Déclaration de M. François Huwart, secrétaire d'Etat au commerce extérieur, sur la contribution grandissante du commerce électronique à la croissance économique, la nécessité de garantir la protection des données personnelles et la sécurité des transactions sur internet par des réglementations nationales et internationales, Hourtin, le 23 août 1999

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Circonstance : 20ème université d'été de la communication, à Hourtin, le 23 août 1999

Texte intégral

C'est avec plaisir que je conclus cette première journée de la 20ème édition des Universités d'Été de la Communication.
Je me réjouis, en effet, que cette année les organisateurs aient choisi le thème du "Temps de l'Homme Mondial", car le Secrétariat d'État au Commerce Extérieur ne peut rester insensible à cette prise en compte des aspects internationaux des réseaux de communication.
Un réseau de spécialistes des technologies de l'information a été mis en place à travers le monde entier par mon administration, la Direction des Relations Economiques Extérieures, et je compte le renforcer. Dans la suite du rapport remis par M. Lefas sur l'information économique et les nouvelles technologies, nous sommes dotés de nouveaux moyens pour collecter et diffuser l'information pertinente pour les entreprises exportatrices françaises.
Car aujourd'hui cette industrie de l'immatériel est un des moteurs de la croissance et de l'emploi. Vous le savez, les nouvelles technologies ont représenté une part importante du gain de croissance en France en 1998. Nos exportations reposeront de plus en plus sur la vitalité de ce secteur, condition essentielle de la richesse de notre pays.
La société de l'information fait, en effet, entrer le commerce international dans l'ère de l'économie numérisée.
Elle inscrit, notamment par Internet, les échanges internationaux dans une logique économique dont les données sont d'emblée différentes de celles du monde " réel " : absence de frontières, accès instantané à l'ensemble de la population connectée, coût d'entrée quasi nul sur les marchés.
Même si le commerce électronique n'est en définitive qu'une nouvelle façon de commercer et même si son importance relative à terme en regard du commerce traditionnel est difficile à apprécier, il contribuera sans doute à renouveler les pratiques commerciales usuelles et les relations fournisseur/client existantes.
Citons néanmoins quelques ordres de grandeur même si les analystes diffèrent dans leurs prévisions.
Au cours de l'année écoulée, le nombre des utilisateurs d'Internet à travers le monde a augmenté de 55 % et celui des sites de 128 %.
Si l'on regarde plus précisément le commerce électronique, on s'aperçoit que les prévisions d'il y a un ou deux ans sont maintenant dépassées à la hausse.
Un exemple : le Département américain du commerce a publié en juin son rapport, The emerging digital economy two, qui comme son nom l'indique fait suite à la première version parue l'année dernière.
La comparaison entre les deux textes est instructive. En 1998, le commerce électronique entre firmes était prévu pour atteindre 300 milliards de dollars en 2002.
On évoque en 1999 un chiffre de 1 300 milliards en 2003. Pour le commerce de détail, on se trouvait en 1998 dans une fourchette de 7 à 15 milliards de dollars en 2002. L'estimation actuelle se situe plutôt entre 40 et 80 milliards.
Ces chiffres ne sont que des indications et d'ailleurs vous savez que la définition du commerce électronique n'est pas toujours totalement stabilisée.
On peut acheter et payer en ligne, comme on peut aussi commander sur le Web tout en réglant par des moyens classiques, et puis simplement faire un tour du marché grâce à Internet.
Et entre ces options, il y a aussi des degrés intermédiaires.
Quoi qu'il en soit, nous sommes confrontés à une tendance fondamentale qui modifie et accélère les relations économiques classiques.
Dans quel sens, plus précisément ?
Sur Internet, les segments traditionnels de marché tendent à disparaître, au profit de nouvelles fonctions économiques.
Notamment, le commerce électronique donne un rôle croissant à de nouveaux intermédiaires. Ceux-ci ont pour vocation d'aider le client à se retrouver dans l'offre mondiale d'informations, de produits ou de fournisseurs mise à leur disposition.
Ainsi, les annuaires et les portails jouent un rôle croissant dans la mesure où l'information est de plus en plus dense sur les réseaux.
C'est pourquoi il est stratégique que des portails thématiques français (comme le portail " France ") ou européens se développent rapidement, pour soutenir la présence des sites français et européens sur Internet, d'autant mieux s'ils sont reconnus à l'étranger.
