Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à "Radio Classique" le 20 mai 2000, sur les objectifs de la présidence française de l'Union européenne.

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Média : Radio Classique

Texte intégral

Q - Hubert Védrine, bonjour. Europe, Afrique, Asie, trois régions qui font l'actualité mais pour des raisons totalement différentes, l'occasion de montrer toute l'influence que peut avoir la diplomatie à travers le monde. Acteur à part entière de règlements de conflits qu'ils soient politiques mais aussi parfois aux conséquences économiques et commerciales, le chef de la diplomatie française a toujours eu un rôle prépondérant dans l'action de l'Etat. C'est le vôtre depuis 1997 et je le disais, les dossiers très souvent sensibles ne manquent pas.
L'Europe tout d'abord car la France prend la présidence tournante de l'union européenne le 1er juillet prochain pour six mois. Jacques Chirac et Lionel Jospin ont récemment planté le décor. Il faudra réformer les institutions avant d'élargir l'Union. Vous nous direz dans quelles conditions. L'Europe ce sont aussi les propositions de votre homologue allemand, M. Fischer, en faveur du fédéralisme un peu à l'image des Etats-Unis avec un président directement élu, voire un exécutif gouvernemental. Il en fut question hier soir, lors d'un mini-sommet franco-allemand à Rambouillet. Vous nous expliquerez la position de la France sur le sujet. Et puis, il y a la mort lente de l'Union de l'Europe occidentale, l'UEO, avec le transfert envisagé de ses prérogatives en matière de défense vers Bruxelles.
Alors, outre l'Europe, il y a l'Afrique. Tensions persistantes en Sierra Leone, au Zimbabwe, pour ne citer que deux exemples. L'Asie avec les otages occidentaux aux Philippines, mais aussi les négociations Chine-Europe dans le cadre de l 'OMC qui ont abouti d'ailleurs pas plus tard qu'hier matin, à un accord entre les deux parties. C'est un pas de plus vers l'entrée de la Chine dans l'Organisation mondiale du commerce.
On pourrait encore citer la Russie qui a depuis jeudi un nouveau gouvernement ou bien encore le Proche-Orient avec un processus de paix qui avance sûrement mais lentement.
Alors, Monsieur le Ministre, commençons si vous le voulez bien, par la question des otages de l'île de Jolo. On a un peu l'impression d'une situation nouvelle dans ce genre de crise avec des otages en contact quasi-permanent avec les journalistes. Est-ce que ce point-là gêne la diplomatie dans son action ?
R - Cela dépend. C'est à double tranchant. Le fait d'avoir eu des contacts avec des journalistes a certainement été un réconfort moral et psychologique pour les otages qui souffrent d'isolement, de manque de soins, peut-être d'une mauvaise alimentation et du climat. En même temps à chaque fois on prend le risque de faire flamber les revendications des preneurs d'otages et d'ailleurs on l'a vu par rapport au prix qu'ils demandent aux autorités philippines - puisque c'est à elles qu'ils s'adressent - pour laisser sortir cette femme allemande qui est malade. En même temps il y a un autre risque : en donnant un écho aux revendications politiques de ces rebelles contre le gouvernement philippin cela braque celui-ci contre l'intérêt à porter aux otages des Etats occidentaux alors que les otages philippins sont innombrables, par ailleurs. Cela peut donc, d'une certaine façon compliquer les efforts qui sont faits pour les libérer. Mais tout cela est difficile à démontrer, donc il faut simplement que chacun, quand il intervient dans son rôle fasse preuve de sens des responsabilités en sachant que notre obsession depuis la première minute, et notre rôle c'est de les faire libérer le plus tôt possible et sains et saufs.
Q - Sur le plan moral, cette affaire a quelque chose de surréaliste avec tout un déballage de voyeurisme.
