné du rapporteur général Jean Terlier et des rapporteurs Erwan Balanant et Philippe Pradal, s'agissant du projet de loi, ainsi que du rapporteur Didier Paris pour le projet de loi organique. En première lecture comme en CMP, ils ont consacré toute leur énergie à l'aboutissement de cet accord.

M. Philippe Gosselin
Ce sont les César de la justice !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Dans leurs efforts, ils ont été épaulés par les chefs de file des groupes de la majorité, que je veux ici chaleureusement remercier. Ils ont pu aussi compter – n'est-ce-pas, monsieur Gosselin ? – sur des oppositions très constructives, forces de proposition. Merci à elles. Je décerne enfin une petite mention spéciale au groupe LFI-NUPES, toujours au rendez-vous du nihilisme. (Exclamations sur plusieurs bancs du groupe LFI-NUPES.)

M. Jean-François Coulomme
"Nihilisme" ? Il faut lire notre programme !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Cette coconstruction a permis d'enrichir significativement ces textes, qui sont meilleurs aujourd'hui qu'ils n'étaient hier. Là est tout le rôle du Parlement. Il est toujours dangereux de le mésestimer.

M. Ugo Bernalicis
Avec le 49.3, par exemple !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Je tiens également à vous remercier, monsieur le président de la commission des lois, pour votre appui et pour votre constante volonté de porter un regard attentif sur les questions de justice.

Parmi les mesures qui ont fait l'objet d'un accord final, je souhaite m'arrêter sur le nombre de greffiers que nous recruterons dans les cinq prochaines années. Si je me suis montré prudent dans un premier temps, c'est surtout parce que l'enjeu, pour le ministère de la justice, n'était pas tant de savoir s'il allait recruter que comment il allait réussir à recruter l'ensemble des postes que nous programmions. Ma préoccupation de tous les instants est d'être en mesure d'exécuter, au plus près de la volonté du législateur et de la mienne, cette loi de programmation qui nous oblige. Je vous dois l'application de ce texte, comme je la dois à nos concitoyens.
C'est pourquoi il était important de s'assurer que le chiffre finalement arrêté ne soit pas qu'un vœu pieux, mais soit concrètement réalisable. Nous recruterons donc au cours des cinq prochaines années 1 800 greffiers. C'est là la démonstration indiscutable de l'attachement que nous portons à nos greffiers sans qui, je le dis haut et fort, il ne saurait y avoir de justice.

J'ajoute que, concernant le corps du greffe, le dialogue social se poursuit de manière constructive…

M. Ugo Bernalicis
Oui, par la grève !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
…et devrait aboutir très prochainement, avec la création de greffiers de catégorie A qui représenteront une part très significative du corps et une revalorisation salariale des greffiers de catégorie B. C'est là une avancée inédite et la définition d'un parcours de carrière attractif pour cette profession essentielle.
Concernant les moyens supplémentaires que l'accord en CMP est venu consacrer, je voudrais souligner que le budget 2024, présenté il y a quelques jours, respecte à la lettre cette loi de programmation, et ce avant même son adoption définitive. Vous l'aurez compris, je ferai de l'exécution de cette loi de programmation un combat de tous les instants.
Nous nous engageons concrètement sur la trajectoire du plan d'embauche, puisque nous recruterons en 2024 327 magistrats, 340 greffiers et 400 attachés de justice. Tous ces postes, comme l'ensemble des 1 500 magistrats, des 1 800 greffiers et des 1 100 attachés de justice, seront recrutés en plus des remplacements des départs à la retraite. Pour être plus clair, la création de 1 500 postes de magistrats supplémentaires nécessite en réalité le recrutement de 2 800 magistrats.
Je vous annonce que la revalorisation de la rémunération des magistrats à hauteur de 1 000 euros en moyenne sera effective dès la fin du mois sur leur fiche de paie. Je vous confirme également la mise en place de la revalorisation inédite des métiers pénitentiaires, qui passeront en catégorie B à compter du 1er janvier 2024, tandis que les officiers passeront en catégorie A, avec des revalorisations catégorielles en parallèle. Le personnel pénitentiaire attendait cela depuis vingt ans. (Applaudissements sur quelques bancs du groupe RE.)
Vous l'avez compris, l'ensemble de ces revalorisations visent à renforcer l'attractivité des métiers de la justice, sans laquelle il nous sera impossible de recruter à la hauteur de nos ambitions. Là est toute la cohérence de cette programmation.
La hausse des moyens profitera à deux autres chantiers essentiels. Le premier est l'accélération de l'indispensable transformation numérique du ministère.