Plus généralement, le commerce électronique accroît les potentialités du marketing, qui devient à la fois plus ciblé, plus rapide, plus efficace et moins coûteux. Je reviendrai sur les questions de principe que peut poser le fameux marketing one-to-one. Néanmoins, il m'apparaît qu'en ce domaine, les entreprises françaises et européennes doivent mettre à profit leur savoir-faire pour contre-balancer la puissance américaine sur le réseau.
C'est sans aucun doute dans les formes électroniques du commerce que la mondialisation est la plus aboutie : toute entreprise ouvrant son site sur Internet s'adresse, potentiellement, aux clients de la planète entière.
L'exportation est donc, d'emblée, placée au coeur des préoccupations d'une entreprise, même une PME, qui décide de s'installer sur le Net.
Il s'agit bien là d'une dimension fondamentalement nouvelle de l'économie des échanges, quand on songe aux nombreuses PME dont la production est destinée au seul marché local, ou national. Ainsi, une PME française " internaute " sur trois exporte, contre une sur cinq parmi les autres, selon l'INSEE.
Par ailleurs, Internet opère partiellement un transfert de pouvoir d'achat au profit du consommateur.
Ce dernier bénéficie d'un choix élargi, et d'une possibilité de comparer en temps réel les prix de produits ou de services fournis à travers le monde, avec le cas extrême des sites de ventes aux enchères.
Ceci tend naturellement à accroître la concurrence internationale, même si ce choix accru joue davantage pour certains types de produits (ex. : livres, disques, voyages, services bancaires ou de télécommunications, etc.).
Corrélativement, le consommateur peut être également moins fidèle, ce qui oblige les entreprises à passer d'une stratégie de différenciation par les prix à d'autres formes de différenciation, par les services rendus.
Le rôle de la puissance publique reste essentiel pour créer la confiance auprès du consommateur en ligne.
Or, dans la société de l'information, le rôle de l'État semble parfois profondément remis en question.
Ainsi, certains discours ultra-libéraux vont jusqu'à faire de la société de l'Information leur modèle de société idéale, sans taxes, sans impôts, sans réglementation.
Ce serait un marché parfait au sens où les économistes l'entendent. Les consommateurs y seraient livrés à eux-mêmes au milieu de la richesse de l'offre des nouveaux services proposés par les entreprises.
Vous aurez compris que je ne partage pas ces points de vue, tant s'en faut. Il faut être réaliste, et pragmatique.
Certes, les initiatives dans le secteur dynamique des nouvelles technologies proviennent naturellement des entreprises et de leur capacité d'innovation.
Certes encore, il ne faut pas minimiser les difficultés, notamment techniques, qui accompagneront peut-être la mise en place pratique des réglementations de certains nouveaux services.
Ne rien faire pourrait donc à première vue apparaître comme une solution de facilité : la technologie va autrement plus vite que le législateur...
Et pourtant l'État reste le garant ultime des intérêts du citoyen et du consommateur, celui qui fixe des règles du jeu, à la fois claires, simples et suffisamment souples pour être stables.
Cette dernière condition est d'ailleurs indispensable pour permettre aux entreprises d'investir.
On dit souvent que la société de l'information représente, pour les citoyens, pour les consommateurs, mais aussi pour nos entreprises, un gisement de nouvelles opportunités. Elle offre de nouveaux services, nouveaux contenus, nouveaux marchés géographiques, nouveaux clients, nouveaux fournisseurs, meilleurs prix, meilleurs délais, proximité, etc.
Tout cela est vrai, mais repose sur une condition première, fondamentale : la confiance.
Sans la confiance des individus, la société de l'Information sera une " coquille vide " : des réseaux, des services, des contenus, mais pas d'utilisateurs.
Même les États-Unis, pourtant peu enclins à ce genre de conclusion, aboutissent au même constat : plusieurs études américaines récentes confirment que les Américains jugent insuffisant le degré de protection qui leur est offert actuellement sur Internet par des systèmes d'auto-régulation (notamment pour ce qui est de leurs données personnelles). Alors que nombreux sont ceux qui affirment qu'ils seraient les premiers à utiliser Internet et ses services si des garanties suffisantes leur étaient apportées.
