Article de M. François Bayrou, président de l'UDF, dans "Libération" le 2 mai 2002, sur l'analyse du vote Le Pen au premier tour de l'élection présidentielle, intitulé "Unissons-nous pour reconstruire".

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Circonstance : Election présidentielle 2002 : premier tour le 21 avril (Jacques Chirac contre Jean-Marie Le Pen) et deuxième tour le 5 mai

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Texte intégral

Donc, Le Pen. Et pas Le Pen par accident. Pas Le Pen en raison seulement de l'abstention, ou de la multiplication des candidatures à gauche, ou de la faillite des sondages, ou des Guignols. Le Pen parce que près de cinq millions de Français ont voté pour lui.
Beaucoup disent : " il n'y a pas cinq millions de fascistes en France. " Certes. C'est un vote de rage. C'est un vote de désespoir. Mais attention, c'est avec de la rage et du désespoir qu'on fait du fascisme ! C'est toute l'histoire du déplorable XX° siècle.
Et donc comprendre. Pour voter le 5 mai, et pour en tirer une ligne de conduite pour après. Et s'y arrimer, en faire notre priorité nationale. Je veux dire notre priorité comme nation et comme République.
D'abord, voter le 5 mai. Une nouvelle fois, les sondages nous tranquillisent, annonçant benoîtement du 80/20 pour Jacques Chirac. Tant mieux si, cette fois, ils avaient raison ! Mais je ne suis pas rassuré, loin de là. Les tremblements de terre sont à craindre non seulement pour leurs effets immédiats, mais pour leurs suites, répliques et raz-de-marée. Une onde, une fois partie, déroule son cours. Pour la briser, il faut une multitude de digues. Et les petites digues, en épi, de biais, valent autant que les plus impressionnantes qui veulent prendre la vague de face. Il faut donc que chacun travaille, à sa manière et à sa place, à la mobilisation la plus large. En votant Jacques Chirac nous dirons que nous avons des choses précieuses à défendre et des choses précieuses à reconstruire.
Car nous sommes sur des décombres. Le vote Le Pen du premier tour a été un vote silencieux. Ce sont les plus déterminés. Il y a dix-huit ans que ce vote chemine, depuis son apparition aux élections européennes de 1984, montant régulièrement à chaque élection, sauf une seule fois, de 10 à 15, puis à 20 % des voix.
C'est un vote de classe, ou plus exactement un vote de caste humiliée. Si nous ne prenons pas l'exacte mesure de ce que ce vote révèle de la ruine de notre démocratie politique, sociale et médiatique, nous allons payer cher, encore plus cher, notre aveuglement.
C'est le vote des dominés en insurrection silencieuse contre les dominants. C'est le vote des dominés oubliés contre les puissants satisfaits d'avoir la notoriété, le pouvoir, les moyens, et plus encore la certitude d'avoir raison.
De quoi se vengent près de 40 % des chômeurs ? De demeurer sur le bord de la route sans même qu'on se souvienne de leur existence, puisque depuis cinq ans il est de bon ton de considérer que le chômage a cessé d'être un sujet.
De quoi se vengent 30 % des habitants des cités ? D'une vie invivable, de raser les murs lorsque les bandes de plus en plus juvéniles tiennent le haut du pavé, d'être humiliés et insultés dans la rue ou les transports en commun, de vivre en tout lieu au milieu des tags. Que les autres aient droit à un cadre préservé, à la tranquillité et à la beauté, et pas eux.
De quoi se vengent plus de 20 % des paysans ? Qu'on leur dise que tout va bien quand tout va mal. Qu'on les condamne si souvent, eux, les meilleurs agriculteurs de la planète, à ne pas pouvoir vivre de leurs produits, à dépendre " d'aides " et de la paperasserie pour les obtenir.
De quoi se vengent les non-diplômés, les provinciaux, les lointains ? D'être ignorés en un temps où la télévision est la seule marque de reconnaissance. La télévision française a ceci de particulier qu'elle est, elle aussi, concentrée sur les mêmes centaines d'hommes et les mêmes dizaines d'hectares que le pouvoir politique, économique et culturel. Cela crée une attitude de connivence, sans doute inévitable, mais dangereuse, entre les différents acteurs qui apparaissent sur l'écran. Or, nous le savons depuis la cour de récréation, la connivence entre quelques-uns produit chez ceux qui n'en sont pas un sentiment d'exclusion.
Nous avons eu, bon an mal an, la prospérité. Mais la richesse des uns insultait, par écran interposé, la misère des autres. La société de l'information était censée rapprocher les hommes. En fait, elle les éloignait inexorablement. Notre centralisation convenait bien aux gaullistes et aux socialistes. Mais elle était de plus en plus impuissante. Nous avons construit, sans y prendre garde, une société de relégation.
Or la relégation produit de la violence. Cette société est terriblement violente. Elle est aujourd'hui en état de dangereuse insurrection silencieuse. Mais sa violence ne s'arrêtera pas là. Si nous ne donnons pas comme impératif de porter remède aux causes de cette relégation, prenons garde : l'insurrection prendra d'autres formes.
C'est pourquoi la petite alternance droite-gauche ne suffira pas. Il faut une grande alternance qui se donne comme objectif de tout repenser et de tout reconstruire, démocratie nouvelle et nouvelle République.
Si l'on se contente, comme quelques-uns de mes amis de droite, de danser autour du bûcher de Jospin, comme hier on dansait à gauche autour du bûcher de Juppé, on est assuré de l'échec et de cet échec nous ne nous relèverons pas sans malheur.
Un événement aussi bouleversant que celui que nous vivons devrait nous conduire non pas à nous enfermer dans les vieilles forteresses, camp contre camp, " droite " contre " gauche ", mais à proposer une nouvelle donne, une alliance des reconstructeurs. Qu'importe que les uns viennent d'un camp, et les autres de l'autre : nous avons devant nous la tâche historique la plus rude depuis la Libération. Et quand il fallut reconstruire la République, de Gaulle lui-même y invita toutes les bonnes volontés.
La tâche historique la plus rude ! Un peuple a besoin de croire et de choisir entre de grands desseins. Un homme, une femme, doivent pouvoir espérer, pour eux-mêmes, pour leur famille, en une vie meilleure. Un citoyen doit savoir comment, concrètement, changer sa vie par son engagement. Il faut donc repenser l'Europe ; inventer des pouvoirs locaux, à portée de la main ; rebâtir un service public de télévision ; rendre de la représentation, et donc changer le mode de scrutin ; reprendre la tâche d'intégration, qui est uvre économique, uvre culturelle et de laïcité réinventée ; retrouver l'insertion, et donc favoriser le travail qui en est le principal outil ; faire baisser le niveau de violence, par la fermeté de l'État aussi bien que par un pouvoir capable de conciliation.
Ces nouvelles institutions, ces nouveaux comportements, cette simplicité nouvelle, sont impossibles à bâtir dans une France coupée en trois. Pour refonder la République, il faut associer et réconcilier, au lieu d'exclure, il faut ouvrir au lieu de fermer, assouplir au lieu de rigidifier. Ce renouvellement doit être ouvert, même pour une durée limitée, à tous ceux qui en reconnaîtraient le bien-fondé et souhaiteraient y participer. Cela demande de la générosité et le courage de dépasser les anciens affrontements, mais c'est Aragon qui a raison : " Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat, fou qui songe à ses querelles, au cur du commun combat ".
(Source http://www.udf.org, le 2 mai 2002)