R - C'est un débat qu'il vous appartient plutôt de mener entre vous parce que cela renvoie à la question des médias et de l'impact qui est souvent plus considérable qu'on ne le croit. Est-ce qu'il y a une déontologie dans ce domaine ? Comment la traduire ? Moi je ne peux pas répondre. J'ai simplement fait dire par le Quai d'Orsay, en même temps que les Allemands, puisqu'il y a des otages allemands et finlandais et que donc nous avons une action en quelque sorte européenne, nous avons dit en même temps qu'il fallait faire attention, que tous ceux qui voulaient intervenir ou tout simplement faire leur travail d'information doivent bien mesurer les conséquences de ce qu'ils font sur l'attitude des preneurs d'otages et sur l'attitude des autorités philippines. Donc, nous avons appelé au sens des responsabilités, c'est bien le moins, ce n'est pas pour émettre un avis théorique ou hiérarchique. Notre objectif et nos obsessions c'est de sortir les otages, et, sur ce sujet, nous avons travaillé depuis le début. D'abord en faisant passer aux autorités philippines par tous les canaux, un message très simple "ne faites rien par la force qui puisse mettre en péril la vie des otages". Nous employons d'autre part tous les canaux pour que ces otages reçoivent quand même de l'aide humanitaire et des médicaments. Nous faisons tout également pour les libérer mais on ne peut agir en direct, on est aux Philippines même si c'est une zone avec une rébellion où la souveraineté des Philippines est contestée. Personne d'autre n'a plus de moyen en fait que les autorités philippines pour tenter quelque chose. Donc notre action est auprès des autorités philippines, c'est pour cela que nous avons des envoyés spéciaux qui se relaient depuis le début à Manille et qui sont en contact avec ceux qu'envoient les Allemands et les Finlandais pour former une seule équipe européenne pour être en contact des autorités civiles et militaires philippines, pour aller dans ce sens et nous resterons présents, constamment mobilisés jusqu'à ce qu'ils soient sortis. Naturellement le ministère des Affaires étrangères est en contact quotidien avec les familles aussi.
Q - Aujourd'hui vous êtes toujours optimiste ou vous préférez ne pas vous prononcer ?
R - Je ne me prononce jamais dans ces affaires. Je suis ni optimiste, ni pessimiste, je suis tenace et persévérant et on fera ce qu'il faut jusqu'à ce qu'on aie la solution.
Q - L'idée d'une rançon, est ce que c'est quelque chose qui est envisageable ?
R - Aucun pays occidental ne paye de rançon pour les otages parce que c'est un encouragement à la prise d'otages et on n'en sort jamais. Les gens voyagent partout, j'incite d'ailleurs les gens à consulter plus le site "Conseil aux voyageurs" que nous avons créé sur Internet dans le site du Quai d'Orsay parce qu'il y a des indications sur les risques. Donc, voilà les quelques conseils qu'on peut donner.
Q - Une question sur le couple franco-allemand, Monsieur le Ministre. Vous avez dit récemment le couple franco allemand reste indispensable mais il ne suffit plus. Il y a deux questions qui se posent : la première c'est " est-ce que vous pensez que c'est la fin de l'amitié inconditionnelle presque automatique qui jusqu'ici cimentait l'Europe et qu'est-ce qu'on peut imaginer quand vous dîtes que cela ne suffit plus, vous avez évoqué le terme de coopération à géométrie variable, est-ce à dire qu'on peut imaginer parler de la sécurité alimentaire à douze, de l'Union monétaire à onze, de la défense à six ou de l'Union politique, comme l'a fait récemment votre homologue allemand, M. Fischer, de l'Union politique à cinq ?
