Texte intégral
Europe 1 – 23 août 1999 – 8 h 20
Interviewé par Christophe Charles
Christophe Charles : La colère monte chez les agriculteurs. Est-ce que s'attaquer à un restaurant McDonald's, c'est la meilleure façon de se faire entendre ?
Jean Glavany : Ce que je voudrais dire aux agriculteurs qui manifestent, en tout cas ceux dont vous parlez qui protestent contre ce symbole américain que représentent les restaurants McDonald's, c'est que je comprends leur colère contre les Américains qui ont pris des mesures de rétorsion commerciale à l'égard de certains produits français – le Roquefort, le foie gras, d'autres produits encore – car les Américains veulent prendre ces productions en otages dans une guerre commerciale entre l'Europe et les États-Unis. Nous ne pouvons pas céder au chantage des Américains qui veulent absolument que nous importions du boeuf aux hormones alors que nous considérons que ce boeuf aux hormones est dangereux pour la santé des consommateurs. Donc, je comprends la colère de ces producteurs et, en même temps, je comprends qu'on puisse manifester. Mais vraiment, dans un pays comme le nôtre, qui est un État de droit, où toutes les libertés sont protégées et assurées, on ne peut pas accepter qu'il y ait des violences et des saccages parce que, aussitôt, la cause que l'on défend, qui est juste et légitime, devient illégitime à cause de la violence. Alors, je voudrais dire aux agriculteurs : « Oui je comprends votre colère, oui je partage votre souci de manifester cette colère, mais non, ne vous laissez pas aller à des violences parce que, aussitôt, cela se retourne contre vous et, de légitime, votre colère devient illégitime.
Christophe Charles : Vous souhaitez qu'il y ait des sanctions contre ces violences ?
Jean Glavany : Moi, je n'ai à rien souhaiter ou à ne pas dire. Ce que je veux dire, c'est quand il y a eu le saccage d'un McDonald's, c'est le propriétaire ou le gérant de ce magasin qui a porté plainte, et pas le Gouvernement, et c'est ensuite la justice qui suit son cours sans que le Gouvernement intervienne. Il faut aussi que les agriculteurs, comme tous nos concitoyens, comprennent bien que la justice est de plus en plus indépendante dans notre pays, que le ministre de l'agriculture, dans une affaire comme celle-là, il n'a rien à exiger, à souhaiter ou à empêcher. La justice suit son cours parce que c'est son cours qui doit passer dans un pays libre, et démocratique comme le nôtre.
Christophe Charles : Vous comprenez la colère des agriculteurs. Et vous-même, en tant que ministre de l'agriculture, comment vous prenez ces sanctions américaines ?
Jean Glavany : Je considère que c'est un chantage inadmissible, qu'on essaye de faire pression sur nous dans une guerre commerciale qui dépasse largement le problème du Roquefort, du foie gras ou des truffes puisque, au-delà du boeuf aux hormones qui est en cause dans cette affaire, c'est un problème de conception des échanges internationaux qui est aussi en cause. C'est toute la préparation de la négociation à l'Organisation mondiale du commerce, qui recommence au mois de novembre prochain, à Seattle, qui est en cause. Quand les Européens disent : « Nous ne voulons pas du boeuf aux hormones, parce que ces hormones sont, pour certaines d'entre elles, cancérigènes et donc dangereuses pour la santé des consommateurs européens, nous n'en voulons pas », aussitôt les Américains nous disent : « Non, ce n'est que du protectionnisme, parce que nos boeufs aux hormones ne sont pas du tout dangereux. » Et donc nous, nous voulons que, dans l'Organisation mondiale du commerce, on ne laisse pas faire tout et n'importe quoi, et notamment qu'on ne fasse pas tout et n'importe quoi au détriment de la santé des consommateurs. Donc, il y a là toute une conception du commerce international qui est en cause, et même toute une conception de l'agriculture aussi, parce que les Américains, qui veulent être la mère nourricière du monde entier, veulent imposer leur modèle de consommation et donc le modèle de production agricole. Et, cela, nous ne pouvons pas le laisser faire.
Christophe Charles : Faut-il faire monter les enchères et prendre à notre tour des sanctions contre des produits américains ?
Jean Glavany : La réalité, c'est que ces rétorsions commerciales ont déjà eu lieu dans le cadre d'un arbitrage à l'Organisation mondiale du commerce puisque, pour être très clair, c'est parce que l'Union européenne – qui, dans cette affaire, est très solidaire et très unie contre les Américains – n'a pas su faire la preuve à temps de la nocivité du boeuf aux hormones que nous avons pris ces sanctions. L'Union européenne a lancé dix-sept études scientifiques. Nous n'avons pu présenter que les résultats intermédiaires. D'ici quelques mois, nous pourrons présenter les résultats définitifs et nous pourrons alors dire aux Américains : « Vous voyez bien que c'est dangereux, donc ce n'était pas du protectionnisme de notre part, donc vos rétorsions commerciales sont nulles et non avenues.