Autrement dit, l'avènement de la société de l'Information, qui vit et se développe sous l'impulsion du secteur privé, ne remet pas en question la légitimité de l'intervention publique - au contraire - mais il exige sans doute une nouvelle forme d'intervention publique.
On peut le dire encore plus simplement : parce que sans règle du jeu, il n'y a pas d'échange, sans l'État il n'y a pas de marché.
Dans cette perspective, je crois qu'il s'agit plus spécifiquement pour l'État de garantir dans la société de l'Information :
- un accès équitable et à un prix raisonnable aux réseaux et aux services : cela implique de favoriser la dynamique concurrentielle, tout en définissant et en mettant en oeuvre les mécanismes de régulation nécessaires au bon fonctionnement du marché ;
- le respect des valeurs fondamentales qui sous-tendent la protection du citoyen et du consommateur, notamment la protection des données personnelles, la sécurité et l'ordre public.
- une coopération internationale active pour assurer la mise en oeuvre de ces principes.
Il y a par exemple des ressources, comme celles du nommage, qui sont un bien commun mondial. Il est indispensable qu'elles soient gérées d'une manière équilibrée et harmonieuse. Une gestion mal adaptée risquerait de créer distorsions de concurrence et des obstacles à des échanges libres et ouverts.
Face à ces enjeux, la France doit assurer une présence active dans les enceintes internationales.
Les services de la société de l'information, par nature, ignorent les frontières. La notion même de territorialité n'a plus tout son sens, puisqu'un service accessible quelque part l'est immédiatement partout. Il en résulte directement que l'intervention publique doit se situer, dans la mesure du possible, au plan international.
C'est le cas pour le commerce électronique, l'un des services de la société de l'Information dont on parle le plus actuellement. Le commerce électronique est un sujet de discussions au plan régional (Union européenne) ou mondial (OMC).
Vous savez que les grandes questions peuvent s'articuler autour de trois thèmes :
- le commerce électronique nécessite-t-il des règles spécifiques ou une adaptation des règles existantes ?
- quelle part faut-il laisser à l'auto-régulation ?
- comment s'articule la répartition des rôles entre les gouvernements et les organisations internationales compétentes ?
Pour répondre à ces questions, je crois que l'Union Européenne est par nature l'enceinte privilégiée pour la France et ses partenaires.
Même s'il faut souvent donner aux règles du jeu du commerce électronique une dimension mondiale, le fait de commencer par établir une solution au niveau européen permet de discuter d'égal à égal avec d'autres partenaires, dont les Etats-Unis.
De plus, il faut se rappeler que la plus grande partie de nos transactions s'effectue actuellement avec les autres Etats membres de l'Union européenne.
A cet égard, les travaux en cours autour de la directive sur le commerce électronique me paraissent extrêmement importants et le gouvernement travaille actuellement à un projet de loi sur le même sujet.
Le commerce électronique et les questions de réglementation qui l'entourent peuvent parfois donner lieu à des confrontations de nature quasi-idéologiques, ce qui rend plus complexe la recherche d'une solution de compromis.
L'exemple le plus récent est celui de la directive relative à la protection des données personnelles qui est entrée en vigueur le 25 octobre dernier.
Les discussions euro-américaines qui se poursuivent actuellement pour trouver une solution aux problèmes juridiques résultant de sa mise en uvre, et relatifs aux flux de données de l'Europe vers les Etats-Unis, illustrent mon propos. Bien que deux conceptions assez opposées soient en présence (l'Europe prônant la réglementation et les Etats-Unis étant en faveur de l'auto-régulation), j'espère vivement qu'une passerelle pourra être établie entre nos deux systèmes.
L'OMC s'intéresse aux aspects purement commerciaux et se préoccupe activement du commerce électronique depuis un peu plus d'un an.
Au lieu de chercher un nouvel accord spécifique au commerce électronique, les membres cherchent à bâtir les moyens d'appliquer les accords existants : accord sur le commerce de marchandises (GATT), et de services (GATS), accord sur la propriété intellectuelle (TRIPS).
Les discussions en cours montrent là aussi que cela ne va pas de soi, notamment pour déterminer la frontière marchandise/service lorsqu'on considère des produits téléchargés sur Internet (livre ou CD). La position de la France et de l'Union européenne est qu'il s'agit là de prestations de services.
