Déclaration de M. Christian Poncelet, président du Sénat, sur la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, Paris le 9 décembre 1998.

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Circonstance : Accueil de Mme Rigoberta Menchu, prix Nobel de la paix, à l'occasion de la commémoration du 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme, au Sénat le 9 décembre 1998

Texte intégral

Mesdames et Messieurs les Lauréats du Prix Nobel de la Paix,
Monsieur le Ministre,
Mes Chers Collègues,
Mesdames, Messieurs,
C'est un grand honneur pour notre Assemblée de vous accueillir, Madame avec vos confrères Lauréats du Prix Nobel de la Paix, dans cet hémicycle, le jour où le monde célèbre le 50ème anniversaire de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme.
Notre Assemblée s'honore d'ailleurs d'avoir connu parmi les siens deux prix Nobel de la Paix :
Paul de CONSTANT, sénateur de la Sarthe, qui reçut le prix en 1909 pour ses travaux en faveur de l'arbitrage et de la conciliation internationale et Léon BOURGEOIS, sénateur de la Marne, qui fût notre Président, mais qui fut aussi Président de la Société des Nations.
Madame, le combat pour la Liberté, l'Egalité et la Dignité, vous l'avez vécu dans votre chair.
Votre père, votre mère, votre frère et nombre de vos compagnons de lutte y ont laissé leur vie.
Votre combat inlassable pour la justice sociale et la réconciliation entre les ethnies est exemplaire.
Votre action déterminée montre que les principes de la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948 impliquent une vigilance, et parfois un courage, de chaque jour.
Soyez, Madame, remerciée de nous le rappeler.
Soyez, Madame, remerciée de l'honneur que vous nous faites en étant, aujourd'hui, parmi nous dans notre assemblée qui s'est toujours mobilisée quand les libertés étaient menacées dans notre pays.
En affirmant que tous les membres du genre humain sont dotés d'une dignité propre à leur personne et d'une vocation à la liberté, à l'égalité en droit et à l'obtention d'un traitement fraternel de la part des autres hommes, l'article premier de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme du 10 décembre de 1948 proclamait solennellement - en réaction contre le totalitarisme hitlérien - des vérités fortes et naturelles mais, hélas, largement contredites par les réalités du monde.
Expression quasi unanime d'un idéal commun à atteindre par tous les peuples, le texte de 1948 n'avait cependant aucune force obligatoire.
Mais comment eût-il pu y prétendre dans le monde bipolaire de l'après-guerre ?
Inspiré par la méthode anglo-saxonne d'énumération des droits, - mais aussi par la tradition française d'évocation des droits naturels -, compromis entre la tradition libérale et l'inspiration marxiste, la Déclaration de 1948 ne pouvait pleinement satisfaire, ni les uns, ni les autres.
Son universalisme lui interdisait toute rigueur idéologique.
Formules ambiguës comme celle, célèbre, de l'article 17 sur la propriété à laquelle " toute personne a droit ... aussi bien seule ... qu'en collectivité... ". Silence sur le droit de grève ou la liberté du commerce et de l'industrie, que le bloc soviétique rejetait. Interprétations opposées sur l'affirmation que des élections doivent être " libres et honnêtes ". Equivoque sur la garantie d'une " justice véritable ", qui pour les uns dénonce l'arbitraire et, pour les autres, vise la " justice de classe ".
Le fait même que le texte de 1948 soit rédigé en plusieurs langues contribuait à lui interdire la flamboyance de style qui caractérisait la Déclaration américaine de 1776 ou la Déclaration française de 1789.
En dépit des contradictions inhérentes à son ambition universelle, la Déclaration Universelle du 10 décembre 1948 a pu être rédigée, puis approuvée, sans que - malgré l'abstention du bloc de l'Est, de l'Arabie saoudite et de l'Egypte - aucun État ne s'y oppose en votant contre.
Ce fut son premier succès.
Il était considérable.
Portant la trace de l'humanisme de René Cassin, le texte de 1948 apparaît d'emblée comme un idéal commun à atteindre par tous les peuples.
En avance sur les réalités commerciales et monétaires qui deviendraient celles du XXe siècle finissant, la Déclaration de 1948 exprimait clairement - dans le domaine le plus noble, celui des Droits de l'Homme - une ambition mondialiste.
Pour la première fois un texte solennel, de portée universelle, ajoutait aux textes nationaux sur les Droits de l'Homme une dimension à laquelle ces derniers ne peuvent, par principe, prétendre.
