Déclaration de M. de M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice, sur le projet de loi constitutionnelle relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse, au Sénat le 28 février 2024.

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Circonstance : Adoption au Sénat d'un projet de loi constitutionnelle

Texte intégral


Mme la présidente. L'ordre du jour appelle la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par l'Assemblée nationale, relatif à la liberté de recourir à l'interruption volontaire de grossesse (projet n° 299, rapport n° 334).

Dans la discussion générale, la parole est à M. le garde des sceaux. (Applaudissements sur les travées du groupe RDPI.)

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux, ministre de la justice. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, madame la rapporteure, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai l'honneur, au nom du Gouvernement de la République, de demander au Sénat l'inscription dans notre Constitution de la liberté des femmes à disposer de leur corps.

Oui, j'ai l'honneur de venir devant vous, pour la troisième fois en moins d'un an et demi, afin de vous présenter un texte de compromis, qui, sans rogner sur l'ambition qui est la nôtre, apporte les garanties juridiques indispensables à l'œuvre du constituant.

J'espère sincèrement, mesdames, messieurs les sénateurs, que cette fois-ci sera la bonne, car ce projet de loi, une fois n'est pas coutume, a été précédé de longs travaux parlementaires, à l'Assemblée nationale et au Sénat. Des votes ont eu lieu, dans des versions différentes, à l'Assemblée nationale et au Sénat. Le texte, très largement adopté à l'Assemblée nationale, arrive désormais devant le Sénat.

Vous l'aurez compris, il s'agit non pas d'une création de la Chancellerie, mais bel et bien d'une proposition de compromis, qui reprend quasi intégralement la version votée par la chambre haute. Si je parle de " compromis ", c'est parce qu'une loi constitutionnelle, plus que toutes les autres, doit se concevoir dans une logique de dialogue et de coconstruction.

Voter une révision constitutionnelle, ce n'est pas voter la version de l'Assemblée nationale ou rien. Ce n'est pas non plus voter la version du Sénat ou rien. Voter une révision constitutionnelle, c'est faire converger les chambres, car elles disposent toutes deux d'un droit de veto.

C'est pourquoi j'ai souhaité que le texte que je vous propose parte de la version votée par le Sénat et, surtout, en respecte les lignes fondamentales, en particulier sur l'encadrement de sa portée.

Les Françaises et les Français nous regardent et attendent que nous soyons tous collectivement à la hauteur de l'attente populaire, à la hauteur des combats passés, à la hauteur de la vocation universelle de la France.

J'ai toujours eu pour le Sénat et la qualité de ses débats un tropisme assumé. Combien de fois ai-je vu ici des convergences se dessiner, malgré des oppositions de fond, dès lors que des arguments solides étaient développés ? C'est précisément, mesdames, messieurs les sénateurs, ce que j'entends faire cet après-midi.

Mon état d'esprit est celui d'un garde des sceaux déterminé à convaincre, mais avant tout respectueux des consciences de toutes et de tous dans cet hémicycle.

J'en viens aux raisons qui m'amènent aujourd'hui devant vous, et je veux m'arrêter sur la nécessité de cette réforme.

Cette nécessité est d'abord politique.

J'entends qu'un certain nombre d'entre vous ne souhaitent pas importer des débats venus d'outre-Atlantique. Mesdames, messieurs les sénateurs, nul besoin d'aller si loin !

M. Xavier Iacovelli. Eh oui !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Les exemples européens – polonais ou hongrois – devraient suffire à vous convaincre.

Je rappelle que, alors que l'extrême droite était au pouvoir, voilà encore quelques mois, les Polonaises ne pouvaient avorter qu'en cas de viol ou d'inceste ou quand leur vie était en danger. (Mme Cathy Apourceau-Poly le confirme.) Il a fallu qu'un parti modéré revienne – heureusement ! – au pouvoir pour que l'espoir renaisse enfin quant au rétablissement de cette liberté de la femme.

En Hongrie, les femmes qui souhaitent avorter sont forcées d'écouter au préalable les battements de cœur du fœtus qu'elles portent. Elles attendent toujours qu'une future majorité mette un terme à leur calvaire.