Christophe Charles : Qu'est-ce que vous pouvez faire pour rassurer les agriculteurs français face à l'attitude des Américains ?
Jean Glavany : Il faut défendre le modèle de production agricole, le modèle agricole et alimentaire français et européen. C'est tout un modèle à défendre, toute une conception de l'agriculture européenne qui est en cause. C'est aussi, je le crois, pour les sociétés européennes et les agriculteurs européens, l'occasion de faire le point sur leur mode de production alimentaire et agricole. L'agriculture européenne a reçu un mandat, il y a 40 ans, avec la Politique agricole commune, qui consistait à nourrir l'Europe qui n'était pas autosuffisante d'un point de vue alimentaire, et donc, on a construit la Politique agricole commune pour cela, et maintenant, la Politique agricole commune, c'est autre chose. Grace à la Politique agricole commune, finalement, non seulement l'Europe est autosuffisante et nourrit tous ses habitants, mais en plus, elle dégage des excédents – dans à peu près toutes les productions, il y a des excédents. Maintenant, il faut peut-être réorienter l'agriculture européenne, il faut sûrement là réorienter vers un peu moins de productivisme et de plus en plus de qualité. Je pense que c'est un vrai choix de société qui est devant nous.
Christophe Charles : Certains agriculteurs pensent que les Américains vont utiliser la même méthode des sanctions pour faire entrer en Europe des OGM qui ne seraient pas étiquetés. Cela vous fait peur ?
Jean Glavany : Là encore, nous sommes effectivement dans une bataille commerciale et économique avec les Américains dont certaines grandes firmes multinationales produisent des organismes génétiquement modifiés. Ils veulent inonder le marché de leurs semences génétiquement modifiées. Il y a là vraiment une volonté presque totalitaire en tout cas très exclusive et impérialiste de ces grandes multinationales semencières. Il nous faut, nous aussi, faire la part des choses et demander le maximum de garanties et de précautions. Donc, nous sommes pour l'application du principe de précaution vis-à-vis du consommateur, que l'on puisse juger au cas par cas de la nocivité des produits, qu'on puisse éventuellement interdire, en tout cas, à défaut d'interdire telle ou telle substance, le fait d'informer le consommateur, de dire au consommateur : « Ceci est un produit alimentaire fabriqué à partir d'OGM », cela me paraît le minimum des minima, qu'on puisse imposer cela de façon à ce que le consommateur français et européen soit rigoureusement informé. Je crois que c'est cela qu'il faut répandre de plus en plus dans les productions d'OGM.
Christophe Charles : Parlons des fruits et légumes. C'est un autre sujet de préoccupation pour les agriculteurs français. Il y a tout juste une semaine, ce matin, qu'est entré en vigueur le double étiquetage, officiellement, parce que certains commerçants boycottent ce double étiquetage, d'autres le détournent. Certains producteurs le dénoncent aussi. C'est un échec ?
Jean Glavany : J'ai vu dans la presse certains commentaires : « C'est un gadget, c'est déjà un échec. » Bon. Il faut remettre les choses très sereinement en face des réalités. Premièrement, le double étiquetage, ce n'est pas un lapin sorti du chapeau du ministre de l'agriculture ou du Gouvernement, en plein été. Ça fait l'objet de longs débats depuis de longues années. C'est une revendication de toutes les organisations de professionnels agricoles, de producteurs agricoles. Toutes les organisations professionnelles le demandaient et donc, quand je vois tel ou tel producteur, très isolé, aujourd'hui dire qu'il s'y oppose, je me dis que c'est vraiment très marginal par rapport à cette demande unanime des organisations de producteurs. Deuxièmement, cette revendication qui existait depuis beaucoup d'années a été débattue au Parlement à de multiples reprises, ces derniers mois, et elle a fait l'objet d'une décision législative. C'est une des mesures contenues dans la loi d'orientation agricole qui en comporte beaucoup ; c'est l'article 71 très précisément de cette loi qui a été promulguée au début du mois de juillet, et donc nous avons, aussitôt la loi promulguée, utilisé ce nouvel instrument. Donc ce n'est pas en cachette. C'est quelque chose qui vient de très loin, qui était demandé par les agriculteurs, et qui a été mûri et élaboré par le Parlement. Mais, en même temps, je voudrais dire qu'autant cette décision du double étiquetage est un instrument de responsabilisation des consommateurs, qui seront mieux informés, et des distributeurs, qui seront obligés, d'une certaine manière, d'afficher leurs marges, et qui, en période de crise, quand les cours baissent, auront peut-être tendance à prendre moins de marges et à mieux payer les producteurs. Mais je n'ai jamais dit que cette mesure était une mesure miracle qui allait régler tous les problèmes du jour au lendemain. Ce n'est pas par le double étiquetage qu'on va relever les cours.