Pour la première fois un texte solennel définissait un droit nouveau, de portée transnationale, en invoquant des principes, tout à la fois naturels et révolutionnaires, tels que le droit de chaque être humain à une nationalité, la reconnaissance - en tous lieux - de la personnalité juridique, le droit de quitter tout pays - y compris le sien - et d'y revenir, le droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées sans considération de frontière ...
En évoquant de tels droits, la Déclaration de 1948 élargissait la sphère des Droits de l'Homme au-delà du cadre étatique en lui donnant pour espace la communauté mondiale tout entière. S'esquissaient ainsi les prémisses d'un droit universel, préalable à toute ambition de justice universelle.
Mais la Déclaration de 1948 ne se limitait pas à porter les ferments de cette évolution considérable.
A côté des traditionnels droits naturels, la Déclaration de 1948 esquissait la notion de devoirs pour la société. En même temps que ce que les juristes appellent les " droits-facultés " de la personne humaine, le texte de 1948 invoquait les droits économiques sociaux et culturels de l'homme en tant que membre de la société.
Ces percées incomparables dans le domaine même du droit positif portent la marque de l'intelligence, de la persévérance et de l'empirisme de René Cassin.
Elles portent aussi la marque de cet " idéalisme pratique " préconisé par Jacques Maritain. En recherchant une synthèse de toutes les aspirations communes à l'ensemble des êtres humains, en définissant une éthique commune qui tire sa valeur intemporelle de sa faiblesse initiale - à savoir qu'elle n'est inféodée à aucun système politico-juridique particulier -, la Déclaration de 1948 fournissait aux instances nationales et aux opinions publiques une référence pour agir, un socle pour condamner, des principes pour juger.
Le jugement de la Chambre des Lords de Grande-Bretagne sur le Général Pinochet aurait-il été envisageable sans les évolutions que la Déclaration de 1948 a engendrées ?
Ces évolutions furent multiples et convergentes.
Dans le domaine du droit positif, d'abord.
La Déclaration de 1948 a été la mère porteuse d'une constellation de textes internationaux qui la prolongent et la complètent. Citons les deux Pactes de 1966 des Nations-Unies sur les droits économiques sociaux et culturels, d'une part, et sur les droits politiques, d'autre part. Citons également la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme du 4 novembre 1950 et son système contraignant de mise en oeuvre. Citons enfin la Convention de 1965 visant à l'élimination de toute forme de discrimination, les très nombreux textes de l'Organisation Internationale du Travail (OIT), notamment sur le génocide, les droits de la femme, le travail forcé, les droits des enfants ainsi que l'action de l'Organisation Mondiale de la Santé. On pourrait poursuivre cette énumération.
Tout cet acquis est considérable.
De fait, on assiste à un lent mais inévitable cheminement de l'humanité toute entière vers l'exigence des Droits de l'Homme, alors même que ces droits semblaient - il y a quelques années encore - comme une sorte de compartiment étroit du droit, réservé aux populations des pays riches, un luxe des pays prospères que le monde en développement ne pouvait se permettre.
Aux victimes de discriminations politiques, raciales ou religieuses, aux populations féminines millénairement oppressées ou opprimées, aux enfants maltraités, aux intellectuels persécutés pour leurs idées, aux réfugiés politiques, la dynamique de 1948 offre une espérance d'autant plus forte qu'elle n'est inféodée à aucun système.
La faiblesse initiale est devenue une force.
Cette dynamique, relayée par l'action inlassable des Organisations non gouvernementales, de la Croix Rouge, de la presse, de la télévision, de la radio, des reporters de terrain, réduit chaque jour ces odieuses zones grises ou les cris des victimes sont étouffés par les oppressions, ou pire encore par la résignation.
Le combat pour la Liberté, l'Egalité, la non-discrimination et les droits économiques et sociaux n'est jamais terminé.
Ce combat désigne des ennemis qui, hélas, sont toujours bien là.
· Il y a l'hydre du racisme, toujours renaissante sous tous les cieux et qui, pour l'Autre, refuse la Liberté, l'Egalité et la Fraternité.
· Il y a l'horreur des guerres, toujours présente. Or là où il y a guerre, qu'elle soit étrangère ou surtout civile, il ne peut y avoir plein accomplissement des Droits de l'Homme.
· Il y a le scandale de la pauvreté, de la famine et de la sous-alimentation qui, quand il ne les vide pas de leur sens, altère singulièrement le sens et la signification les Droits de l'Homme.