Ces parenthèses insupportables dans les droits des femmes, qui sont au mieux des éclipses, au pire des nuits profondes, voilà précisément ce que nous voulons empêcher grâce à cette révision constitutionnelle.

Par ailleurs, si je veux bien concéder que l'interruption volontaire de grossesse (IVG) ne soit pas immédiatement menacée dans notre pays, je rappelle que c'est non pas sur Fox News, mais bel et bien en France, sur une chaîne française, qu'avant-hier encore on associait le nombre d'avortements à celui de morts du cancer et de décès liés au tabac.

J'ajoute que l'on écrit la Constitution non pas seulement pour le présent, mais d'abord et surtout pour l'avenir.

Mme Marie-Arlette Carlotti. Très bien !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Certains affirment que l'IVG ne serait pas menacée. Tant mieux s'ils ont raison, mais, si l'avenir leur donnait tort, mesdames, messieurs les sénateurs, il serait trop tard !

D'ailleurs, quand le Président de la République Jacques Chirac a proposé la constitutionnalisation de l'abolition de la peine de mort, cette dernière était-elle menacée ?

M. Philippe Bas. Non !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. J'ai entendu le président Larcher dire que la Constitution ne devait pas être un catalogue de droits sociaux et sociétaux.

M. Loïc Hervé. Il a raison !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Je respecte son point de vue,…

M. Stéphane Ravier. Encore heureux !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. … même si – le président Larcher, j'en suis sûr, me le concédera – le principe d'une Constitution est aussi de réunir l'ensemble des droits et libertés fondamentaux, dont certains droits sociaux, comme en témoigne le préambule de la Constitution de 1946. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, GEST, SER et CRCE-K, ainsi que sur des travées du groupe UC.)

La liberté de recourir à l'IVG n'est pas une liberté comme les autres, car elle permet aux femmes de décider de leur avenir. Une démocratie ne peut maîtriser pleinement son destin si les femmes qui y vivent n'ont pas la liberté de maîtriser le leur.

J'en viens maintenant à la nécessité juridique de cette révision.

Disons les choses clairement. Trois principes sont en débat aujourd'hui : la liberté de la femme de recourir à une IVG, la liberté de conscience – en l'occurrence, des médecins et des sages-femmes –, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.

Seuls deux d'entre eux ont déjà valeur constitutionnelle.

D'abord, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine a été consacré expressément comme principe à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel, à l'occasion de sa décision du 27 juillet 1994.

Ensuite – je m'adresse ici en particulier à Bruno Retailleau et Alain Milon –, la liberté de conscience, donc celle des médecins et des sages-femmes, a été reconnue expressément par le Conseil constitutionnel comme un principe fondamental reconnu par les lois de la République dans sa décision du 27 juin 2001. Cette liberté de conscience a donc, elle aussi, valeur constitutionnelle.

Ce n'est pas le cas, en revanche, de la liberté de recourir à l'IVG – j'y insiste –, qui, elle, est simplement rattachée à la liberté de l'article 2 de la Déclaration de 1789, sans qu'elle soit d'aucune manière consacrée comme un quelconque principe à valeur constitutionnelle ou principe fondamental reconnu par les lois de la République.

L'objectif de ce projet de loi est donc de protéger l'IVG dans notre Constitution. En effet, actuellement, rien n'empêcherait une majorité, au Parlement, de contraindre excessivement, drastiquement, cette liberté des femmes ou, pis encore, de l'abolir.

Mais, s'il est nécessaire d'agir, il faut le faire de manière calibrée, prudente, soupesée. Que les choses soient très claires : le Gouvernement n'entend pas créer un droit absolu, sans limites, opposable. Il s'agit aujourd'hui de protéger cette liberté de la femme, pas de l'étendre.

Pour dire les choses plus simplement encore, le Gouvernement veut éviter qu'une majorité future puisse mettre à mal la liberté des femmes de disposer de leur corps.

Pour ce faire, le projet de loi reprend – je l'ai dit – une rédaction très proche de celle qui a été adoptée par le Sénat voilà un an.