R - Je ne me sers pas du mot "couple" pour l'affaire franco-allemande, je me sers du mot "moteur". Le moteur franco-allemand n'a jamais été automatique, et les Français, les Allemands à plusieurs grandes périodes historiques se sont réunis pour émettre ensemble des propositions pour l'avenir de l'Europe. Cela n'a jamais été seulement bilatéral, cela concerne les autres pays. Ce moteur a été tellement efficace, que l'Europe a été au-delà de ses buts et c'est pour cela que depuis quelques années quand nous avons atteint l'euro, nous sommes rentrés dans une phase où il fallait réfléchir en profondeur pour savoir quels allaient être, après ces succès multiples, les nouveaux objectifs à long terme. Cela coïncidait avec la prise de conscience du fait que le grand élargissement vers lequel nous allons, modifie complètement la donne et nous sommes dans cette période et nous commençons justement à définir, à esquisser les orientations pour cette nouvelle période qui s'ouvre devant nous. Donc, ce moteur franco-allemand reste indispensable ; quand je dis ça je veux dire simplement que rien ne le remplace, on voit bien que rien ne l'a remplacé. Mais nous sommes dans une Europe à quinze et on voit bien aujourd'hui que contrairement à certaines époques du passé il ne suffit pas que les Allemands et les Français se mettent d'accord, ce qui est très bien naturellement pour que l'ensemble des autres soient d'accord tout de suite. Quand je dis que cela ne suffit plus il faut compléter l'accord franco-allemand et les projets franco-allemands par un travail avec les autres pour qu'il se crée des synergies plus vastes.
C'est une bonne introduction et une bonne entrée à la matière, donc nous y reviendrons dans quelques instants.
Q - Peut-être pour faire le lien entre la politique étrangère et l'Europe, là il s'agit de l'Europe juridique, on attend toujours la décision du tribunal suprême du Portugal sur la demande d'extradition de Sid Ahmed Rezala. Est-ce que vous pensez que là aussi c'est quelque chose qui doit déboucher bientôt et surtout quelle leçon en tirez-vous ? Cela veut dire qu'il faut mettre en place une Europe juridique dans les plus brefs délais ?
R - Voilà, vous avez fait la question et la réponse. Cela révèle qu'il y a encore beaucoup de disparités dans les mécanismes judiciaires européens et que ce serait une bonne chose d'aller vers une harmonie. On commence à s'attaquer à ce secteur après avoir, justement, franchi beaucoup d'étapes en Europe et en ayant été très loin. On le voit aujourd'hui pour la justice, pour les questions de police, pour la circulation des personnes pour le droit d'asile. Là, nous parlons pour la question d'extradition, il serait bon d'aller vers une plus grande harmonisation, c'est ce qu'on appelle en résumé l'espace judiciaire européen. Il faut hâter le pas pour le construire.
Q - Mais si jamais Rezala était libéré, quelle sera l'action de la France ? Quelle action comptez-vous mener ?
R - C'est une question purement judiciaire. Ce n'est pas à moi de répondre. En termes de vision de l'Europe, c'est autre chose. La vraie question c'est de savoir les leçons qu'on en tire par rapport à nos projets européens et je le répète c'est celle là : il faut hâter la mise en place d'un espace judiciaire européen, ce qui est forcément délicat parce que chaque pays a ses traditions qui sont les résultats de convictions bien particulières sur chaque point. Il faut en débattre, il faut en discuter et nous finirons par nous rapprocher.
Q - Hubert Védrine, nous parlions tout à l'heure des otages aux Philippines. Il y a d'autres otages, ce sont les casques bleus en Sierra Leone. Quelles sont les dernières nouvelles ?
R - En Sierra Leone, nous avons une situation qui est à la base extrêmement mauvaise parce que les interventions des Casques bleus dites de maintien de la paix sont arrivées dans un contexte où il n'y avait pas de paix en fait et très souvent on fait des opérations de maintien de la paix parce que l'on voit des situations horribles, des guerres atroces comme ont été celles de la Sierra Leone, cruelle entre toutes. On ne peut pas rester les bras ballants, donc on monte des forces, elles y vont mais en fait l'accord politique qui justifie cet envoi est un faux accord et l'accord de 1999 est un accord de mauvaise foi, c'est tout à fait évident. Par rapport à la Sierra Leone il faut retravailler sur l'accord politique qui doit fonder l'avenir de ce pays et quand je dis qu'il faut faire ça, je ne pense pas simplement qu'il y a quelques pays occidentaux qui ont des liens avec la Sierra Leone, ni aux Nations unies. Il faut impliquer plus les pays africains voisins, parce que cette affaire de la Sierra Leone est un conflit éthnico-commercial sur fond de diamants et cela déborde, de loin, les frontières de la Sierra Leone. Je crois que le Nigeria, qui est le grand pays de la région qui a aujourd'hui à sa tête un chef d'Etat respecté qui avance vraiment vers la démocratie devrait jouer un rôle accru par rapport à ça. D'autre part, il fallait que l'ONU reste pour des raisons de sécurité de ses agents et pour des raisons de crédibilité mais il fallait aussi que l'on renforce les contingents régionaux parce que le sens de l'histoire n'est pas, me semble-t-il, à ce que les Occidentaux envoient des corps expéditionnaires dans tous les coins de l'Afrique pour rétablir l'ordre, tous les autres mécanismes ayant échoué. Donc, un travail de responsabilisation et de formation de l'ensemble des pays africains solides et sérieux est nécessaire. Voilà, donc, les trois éléments pour travailler sur le fond de cette crise de Sierra Leone.