M. Ugo Bernalicis
Je donne mon avis en levant le pouce !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
Je pense notamment à la procédure pénale numérique, qui simplifie drastiquement le travail des enquêteurs et des magistrats et se déploie à vitesse grand V : ce sont désormais 150 000 procédures pénales qui sont transmises chaque mois par voie dématérialisée du commissariat ou de la brigade vers le tribunal, soit 300 fois plus qu'en 2020 – et bien sûr, cela va continuer.
Le deuxième chantier consiste à accroître et rénover le parc immobilier du ministère de la justice. Cela passe d'abord par un investissement important dans l'immobilier judiciaire, notamment pour accueillir les nouveaux recrutements. Je me suis par exemple rendu à Brest il y a quelques jours…

M. Jean-Charles Larsonneur
Bravo ! (Sourires)

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
…et j'ai pu annoncer une extension de la cité judiciaire. Cela passe ensuite par la poursuite du plan immobilier pénitentiaire de 15 000 nouvelles places de prison.

M. Ugo Bernalicis
Il s'est planté, c'est 18 000 ! Dites quelque chose, à droite !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
J'étais vendredi dernier à Caen pour inaugurer avec la Première ministre la nouvelle prison d'Ifs, qui compte près de 550 places.
Au cours du seul mois d'octobre, j'inaugurerai près de 1 000 nouvelles places de prison. Elles sont indispensables à l'effectivité de la réponse pénale, que je veux ferme mais sans démagogie, ainsi qu'à l'amélioration des conditions de travail et de sécurité de nos agents pénitentiaires, mais aussi des conditions de détention, qui sont parfois indignes.
Ces hausses de moyens poursuivent un objectif simple mais ambitieux : je veux diviser par deux l'ensemble des délais de justice d'ici à 2027. Il est en effet indispensable que ces hausses budgétaires se traduisent très concrètement par une amélioration du fonctionnement de la justice et de la qualité du service public rendu aux justiciables. Nous commençons à le percevoir grâce aux moyens déployés par les précédentes lois de finances.
Je veux être très clair : il faut désormais aller plus loin et chacun doit prendre toute sa part dans cet effort collectif. Les Français ne comprendraient pas que l'État consacre autant d'argent à notre justice si ces moyens n'améliorent pas concrètement le service public qui leur est rendu. Les efforts des contribuables – et, je l'espère, la confiance du Parlement – nous obligent à des résultats. Ils ne pourront être atteints qu'avec la mobilisation de tous.
Les acteurs du monde judiciaire ont pu compter sur moi pour décrocher ces budgets historiques et sur le Parlement pour les adopter. Je sais pouvoir compter sur eux pour que ces moyens, tant attendus et mérités au regard de leur engagement, aient rapidement des effets concrets pour les justiciables. C'est un impératif : il y va de la crédibilité de notre justice aux yeux de tous les Français.
Je veux rappeler ici les mots du président Sauvé : tout ne se résume pas à la question des moyens. C'est d'ailleurs pour cette raison qu'en sus des moyens, ces textes comportent des mesures concrètes de réforme de notre justice dans tous les domaines – pénal, civil et commercial.
Je tiens donc à m'arrêter un instant sur les enjeux de simplification, notamment en ce qui concerne la procédure pénale. Permettez-moi d'abord de saluer le chantier inédit que va constituer la refonte complète du code de procédure pénale, attendue par tous les professionnels de la chaîne pénale, des magistrats aux forces de l'ordre en passant par les greffiers et les autres professionnels de la justice. Comme je m'y étais engagé, si le Parlement confirme son vote dans quelques instants, j'écrirai lors de la promulgation de la loi de programmation aux présidents des deux assemblées afin que chaque groupe désigne son représentant au sein du comité de suivi parlementaire dont seront par ailleurs membres de droit les présidents des commissions des lois. Toujours en ce qui concerne la simplification des procédures, je vous annonce que le décret portant la réforme de l'amiable, tant attendue et inscrite dans le rapport annexé, entrera en vigueur le 1er novembre. De même, la refonte de la procédure d'appel est en cours de révision avec les avocats et les magistrats, et elle entrera très prochainement en vigueur.