Comme je l'ai indiqué devant la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes, dont je veux ici saluer les membres, notamment la présidente, Mme Dominique Vérien (Applaudissements sur des travées du groupe UC. – Mme Mélanie Vogel applaudit également.), le projet de loi présenté est à 95 % celui du Sénat. Je réitère ce propos aujourd'hui devant vous.

Jugez-en par vous-mêmes, mesdames, messieurs les sénateurs.

D'abord, cette version retient l'emplacement choisi par le Sénat, à savoir l'article 34 de la Constitution, qui nous semble l'endroit pertinent pour cette révision constitutionnelle.

Ensuite, cette rédaction accorde, tout comme l'avait fait le Sénat, une place centrale à la loi pour déterminer les conditions d'exercice de cette liberté, et préserve ainsi le rôle du Parlement pour assortir cette liberté de conditions qu'il estime appropriées.

Enfin, contrairement à ce qu'avait voté l'Assemblée nationale initialement, le Gouvernement s'est rangé derrière le choix, opéré par le Sénat, de définir le recours à l'interruption volontaire de grossesse comme une liberté.

Je veux m'arrêter un instant, mesdames, messieurs les sénateurs, sur un point, dont je sais qu'il suscite des débats parmi vous, à savoir le mot " garantie ".

Je veux vous rassurer tout de suite – je le dis en particulier au sénateur Philippe Bas – : ce terme ne devrait pas vous inquiéter, car, contrairement à ce que j'ai pu entendre, il ne crée en aucune manière un droit opposable.

Par ce mot, le Gouvernement entend préciser l'intention qui guide la plume du constituant, car il ne faut pas perdre de vue que le texte emporte modification de l'article 34 de la Constitution, exactement comme vous l'avez voulu. Or nous savons que l'article 34 de la Constitution est avant tout un article de procédure, dédié à la compétence du législateur.

Le terme « garantie » permet de rendre clair le fait que l'objet de cette révision constitutionnelle est non pas d'attribuer une compétence au législateur – il la possède déjà –, mais de guider l'exercice de sa compétence dans le sens de la protection de cette liberté, notamment contre des tentatives législatives de la restreindre drastiquement.

Je le répète, le Gouvernement souhaite, en l'inscrivant dans la Constitution, protéger la liberté de recourir à l'IVG, et non l'étendre.

D'ailleurs, dans son avis, le Conseil d'État confirme de manière limpide cette position qui est la nôtre : "Par elle-même, l'inscription de la liberté de recourir à une interruption volontaire de grossesse dans la Constitution, dans les termes que propose le Gouvernement, ne remet pas en cause les autres droits et libertés que la Constitution garantit, tels que notamment la liberté de conscience qui sous-tend la liberté des médecins et sages-femmes de ne pas pratiquer une interruption volontaire de grossesse ainsi que la liberté d'expression. "

Enfin, mesdames, messieurs les sénateurs, je veux m'adresser à ceux qui évoquent un " ovni juridique " au sujet de la " liberté garantie ". Je veux, là aussi, les rassurer pleinement : il suffit de reprendre l'article 61-1 de la Constitution, qui renvoie déjà " aux droits et libertés que la Constitution garantit ".

L'article 13 évoque également " la garantie des droits et libertés ou la vie économique et sociale de la Nation ".

Enfin, dans le titre XII, si cher au Sénat, les articles 72 et 73 évoquent même le cas de " droits constitutionnellement garantis ".

Ce terme " garantie ", vous le voyez, n'a rien d'incongru. Le texte est clair, tout comme son intention.

Qu'il me soit permis de prendre un exemple : même après l'adoption de la présente révision constitutionnelle, une loi qui viendrait porter à huit mois et demi de grossesse le délai maximal pour pratiquer une IVG serait censurée.

Je veux être très clair sur ce point : l'équilibre de la loi Veil sera respecté. Si je devais résumer en une phrase l'esprit de cette révision, je dirais, d'ailleurs, qu'il s'agit d'une protection de la loi Veil, pas d'une extension.

Au reste, mesdames, messieurs les sénateurs, si nous sommes réunis aujourd'hui, c'est bien pour débattre d'une révision de notre Constitution, et non pour voter je ne sais quelle mesure nouvelle relevant du périmètre du ministère de la santé.