Q - Sur un plan plus général, on a vu avec l'attrait que représentaient tous les pays émergents en Asie, on a eu l'impression qu'on a laissé un peu pour compte tout ce continent africain. Qu'en est il exactement ?
R - On ne peut pas dire "on", parce que là vous parlez comme s'il y avait une sorte de quartier général caché . La France est le pays occidental qui continue à faire le plus en matière d'aide au développement mais aussi en matière d'annulation de la dette en partant des pays les plus pauvres, des plus endettés et puis en remontant progressivement dans la hiérarchie le pays qui défend le plus les intérêts des pays africains au sein du G8. La France est le pays qui sauve les Accords de Lomé à chaque renégociation par rapport à des pays qui reprennent le slogan américain comme quoi l'aide c'est terminé, le commerce suffit, ce qui est évidemment faux quand on regarde l'Afrique même s'il y a des pays africains qui se développent, qui s'intègrent peu à peu dans l'économie mondiale, qui ne demandent d'ailleurs pas d'aide dans certains cas mais plus d'actions sur les marchés. Tout cela forme un ensemble, s'il y a un pays qui reste en tête, qui reste mobilisé et actif, c'est la France et c'est le ministère des Affaires étrangères, depuis que tout est regroupé au sein de ce ministère, y compris la Coopération. C'est bien nous donc, " on " comme vous dites. En tout cas sur les actes et sur les chiffres nous restons très engagés. Notre politique en Afrique évolue naturellement. Il faut tenir compte du fait que ce continent s'unifie, se globalise lui aussi, qu'on ne peut pas travailler avec nos amis francophones de toujours et d'ailleurs on travaille avec l'Afrique du Sud, on travaille avec les anglophones, on travaille avec les lusophones, il y a de nouvelles élites qui arrivent, de nouvelles générations, nous dépassons les clivages absurdes du passé. Que les Américains s'occupent plus de l'Afrique, très bien, nous sommes très contents s'ils font autre chose qu'un voyage du président à grands renforts de médias tous les cinq ans. S'ils ont un engagement plus quotidien et plus sérieux en Afrique avec les pays européens qui s'y intéressent, très bien.
Q - La déclaration de M. Fischer, a quand même nourri beaucoup le débat ces derniers jours et je crois qu'elle a eu un effet me semble-t-il positif d'après les premiers commentaires, c'est de créer ce débat politique dont on semblait avoir besoin et on est un peu tous à attendre quelle va être l'attitude et la réponse françaises face à ça. On constate, dans la presse internationale, que la presse allemande, en particulier, félicite Joschka Fischer assez unanimement de sa prise de position. On demande déjà dans la presse allemande quelle va être la réaction française et on a l'impression que c'est de l'attitude française que le débat politique va pouvoir surgir et se prolonger et j'ajouterai juste un commentaire où M. Haider dit qu'il y a la possibilité d'une crise pendant la Présidence française et que cette possibilité est plus sérieuse du fait que l'ensemble des problèmes qui actuellement pèse par rapport à la CIG ?