· Il y a - soyons y attentifs à l'heure de la mondialisation des diverses forces et flux qui ne doivent rien aux Etats ni aux Nations - la faiblesse des Etats, tant il est vrai que les Droits de l'Homme ne peuvent s'épanouir dans la dissolution des fonctions essentielles de l'Etat.
· Il y a les intégrismes religieux qui génèrent parfois des contradictions entre les Droits de l'Homme et une lecture intransigeante de la Loi divine.
Les nuages sur le ciel des Droits de l'Homme demeurent nombreux.
La route reste longue.
Le sentiment d'avoir atteint un certain degré de liberté ne doit pas nous exonérer de toute recherche pour approfondir les droits de l'homme, et pour faire naître des générations nouvelles de droits.
Les droits de l'homme que nous connaissons, qui demeurent hélas si actuels, si subversifs pour la plus grande partie de l'humanité, ont vu leur actualité s'émousser dans les grands pays développés au fur et à mesure de leurs progrès. A l'inverse, rien ne vient préserver la dignité humaine face aux menaces nouvelles venues de l'évolution technologique et économique.
C'est ainsi par exemple que les droits de l'homme sont encore trop exclusivement tournés contre l'Etat et trop peu contre les autres puissances bien plus redoutables, dont l'envergure n'était pas encore pleinement perçue en 1948.
C'est ainsi que les droits de l'homme dans le travail sont insuffisamment pris en compte. Au-delà du droit de grève, qui donne lieu d'ailleurs à quelques abus, ou du droit du travail, peu de choses consacrent la dignité de l'homme au travail, en un mot la grande idée gaullienne de participation qui demeure un idéal inachevé.
De manière plus générale, les penseurs des droits de l'homme ont encore trop négligé d'encadrer les puissances qui, dans les pays développés, rivalisent avec l'Etat. Un arsenal impressionnant condamne par exemple la censure d'Etat sur la presse. Rien n'encadre la censure par les intérêts privés à travers la possession des médias ou la publicité. Et il finit par y avoir quelque injustice à entourer sans cesse les Etats démocratiques et légitimes de contraintes et de soupçons quand une tyrannie ordinaire est exercée chaque jour dans l'indifférence générale des défenseurs attitrés des libertés.
Cette problématique est très aiguë dans nos sociétés développées. Les principes des droits de l'homme ont été sans cesse raffinés et sont entrés dans le droit positif. Ce faisant, ils ont gagné en efficacité juridique mais en partie perdu en légitimité philosophique. Comment ne pas constater en effet que les différentes cours constitutionnelles, les différentes juridictions, donnent des mêmes principes des interprétations souvent différentes. Plus les droits de l'homme quittent le champ des principes pour devenir des normes de droit, plus ils épousent la culture juridique des pays et perdent de leur universalité.
Prenons garde aussi, qu'à cause même de leur succès, les droits de l'homme ne soient trop souvent instrumentalisés par des groupes peu scrupuleux.
Ce sont des intérêts économiques multinationaux ou issus de puissances dominantes qui promeuvent des libertés dans le seul but d'affaiblir les Etats afin de promouvoir leurs intérêts commerciaux.
Ce sont des puissances qui exaltent le droit des minorités surtout pour détacher du territoire de leur voisin les minorités qu'elles veulent annexer ou réunifier.
Le combat des droits de l'homme exige de nous sa part de lucidité. Pour ne plus connaître chez nous les tortures, les massacres, nous ne devons pas nous endormir dans le confort de nos consciences,
considérer les droits de l'homme comme des sujets de beaux discours, d'incantations, de leçons de morale, de préférence à destination exclusive des peuples les moins chanceux, mais au contraire les approfondir toujours pour qu'ils demeurent subversifs.
La route reste longue.
Mais la voie est tracée. L'impulsion est donnée. Le mouvement semble inéluctable. A condition de se souvenir que, même pour les Dieux, depuis Prométhée, la Justice est un difficile apprentissage.
Le Sénat prendra sa part de cet effort. Il a toujours montré son attachement aux libertés. Laboratoire d'idées, il n'exclut pas, au risque de surprendre ceux qui le méconnaîtraient, de participer un peu à cette forme de subversion. Il se réjouit d'ailleurs de compter en son sein le président de la mission de commémoration de la déclaration
universelle des droits de l'homme qui a mis tout son talent et toute son éloquence au service de la cause des Droits de l'Homme. Il lui revient naturellement la tâche de s'exprimer avant vous Madame, à qui je tiens à redire solennellement combien le Sénat est honoré de vous accueillir et combien il est heureux de vous témoigner le respect que lui inspire votre combat.
(source http://www.senat.fr, le 13 février 2002)