Bien sûr, le Gouvernement n'ignore pas les difficultés matérielles et concrètes qui peuvent encore exister dans l'accès à l'interruption volontaire de grossesse, notamment sur certaines parties du territoire. Mais il s'agit là d'un autre sujet, qui n'est pas d'ordre constitutionnel et qui ne relève pas du périmètre du ministère de la justice.

Le Sénat a déjà dit " oui " à une protection dans notre Constitution de cette liberté, et je veux saluer ici l'engagement de la sénatrice Vogel.

Je veux aussi remercier toutes les sénatrices et tous les sénateurs qui, dans chaque groupe politique, au-delà des clivages partisans, ont œuvré dans l'ombre du Palais du Luxembourg pour convaincre leurs collègues que, non, ce texte de compromis n'a pas d'effets de bord, et que, oui, il est toujours trop tard, pour protéger un droit, d'attendre que celui-ci soit menacé. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, GEST, SER et CRCE-K, ainsi que sur des travées des groupes INDEP et UC. – M. Bruno Belin et Mme Elsa Schalck applaudissent également.) Si le Sénat ouvre, cet après-midi, la voie à un Congrès, ce sera en grande partie grâce à vous toutes et à vous tous.

Je veux également saluer l'engagement du sénateur Bas, même si je sais, monsieur le sénateur, que vous préférerez toujours votre version à celle du Gouvernement. (Sourires.) Cependant, je suis sûr que vous savez, dans votre for intérieur, que le Gouvernement, dans sa version de compromis, a largement repris votre proposition, qui avait permis – il faut s'en souvenir – un premier vote historique il y a un an.

Enfin, je veux saluer le travail de la commission et de sa rapporteur, qui, après ne pas s'être opposée au texte lors de son passage en commission, a émis des avis défavorables sur tous les amendements qui seront proposés.

Enfin, je souhaite vous faire une confidence (Murmures.) : je ne serai jamais le procureur du procès en ringardise que certains veulent instruire contre le Sénat. (Applaudissements sur des travées des groupes RDPI et UC.)

Oui, le Sénat a été, par le passé, au rendez-vous de nos libertés.

En préparant ces débats, je me suis plongé dans les comptes rendus des débats suscités par la loi Veil. Permettez-moi de rappeler que le Sénat était alors en avance ! Les deux principaux points de désaccord avec l'Assemblée nationale étaient non pas des points de sémantique, sans portée juridique, mais des points majeurs, comme le caractère provisoire de la loi, que le Sénat souhaitait supprimer, et le remboursement de l'IVG par la sécurité sociale, que le Sénat avait ajouté dans la loi, contre l'avis du gouvernement de l'époque. (Applaudissements sur des travées des groupes RDPI et SER.)

Mme Catherine Conconne. Excellent !

M. Éric Dupond-Moretti, garde des sceaux. Oui, j'en ai la conviction profonde : le Sénat sera, aujourd'hui aussi, au rendez-vous de nos libertés, en particulier de celle des femmes.

" Le moment est venu où chaque sénateur doit prendre ses responsabilités, décider en son âme et conscience " : c'est en ces termes que le sénateur Jean Mézard, rapporteur de la loi Veil, concluait son propos liminaire, avant que Simone Veil ne lui réponde, dans son discours : " Cette responsabilité est aujourd'hui particulièrement lourde. Mais je sais que la nation peut compter sur le Sénat pour délibérer et se prononcer avec humanité, sagesse et sérénité. "

Mesdames, messieurs les sénateurs, je fais miens ses mots, et je vous appelle à adopter conforme ce projet de loi constitutionnelle, pour qu'ensemble nous fassions de la France le premier pays au monde à protéger dans sa Constitution la liberté des femmes à disposer de leur corps. (Applaudissements sur les travées des groupes RDPI, RDSE, GEST, SER et CRCE-K, ainsi que sur des travées des groupes INDEP et UC. – Mme Elsa Schalck applaudit également.)

Mesdames, messieurs les sénateurs, et si nous adoptions ensemble ce texte ? Il est grand temps, n'est-ce pas ? (Applaudissements sur les mêmes travées.)


source https://www.senat.fr, le 6 mars 2024