R - Il faut bien distinguer deux choses : Nous allons prendre la présidence à partir du 1er juillet. Au cours de cette présidence nous avons de très nombreux dossiers qui nous incombent, plus un ensemble de projets qui ont été exprimés par le président de la République et par le Premier ministre. Parmi toutes ces tâches, il y en a une qui ressort qui est d'essayer de mener à bien la Conférence intergouvernementale, qui porte sur la réforme des Institutions. C'est une affaire qui a échoué en 1996-1997, à Amsterdam, parce que l'Europe s'était déjà rendu compte mais avec moins de conviction qu'aujourd'hui, qu'il n'était pas possible d'élargir cette Europe qui aujourd'hui fait quinze membres à vingt-sept, vingt-huit, un jour trente, voire plus, sans réformer les Institutions. On voit à quel point l'Europe a du mal à bien fonctionner aujourd'hui. La France qui n'a jamais été contre l'élargissement, naturellement, mais qui a toujours dit l'élargissement doit être bien préparé, bien négocié, bien maîtrisé et précédé d'une réforme des institutions. C'est déjà une très bonne chose que les Quinze aient finalement acquis cette conviction, qu'on ait fait cette conférence sur la réforme des institutions, qu'elle ait commencé sous présidence portugaise mais maintenant il nous revient à partir de juillet de la reprendre et de faire ce qui dépend de nous pour la conclure et la conduire à bon terme, c'est-à-dire au Conseil européen de Nice en décembre. Nous avons sur la table trois sujets compliqués qui justement n'ont pas été résolus à Amsterdam. Comment est-ce qu'on peut repondérer les voix pour que les grands Etats aient un droit de vote qui soit moins ridiculement disproportionné par rapport à leur taille réelle ? Comment est-ce qu'on peut élargir la majorité qualifiée au plus grand nombre de sujets possibles, c'est plus facile pour décider après si l'Europe marche mieux et il est clair que l'on ne peut le faire que si l'on a obtenu le premier point, c'est à dire une repondération ? Sinon on ne peut pas aller vers une Europe élargie dans laquelle un très grand nombre de pays, représentant 20 % de la population de l'Europe, imposerait une ligne à l'ensemble des autres, et notamment aux grands pays. Ce n'est pas tenable politiquement. D'autre part, comment faire pour que la Commission n'enfle pas démesurément et qu'elle reste gérable, pour pouvoir bien travailler ? Il y a des propositions qui concernent son effectif, sa hiérarchisation et son mode de fonctionnement.
Ces trois sujets sont complexes, un peu compliqués à expliquer, vous m'en excuserez. Nous n'avons pas réussi à nous mettre d'accord là-dessus en 1997. Je dis " nous ", il s'agissait des gouvernements d'avant, mais c'est la même chose.
Q - Qui freinait ?
R - Tout le monde et personne, parce qu'à peu près sur chaque sujet, un pays était ouvert mais un autre ne voulait pas. C'est d'ailleurs encore un peu le cas. Il ne faut donc pas négliger cette tâche prioritaire, au moment où se redéveloppe - et je m'en réjouis énormément, parce que je le souhaite depuis longtemps - le débat sur l'avenir de l'Europe à long terme. Parce que, là où les autres Européens nous attendent, à commencer par les Allemands, c'est précisément dans le fait de conclure au mieux cette conférence sur la réforme des institutions avant décembre.
J'ajoute un quatrième point, qui est très important, qui est cette histoire des coopérations renforcées, ce qui veut dire que l'on autorise quelques pays qui veulent faire autre chose ou aller plus loin que ce que font ensemble les pays membres, à avoir l'autorisation de le faire : c'est l'élément de souplesse dans le système. Si on n'arrive pas à conclure sur ces quatre points, ce n'est pas la peine de faire des débats ou des réflexions même si c'est très intéressant sur l'avenir de l'Europe à long terme parce qu'on est dans un goulot d'étranglement.
Q - La question de l'élargissement est donc repoussée après la Présidence française ?