Naturellement, il sera aussi question de droits de douane, et plus particulièrement pour les transactions électroniques dématérialisées pour lesquelles un statu quo temporaire a été décidé en mai 1998.
Mais la France souhaite que l'OMC ne se limite pas à ces seules questions.
Je crois notamment que la question de la propriété intellectuelle, avec la coexistence de deux systèmes (droits d'auteur et copyright) et la circulation rendue plus facile par Internet des contrefaçons de tout genre, est une priorité.
Au total, sans aborder tous les détails des négociations, je crois qu'on peut considérer que petit à petit un droit de l'Internet s'établit au niveau mondial.
Permettez-moi pour conclure de présenter quelques observations plus personnelles et plus politiques, comme citoyen mais aussi comme membre d'un parti, qui à la fois est le plus ancien de France, mais, en même temps, est très sensible à ces nouvelles évolutions.
Nos concitoyens pourraient avoir l'impression que se met en place avec les technologies de l'information une organisation économique de la société qui les domine et les met en fiche dans leurs comportements et dans leurs goûts, au profit de grands groupes mondialisés.
Je l'ai dit, le droit et les Etats sont là pour les défendre par des règles qui maintiennent la vraie concurrence et protègent les individus.
Mais, j'ajoute aussi que le marché n'est pas un lieu si confortable pour les entreprises elles-mêmes. Le client pour une entreprise, ce n'est pas du tout un acteur passif. C'est un individu ou une personne morale qu'on est jamais certain de connaître, de satisfaire et de fidéliser.
Le monde de l'économie et en particulier de l'innovation est extrêmement mouvant : parmi les grands acteurs d'aujourd'hui, quels sont ceux qui seront encore très présents dans dix ans, personne ne le sait, et seront certainement apparus de nouveaux entrants. Je crois que la crainte de " world companies " toutes puissantes ne doit pas être exagérée.
Deuxième interrogation, les technologies de l'information ne créent-elles pas une société atomisée qui appauvrirait la vie sociale ? On pourrait imaginer un monde d'internautes télétravaillant, téléchargeant leurs loisirs et trouvant sur leur paillasson, déposés par des mains anonymes, les produits qu'automatiquement, en fonction de leurs habitudes de consommation, leurs fournisseurs leur livreraient. Tout cela n'est pas infondé.
En effet, l'évolution de l'économie au XXème siècle a été marquée par l'individualisation, par exemple, dans les transports avec l'automobile, dans les loisirs avec la télévision, ou les instruments individualisés de production sonore. Internet fournirait une étape supplémentaire.
Je crois encore qu'il faut relativiser les choses. Le progrès technique offre des commodités, améliore le pouvoir d'achat mais n'a pas détruit le besoin de vie sociale et de rencontres collectives. La télévision n'a pas tué le cinéma, la pizza à domicile le restaurant et les rencontres d'Hourtin ne vont pas disparaître au profit d'un vaste télé-colloque.
Ce que nous devons plutôt envisager dans l'organisation du travail, des loisirs et de la consommation, c'est davantage la superposition ou la coexistence des formes traditionnelles de la vie et des formes nouvelles engendrées par les technologies de l'information.
Enfin, ma dernière observation sera moins sereine. Ce qu'on doit craindre et ce qu'on doit combattre c'est ce qu'on a appelé il y a déjà vingt ans le risque de la société duale et ce que les américains nomment le " digital divide ".
J'évoquais tout à l'heure un rapport américain qui parallèlement à la formidable progression d'Internet évoque aussi l'élargissement du fossé en matière des technologies de l'information entre les classes sociales, selon leur niveau de revenu, leurs origines culturelles ou leur situation géographique (les urbains par rapport aux ruraux).
Mais cela est vrai aussi à l'échelle du monde. Des pays ou des peuples entiers restent à l'écart de la société de l'information mondiale.
Là aussi, je crois que le pouvoir politique, les Etats et les institutions internationales doivent jouer un rôle essentiel, non pas seulement pour fixer les règles du jeu, mais aussi pour assurer les progrès de l'éducation ou un meilleur partage des richesses.
Les technologies de l'information ouvrent certes une nouvelle époque mais elles ne font aussi assurément que renouveler le combat permanent en faveur de la justice.
(source http://www.commerce-exterieur.gouv.fr, le 24 août 1999)