Christophe Charles : Comment va-t-on faire alors ? Quelle solution ?
Jean Glavany : D'une part, il faut soutenir les producteurs qui, aujourd'hui sont en crise, par les mesures classiques dites « agriculteurs en difficulté », ce à quoi nous travaillons. Et puis, il faut surtout modifier ce secteur, le réformer pour avoir une meilleure organisation collective des producteurs et une meilleure maîtrise de la production. C'est un sujet duquel nous allons débattre avec les organisations de producteurs. Cela fait aussi l'objet de négociations au niveau européen, parce qu'il y a une organisation commune de marché des fruits et légumes pour laquelle la France avec l'Italie et l'Espagne a déposé un mémorandum pour réformer cette organisation commune de marché. Bref, vous voyez, pour que nous ne nous retrouvions pas tous les étés avec des excédents, des surproductions, des cours qui s'effondrent et des manifestations d'agriculteurs, il faut aussi travailler sur l'avenir pour éviter que ça recommence en l'an 2000, en l'an 2001. Donc, il faut réformer cette profession, mieux l'organiser au point de vue de la production, mieux l'organiser collectivement, et maîtriser cette production au niveau européen. C'est un travail de longue haleine qui dépasse le problème du double étiquetage et de cette crise de 1999.
Christophe Charles : Les Verts exercent une pression assez forte sur Lionel Jospin. Certains menacent de quitter le Gouvernement, d'autres demandent une réforme du scrutin législatif, avec de la proportionnelle. Qu'est-ce que vous dites aux Verts ? Vous leur dites : « Rentrez dans le rang » ou vous leur dites : « Partez ! » ?
Jean Glavany : Je leur dis deux choses. Je leur dis d'abord : « Parlons puisque nous sommes des partenaires. » Nous avons besoin de parler, en toute franchise, en toute amitié, en toute transparence. Et, comme j'ai le privilège d'être le seul ministre socialiste invité à l'université d'été des Verts, j'irai à Lorient mercredi, je parlerai avec eux. Et je leur dis : « Parlons, dans le respect mutuel. » Le partenariat, ce n'est ni les oukases, ni les ultimatums, ni d'un autre côté l'hégémonisme ; c'est le respect des uns et des autres, des sensibilités et des différences. Donc, parlons-nous. Et puis je leur dis deuxièmement : « Prenons garde surtout à parler aux Français de ce qui les intéresse. » Je crois que nous, les responsables politiques, nous avons besoin de parler publiquement, non pas de querelles intestines et de problèmes entre partis, non pas de modes de scrutin, non pas d'ultimatums. Nous avons besoin de parler aux Français des problèmes des Français, d'être concrets et de proposer des réformes qui répondent aux attentes des Français. Je pense que le débat politique a surtout besoin de cela.
Le Parisien – 24 août 1999
Le Parisien : Le double étiquetage se met en place difficilement. Les petits détaillants assurent qu'il est inapplicable, la grande distribution noie l'information sous un amas de chiffres. Ne craignez-vous pas un échec de cette mesure ?
Jean Glavany (ministre de l'agriculture) : Le double étiquetage n'est pas un lapin sorti de mon chapeau. C'est une revendication des organisations de producteurs depuis de nombreuses années. Elle a fait l'objet de débats devant le Parlement et d'un article 71 de la loi d'orientation agricole parue il y a un mois à peine.
Ce double étiquetage est donc un nouvel instrument dans la gestion des crises de surproduction que nous utilisons cet été pour la première fois. Il s'agit d'une première expérimentation sous le contrôle d'un groupe de suivi des professionnels de la filière, distributeurs, producteurs et administration. La première réunion de cette commission, vendredi dernier, a décidé unanimement d'une simplification de cet étiquetage. Évidemment, cette nouvelle réglementation, destinée à mettre le projecteur sur certaines pratiques commerciales abusives, est appliquée avec plus ou moins de bonne volonté par ceux qui ne sont pas très enthousiastes à l'idée d'afficher leur marge.
Le Parisien : Quelles autres mesures comptez-vous prendre pour calmer les producteurs ?
Jean Glavany : Le double étiquetage n'est pas la solution miracle pour faire remonter les cours. C'est un acte de transparence et de responsabilisation. Parallèlement, nous mettrons en place dans les jours qui viennent des mesures classiques d'aide aux agriculteurs en difficulté : rééchelonnement de charges, mesures financières et conjoncturelles. Mais, là encore, la solution passe par des réformes de fond au niveau européen : il faut arriver à une organisation collective de la production, notamment pour améliorer la qualité des produits et celle des conditions de travail.