R - Non, la question de l'élargissement n'est pas du tout repoussée, les négociations ont lieu en ce moment. Nous sommes dans le calendrier que nous avons prévu précisément pour être prêt à partir de 2003 à accueillir ceux des candidats qui seraient prêts à entrer. Ils doivent mener leurs négociations, leurs réformes, ce n'est pas facile et la plupart d'entre eux le font avec beaucoup de mérite, les réformes internes. Je voudrais souligner qu'il n'y a pas de contradiction, au contraire, il y a une sorte d'enchaînement chronologique presque nécessaire entre le fait de réussir ces réformes un peu compliquées que nous avons sur la table aujourd'hui mais c'est notre rôle, à nous, présidence française et d'autre part participer à ce débat très intéressant où il y a les propositions de Jacques Delors, les propositions de Joschka Fischer, d'Helmut Schmidt et de Valéry Giscard d'Estaing et beaucoup d'autres encore sur ce que doit devenir l'Europe en 2010, 2015, 2020. C'est la perspective adoptée par M. Fischer pour alimenter ce débat, nous ferons les deux, nous allons exercer nos responsabilités de président le mieux possible et nous serons présents sous diverses formes dans ce débat sur l'Europe à long terme.
Q - Monsieur le Ministre, on comprend bien ce que vous dites, c'est le discours du chef d'atelier, celui qui va être à la manuvre pendant six mois et qui a la responsabilité de réussir des négociations, c'est vrai, très compliquées ; en même temps, moi je pense au citoyen européen dont on nous dit, et les sondages le démontrent chaque jour, qu'il est un peu perdu et qu'il ne sait plus très bien de quoi on lui parle et qu'il n'arrive pas au fond à s'annexer l'Europe. Or, ce citoyen européen on lui a dit au mois de décembre dernier qu'il n'y avait pas de frontière à l'Europe. L'Europe, c'est à la Turquie, ce sera peut-être l'Ukraine, ce sera peut être demain d'autres pays encore, donc il n'y a pas de frontière dessinée et d'autre part il n'y a pas non plus d'horizon. Il n'y a pas d'horizon parce que quand M. Fischer trace un horizon c'est vrai peut être à moyen terme à dix ans, quinze ans, il y a du côté français un silence de plomb sur ce long terme. La question est "est-ce que vous ne croyez pas que parallèlement aux efforts que vous déployez, vous, ministre des Affaires étrangères pour conclure cette négociation, il serait indispensable que des voix politiques très autorisées en France, des gens qui sont au gouvernement notamment, répondent aussi à l'Allemagne sur ce plan et aux Européens sur le plan de l'horizon.
R - Je note que M. Fischer n'a pas fait ce discours à la veille de la Présidence allemande, parce qu'il nous disait à l'époque que la responsabilité de la présidence allemande n'était pas de lancer un débat intellectuel passionnant sur l'Europe à long terme. A l'époque la responsabilité prioritaire de la présidence allemande c'était de conclure la négociation financière sur les financements de l'Europe entre 2000 et 2006, de l'agenda 2000. Les responsables allemands se sont concentrés, très bien, sur ce travail et je dis "très bien" puisqu'on a réussit à trouver un accord en mars 1999 et ensuite ils se sont concentrés dans la deuxième partie de la présidence allemande sur le fait de faire jouer un rôle à la présidence européenne dans l'affaire du Kosovo. Les Allemands ont considéré qu'ils pouvaient reprendre une certaine liberté de réflexion et puis faire des propositions le moment venu. Aujourd'hui nous sommes dans la position où étaient nos amis allemands en novembre-décembre 1998, juste avant leur présidence. Nous sommes en train de préparer cette présidence et je peux vous dire que l'attente de nos amis allemands, y compris M. Fischer et j'ai pu le vérifier hier, est, d'abord et avant tout, que la France soit capable de conduire à bon port cette Conférence intergouvernementale parce que sinon je le répète toutes les réflexions à long terme s'effondrent. Elles n'ont plus aucune base parce que si nous n'arrivons pas à régler cela maintenant, nous n'avançons pas. On ne peut pas gérer l'élargissement comme prévu si nous n'arrivons pas, par exemple, à assouplir les coopérations renforcées, sujet sur lequel les uns et les autres nous nous regroupons, nous nous retrouvons, parce que c'est le point de passage obligé pour toutes les perspectives européennes. Encore une fois, le reste serait une sorte d'exercice totalement abstrait de ce que l'Europe n'arrivera pas avancer ; donc, pour aller loin il faut déjà être capable d'aller un peu plus loin au début sinon le reste n'a pas de sens. Voilà, la situation qui est la nôtre en tant que pays qui va être président et je le répète, c'est cela que nos partenaires attendent de nous en toute priorité.
