Déclaration de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, au colloque intitulé "Acteurs publics et entreprises dans la compétition Europe - Etats Unis", Paris le 4 avril 2002.

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Circonstance : Colloque annuel des associations d'anciens élèves ENA-HEC-X : " Acteurs publics et entreprises dans la compétition Europe-USA (CCI Kléber) à Paris le 4 avril 2002.

Texte intégral

Messieurs les Présidents,
Mesdames, Messieurs,
Le colloque qui était organisé l'année dernière par les trois associations d'anciens élèves qui nous réunissent aujourd'hui s'intitulait "acteurs publics et entreprises dans la concurrence mondiale". Le sujet que vous avez choisi aujourd'hui n'en est pas très éloigné mais il met l'accent sur la relation qu'entretiennent les deux principales puissances ou ensembles économiques mondiaux. Cette relation est bien évidemment décisive pour les entreprises situées des deux côtés de l'Atlantique. Elle l'est aussi au-delà de la mondialisation.
L'Europe et les Etats-Unis sont deux ensembles économiques largement intégrés, qui sont l'un pour l'autre le principal partenaire commercial, la première destination de leurs investissements directs et souvent, du moins pour les industries de pointe, le premier concurrent sur les marchés tiers.
La compétition est par conséquent naturelle entre entreprises européennes et entreprises américaines au même titre qu'elle l'est au sein même du marché unique européen. Du reste, l'internationalisation croissante du capital fait que l'on distingue de plus en plus difficilement les unes des autres. Les groupes européens réussissent bien aux Etats-Unis ; il n'est pas de semaine que leurs dirigeants ne soient cités en exemple dans la presse anglo-saxonne. En sens inverse, les fonds de pension américains ont compris l'avantage qu'il y avait à participer au développement du premier marché mondial, lequel a encore vocation à s'étendre, au fur et à mesure que sera réalisé l'élargissement de l'Union européenne.
Peut-on dire pour autant qu'il y aurait parfaite identité dans la manière dont l'économie de marché fonctionne des deux côtés de l'Atlantique ? Qu'il n'y aurait pas plus de différence entre la production d'automobiles à Détroit et à Turin qu'entre un hamburger vendu à San Francisco et le même servi à Berlin ?
A l'évidence, la réponse est négative. La question que sous-tend votre colloque est de comprendre précisément pourquoi elle l'est. Autrement dit, qu'est-ce qui fait que les économies américaine et européenne conservent chacune, tout en étant de plus en plus intégrées, leurs particularités, plus précisément s'agissant des relations entre l'Etat et les entreprises ? Serait-ce que la mondialisation est encore dans l'enfance ? Que la chute du Mur de Berlin est survenue il y a trop peu de temps pour effacer la trame de l'Histoire, pour gommer ce qui a été forgé par les pratiques culturelles et par les relations sociales ?
Il serait vain de nier cette différence dans la manière dont les acteurs économiques et la puissance publique coexistent, en Amérique et en Europe. Il serait illusoire de penser que cette différence s'estompera rapidement même s'il y a inévitablement un processus de rapprochement.
Pour autant, faut-il croire ceux qui veulent expliquer cette différence en opposant la modestie supposée de l'Etat de l'autre côté de l'Atlantique à l'interventionnisme public qui caractériserait les économies européennes ? Je ne le pense pas.
Gardons-nous de penser que la puissance publique n'est pas, aux Etats-Unis, un acteur majeur du système productif. Certes, le secteur public est quasi-inexistant et, bien sûr, la pression fiscale est faible au regard des niveaux atteints en Europe.
Pour autant, l'administration américaine est une formidable machine à distribuer des aides, à promouvoir ses entreprises sur les marchés internationaux et à les protéger de la concurrence, en tant que de besoin.
Qu'elle le fasse, on pourrait, après tout, considérer que c'est l'affaire des électeurs et des contribuables américains. Mais ce faisant, cette machine à redistribuer refuse de dire son nom, utilise des procédés complexes, subtils, là où la vieille Europe use de restitutions à l'exportation de produits agricoles ou d'avances remboursables pour ses programmes aéronautiques. Les Etats-Unis subventionnent leurs agriculteurs dans des proportions substantielles : 5,5 milliards de dollars d'aides d'urgence votés à la fin 2001. Ils se font condamner par l'OMC pour leur régime fiscal d'aide à l'exportation dont l'avantage a été évalué à 4 milliards de dollars ; le gouvernement fédéral soutient de manière massive son industrie aéronautique et son industrie militaire par les commandes publiques et par des aides à la recherche qui font pâlir d'envie les industriels européens. De quel côté de l'Atlantique se situe l'interventionnisme ?