Il y a également des enjeux d'organisation : je pense à la parution prochaine de textes qui feront la part belle à la déconcentration afin de donner davantage d'autonomie aux chefs de cour ; à titre d'exemple, je veux rappeler que pour la première fois de l'histoire du ministère, j'ai donné mandat aux chefs de cour d'appel pour répartir les 1 500 magistrats supplémentaires entre les juridictions de leur ressort, car ce sont eux qui ont la connaissance la plus fine du terrain. (Mme Brigitte Klinkert, Mme Danielle Brulebois et M. Lionel Royer-Perreaut applaudissent) . Je pense aussi à l'organisation spécialisée des juridictions en matière de lutte contre les violences intrafamiliales : le décret créant des pôles spécialisés est à l'examen du Conseil d'État, comme je m'y étais engagé et conformément au rapport annexé que vous vous apprêtez à voter.
Il est impossible d'évoquer l'ensemble des mesures, mais je veux conclure sur le défi majeur que représente la rénovation de la gestion des ressources humaines du ministère de la justice. Je compte employer tous les leviers à disposition pour m'assurer non seulement que le plan de recrutement sera réalisé, mais surtout qu'il correspondra aux besoins du terrain. C'est pourquoi, en plus des recrutements massifs de contractuels dans les juridictions, le projet de loi de programmation vous propose tout à la fois de pérenniser ces emplois en les CDIsant et d'en institutionnaliser une partie en créant la fonction d'attaché de justice. Ces attachés de justice seront formés à l'École nationale de la magistrature, ils prêteront serment et permettront de constituer une véritable équipe autour du magistrat, ce qui va constituer la prochaine révolution au sein de la justice. C'est cette même impulsion que nous souhaitons donner à l'administration pénitentiaire par la possibilité de recruter des surveillants adjoints par voie contractuelle, sur le modèle réussi du ministère de l'intérieur. Le chantier majeur de la modernisation des ressources humaines est aussi ouvert par le projet de loi organique, à travers la réforme du statut de la magistrature, qui est l'une des plus ambitieuses entreprises depuis 1958. Celle-ci passe d'abord par l'ouverture du corps judiciaire. Recruter 1 500 magistrats va en effet nécessiter d'ouvrir l'accès à la magistrature. À cette fin, nous proposons la création de magistrats en service extraordinaire, mais également l'ouverture des recrutements, en simplifiant les différentes voies d'accès, notamment pour les avocats, et en professionnalisant le recrutement par l'instauration d'un jury professionnel. Le maintien du principe du concours républicain nous garantira l'excellence du niveau de recrutement.
Le dernier axe repose sur la responsabilité du corps judiciaire, notamment par l'élargissement des conditions de recevabilité des plaintes des justiciables contre des magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature, lesquelles ne donnent aujourd'hui jamais lieu à sanction in fine .
Je conclurai en soulignant que la commission mixte paritaire est parvenue à un accord sur une série de mesures importantes, concrètes et immédiatement applicables. Je pense, par exemple, aux mesures améliorant l'efficacité de l'enquête pénale en renforçant des techniques spéciales d'enquête qui ont été assorties de garanties nouvelles ; je pense aussi à l'extension du travail d'intérêt général aux entreprises de l'économie sociale et solidaire, afin de développer le recours à cette peine qui est parfaitement adaptée pour réprimer la petite délinquance ; je pense enfin à l'extension du champ des infractions pouvant justifier une indemnisation des victimes, qui doivent être au cœur de nos préoccupations.
Mesdames et messieurs les députés, vous l'aurez compris : toutes ces améliorations contenues dans le projet de loi de programmation et dans le projet de loi organique, qu'il s'agisse des recrutement massifs, de revalorisations inédites, de la numérisation de la justice, de l'amélioration de l'immobilier ou de la réforme de la magistrature, rendent le vote qui interviendra dans quelques minutes absolument décisif pour l'institution judiciaire. L'ensemble des acteurs de la justice nous regardent cet après-midi…

Mme Andrée Taurinya
Ça, oui !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux
…et ils attendent que chacun prenne ses responsabilités, que l'Assemblée nationale leur envoie un signal fort, un message de reconnaissance, mais surtout un message d'espérance. Il y va de notre pacte social ; il y va de la qualité du service public de la justice rendue à tous nos compatriotes. Je le confirme : j'y mettrai toute mon énergie, comme je l'ai fait depuis le premier jour. Pour la justice, le meilleur est incontestablement à venir. (Applaudissements sur les bancs des groupes RE, Dem et HOR.)


source https://www.assemblee-nationale.fr, le 12 octobre 2023