Q - Quand on vous entendait exposer le programme de la présidence, majorité qualifiée nombre de commissaires, on se dit "mais est-ce que cela va suffire à réconcilier les opinions publiques avec l'Europe, avec une Europe il faut le rappeler chaque fois qu'elle s'intéresse au sujet proche de la vie quotidienne échoue, c'est la vache folle, c'est les OGM, c'est les problèmes de sécurité alimentaire, les armoires frigorifiques sur les marchés qui choquent l'opinion. Alors, est-ce qu'on ne pourrait pas à l'occasion de cette présidence française trouver un peu à l'instar de ce qu'avait fait Jacques Delors il y a quelques années une idée simple avec une date, c'était à l'époque marché unique, réussi au 1er janvier 1993 ". Les opinions publiques ont besoin de ce genre de symbole fort pour pouvoir se réconcilier avec une idée avec laquelle elle vit jusqu'ici dans une indifférence.
R - L'idée très simple c'est qu'on veut que l'Europe marche
Q - C'est un peu vague, non, c'est un programme gigantesque ?
R - Ce n'est pas vague du tout. Quand vous êtes en voiture vous voyez une très grande différence selon qu'elle marche ou pas. Si vous êtes en panne un moment donné, la personne au monde la plus importante pour vous c'est le garagiste. Aujourd'hui l'Europe s'approche de la panne, parce que les choses ne fonctionnent pas bien, donc la priorité absolue c'est de faire en sorte que cela puisse marcher, cela me paraît extrêmement concret et je crois que tous ceux qui sont intéressés en priorité par l'Europe sociale ou par la sécurité alimentaire ou par la sécurité dans les transports ou par l'harmonisation des diplômes doivent comprendre que le dénominateur commun de tous ces progrès et de tous ces projets c'est que cela marche. Les Européens, je le répète, ont compris que les institutions ne pouvaient pas fonctionner si on s'élargit sans préparation. Je suis absolument convaincu de la nécessité d'expliquer et je suis tout à fait prêt à faire un travail avec vous et vos confrères pour qu'on trouve sur chacun des mots qui sont trop " jargonneux ", des expressions qui soient plus compréhensibles, s'il faut remplacer "repondération - coopération renforcée" par d'autres mots plus clairs, nous le ferons tous ensemble. Je suis absolument d'accord avec cela, ce que je ne peux pas faire c'est faire disparaître de l'ordre du jour qui est le nôtre et qui est notre responsabilité, ces sujets qui sont objectivement compliqués. D'autre part, il ne faut pas exagérer cette histoire de compréhension puisqu'il y a eu des progrès tout à fait considérables dans la construction européenne, qui n'ont pas été forcément interprétés tout de suite comme ils devaient l'être ou qui n'ont pas forcément été compris, je ne sais pas ce que l'opinion a compris de la déclaration Schuman au début. Ici, les gens connaissaient par cur le Traité de Rome, donc, il y a aussi une sorte d'enivrement à répéter tout le temps : les gens ne comprennent rien à rien. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de consensus politique donc c'est vrai jusqu'à un certain point, nous ferons le maximum d'effort d'explication pédagogique par rapport à cela, mais quoique vous fassiez nous aurons cette tâche qui est ingrate mais qui est de déboucher sur le bon fonctionnement de l'Europe et là la technique et la politique se rejoignent.