Plus encore, nos amis américains manient parfaitement les concepts de secteur en difficulté et d'intérêt stratégique, belles formules qui ont l'avantage de ne pas avoir de définition précise et qui permettent à la puissance publique de faire prévaloir son point de vue sur celui de la libre concurrence.
Il ne faut pas surestimer l'importance quantitative des litiges commerciaux transatlantiques, qui ne portent que sur une minuscule fraction de nos échanges. Pour autant, il est permis de ne pas applaudir des deux mains lorsque le président américain décide unilatéralement, sous la pression du lobby sidérurgiste, d'imposer, à certains concurrents bien choisis - tout en exemptant tactiquement certains autres -, des surtaxes pouvant aller jusqu'à 30 % sur les importations d'acier.
Et comment apprécier la pression actuellement exercée sur le gouvernement coréen pour le contraindre à choisir un avion de combat moins performant et plus coûteux qu'un concurrent européen ?
Je ne vais pas tenter de vous démontrer que l'Europe est le dernier carré où se pratique le libéralisme pur et parfait quand l'Amérique est aux mains d'un soviet. Vous auriez du mal à me croire...
Ce que je voudrais rappeler, et qui est parfaitement connu, c'est que, sous le couvert du non-interventionnisme, les Etats-Unis pratiquent des dispositifs qui existent, d'une manière ou d'une autre, en Europe.
Il ne s'agit d'ailleurs pas d'en contester la légitimité de principe mais de veiller à ce qu'ils s'exercent selon la légalité internationale et non de manière unilatérale.
Un autre aspect du capitalisme américain me semble distinguer la culture d'outre-atlantique de la nôtre. Il s'agit du mode de délimitation de ce qui relève de l'intérêt collectif et de ce qui est du domaine privé.
En Europe, c'est un texte de portée générale, loi ou règlement, qui opère cette délimitation. Aux Etats-Unis, la relation Etat/entreprise repose plus sur la négociation, l'arbitrage temporaire, l'autorégulation.
Première illustration, en Europe, du moins dans les pays de droit écrit, la transgression de la loi est punie ; aux Etats-Unis, vous pouvez négocier votre peine. Que l'on songe aux discussions interminables pour mettre fin au monopole de fait de Microsoft.
Deuxième illustration, en Europe, la tendance naturelle est de réglementer les différentes activités économiques ; aux Etats-Unis, on fait plus confiance aux opérateurs pour qu'ils s'auto-régulent, peut-être parce qu'ils sont trop puissants pour qui que ce soit les régule, mais cela expose alors à de sérieuses déconvenues. Que l'on songe à la faillite d'Enron, passé à travers tous les contrôles comptables, bancaires et boursiers mais protégé par ailleurs, qui entraîne la branche américaine d'Arthur Andersen dans sa chute.
Troisième illustration, en Europe, et singulièrement en France, la puissance publique peut déléguer, selon des principes clairs, l'exercice du service public. Aux Etats-Unis, l'exemple de la Californie l'a illustré, la négociation est tellement alambiquée que personne - ni les entreprises, ni les usagers - ne s'y retrouve.
En même temps, nous avons beaucoup à apprendre des Etats-Unis qui demeurent une formidable machine à produire de l'influence, à parier sur l'avenir et à influer sur son cours. Et j'admire comme vous le formidable dynamisme de l'économie américaine, sa capacité à rebondir, sa faculté inégalée de susciter l'innovation, d'encourager la recherche, de favoriser la création d'entreprises. Mais cela sans ingénuité, et sans faux masochisme.
De ce point de vue, je me félicite de l'audience de ce colloque.
Il me semble qu'à notre tour, nous ne pouvons que gagner à expliquer aux Américains le modèle que nous voulons construire en Europe, fondé sur un équilibre entre la modernisation économique, la protection sociale et la préservation de l'environnement. C'est l'objet de la stratégie adoptée à Lisbonne il y a deux ans, que nous mettons résolument en oeuvre. Ce modèle européen fait de la régulation un des axes de notre compétitivité. Il ne s'agit pas de brider l'esprit d'entreprise dont le Conseil européen de Barcelone a affirmé qu'il était, au même titre que le bon fonctionnement du marché intérieur, la clé de la croissance et de la création d'emplois. Il traduit notre propre vision d'avenir, qui repose aussi sur un partenariat plus efficace entre le public et le privé.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 avril 2002)