Le Parisien : Précisément, ces crises qui s'accélèrent ces dernières années sont-elles inéluctables dans une Union européenne qui rechigne à réguler la concurrence ?
Jean Glavany : C'est un travail de conviction auprès de nos partenaires européens. Nous avons une organisation commune des marchés des fruits et légumes pour laquelle la France l'Italie, l'Espagne et, je l'espère demain, le Portugal et la Grèce, ont déposé un mémorandum visant à améliorer son efficacité. C'est une réforme à mettre en place dans les mois qui viennent, et j'ai bon espoir dans la présidence portugaise au 1er janvier 2000. Quant aux différences de charges sociales entre les pays du Sud, c'est pour cela qu'il faut faire l'Europe sociale. Vous savez, l'Europe agricole avance : Regardez, avec l'euro, on évite aujourd'hui les terribles crises agricoles qui suivaient les dévaluations compétitives de la peseta ou de la lire.
Le Parisien : Les agriculteurs de votre région du Sud-Ouest s'en prennent de plus en plus durement au symbole de l'alimentation américaine, même si la société McDonald's France prétend utiliser 90 % de produits français. Comment jugez-vous ces actions ?
Jean Glavany : Si je comprends bien la colère des paysans français, et si je la partage contre cette forme d'impérialisme alimentaire américain et contre la prise en otages inacceptable de certaines de nos productions, foie gras, truffes, roquefort…
Le Parisien : Sauf le champagne…
Jean Glavany : Oui… ils ne peuvent pas s'en passer. Donc, si je respecte la colère de nos agriculteurs, je précise aussitôt que nous sommes dans un état de droit, et que cela doit bannir toute forme de violence. Bien sûr, je déplore qu'un dirigeant agricole soit aujourd'hui en prison, mais un propriétaire français de McDo a déposé une plainte, et la justice suit son cours sans que le ministre ait quoi que ce soit à dire. Il faut que les agriculteurs comprennent aussi que non seulement l'opinion publique supporte de moins en moins la violence, mais que la justice est de plus en plus indépendante.
Propos recueillis par Jean Darriulat
La Dépêche du Midi – jeudi 26 août 1999
La Dépêche du Midi : Le double étiquetage des prix des fruits et légumes n'a pas eu l'effet escompté. Comptez-vous faire de nouvelles propositions ?
Jean Glavany : Le double étiquetage, ce n'était pas une mesure surprise chargée de relever le cours des fruits et légumes. C'est un outil conjoncturel, parmi d'autres, voulu par les producteurs et prévu par la loi d'orientation agricole, récemment adoptée par le Parlement, qui vise à mieux informer les consommateurs et à responsabiliser les distributeurs. Que son application pose à certains distributeurs des difficultés, j'en suis bien conscient. C'est pourquoi j'ai souhaité que des mesures de simplification soient prises, en accord avec l'interprofession. Ce qui me paraît plus important, c'est de poursuivre la réforme du secteur des fruits et légumes, tant au niveau national qu'européen, pour tendre à une meilleure organisation de la filière, à une maîtrise de la production et à une promotion de la qualité des produits si l'on ne veut pas que chaque été se reproduise une crise.
La Dépêche du Midi : Quelles remarques vous suggère le maintien en détention du leader syndicaliste José Bové ?
Jean Glavany : Je n'ai pas à commenter une décision de justice. Je partage le mécontentement de certains face aux mesures de rétorsion américaines, qui ont fait suite à la décision unanime des États membres de l'Union européenne d'interdire l'importation de boeuf aux hormones, parce qu'il existe un risque pour la santé des consommateurs. Mais lorsque ce mécontentement se traduit par des actes de violence, je le désapprouve totalement.
La Dépêche du Midi : Ne craignez-vous pas un « automne chaud » ?
Jean Glavany : Il ne s'agit pas seulement pour moi d'apaiser les esprits mais d'élaborer, dans la concertation avec les organisations professionnelles, et d'appliquer des solutions face aux difficultés que peut rencontrer telle ou telle filière. Je suis attentif à la situation des producteurs de lait, comme je l'ai été au mois d'août, de celle des producteurs de fruits et légumes. Je suis par ailleurs déterminé à défendre à Bruxelles la mise en oeuvre de tous les outils d'intervention et de régulation des marchés que peut nous offrir la réglementation communautaire et tout particulièrement dans le secteur des produits laitiers.
Enfin, je veux insister à nouveau sur l'importance de la concertation et du dialogue interprofessionnel ; du producteur au consommateur en passant par toute la filière. C'est indispensable dans un esprit serein et constructif.
Propos recueillis par Françoise Caries