Q - Il y a quand même des priorités qui s'imposent, à savoir vous parlez de coopération renforcée, il devrait y avoir rapidement une coopération renforcée s'agissant de la politique monétaire pour éviter que l'euro déçoive davantage dans l'avenir parce que déjà sa conduite n'est pas très agréable.
R - C'est tout à fait exact, d'ailleurs, quand on dit "coopération renforcée" elle est définie dans les traités par une notion compliquée, tellement compliquée qu'on le fait plutôt hors traité mais c'est dans le passé que nous avons fait ainsi Airbus, Ariane, Eureka et que nous avons relancé la défense européenne il y a quelques années. Dans l'affaire de l'euro vous avez tout à fait raison, les fondamentaux économiques de l'euro son excellents quand on regarde l'économie européenne spécialement en ce moment. Une grande monnaie ne peut pas s'installer comme cela du jour au lendemain. Le fait que l'euro soit relativement faible n'apporte pas forcément uniquement des inconvénients. Rappelez-vous qu'au début des dix sept années de croissance ininterrompue que les Etats-Unis connaissent, il y a eu une longue période de dollar faible et à l'époque ils avaient admis le fait que c'était excellent pour eux. Il n'empêche que je suis d'accord avec l'idée qu'il manque dans le dispositif quelque chose qui mériterait d'être perfectionné en ce qui concerne le pilotage politique et il nous manque aussi le rôle que joue aux Etats-Unis M. Greenspan ou M. Summers, donc là cela ne remet en cause aucun des éléments. J'ai absolument confiance sur le fond mais je crois que nous pouvons perfectionner et qu'il revient en priorité aux ministres des Finances de l'euro onze d'avancer sur ce point.
Q - L'erreur de casting dont parle M. Giscard d'Estaing cela vous choque ou pas ?
R - Je ne me situe pas par rapport à ces déclarations même si je respecte toujours ses réflexions. Les ministres de l'Economie et des Finances de l'Euro-11 doivent faire des propositions et prendre leurs responsabilités pour répondre mieux à ce besoin.
Q - Pour être sûre d'avoir bien compris, cela veut-il dire qu'à côté de W. Duisenberg, il faudrait une personne qui soit un peu le porte-parole de l'Euro ? Plus politique ? Voulez-vous préciser ce que vous venez de dire ?
R - Je crois que ce que représentent ensemble les ministres de l'Economie et des Finances, joue un rôle dans l'Euro-11, ce que nous avions appelé nous Français le gouvernement économique. C'est un terme qui choquait certains, mais c'est la réalité ; je crois que ce niveau-là doit être incarné de façon plus visible.
Q - En fin de compte, comme la Banque de France est indépendante du gouvernement, il faudrait que la Banque centrale européenne soit indépendante de quelque chose. Ce serait ce gouvernement économique ?
R - C'est cela, il faut donner corps et visage à ce quelque chose par rapport à quoi elle est indépendante.
Q - Un visage, cela veut dire ?
R - Ce peut être une présidence tournante plus clairement identifiable, il y a plusieurs solutions, je ne vais pas trancher techniquement mais je crois que le besoin s'en fait sentir.
Q - Vous avez parlé de la présidence française de l'Union pour le dernier semestre de cette année, vous avez fait une comparaison avec le travail d'un garagiste. Je vous avoue que ce n'est pas très enthousiasment car on se dit qu'il faut que le moteur marche, mais on choisit souvent une voiture souvent pour sa couleur, pour l'ambiance, pour sa vitesse, pour le plaisir que l'on a à avoir cette voiture. On a eu l'impression que M. Fischer a donné un peu de couleurs et on a quand même le sentiment que l'on ne peut pas répondre et j'ai l'impression que beaucoup de Français ont le même sentiment, on ne peut pas simplement répondre avec des considérations techniques. Cette question, tout le monde se la pose, quelle couleur va-t-elle avoir ? dans quelle direction cela va-t-il aller ? quel volume aura cette voiture ?
R - M. Fischer a fait un discours très technique, c'est un discours dans lequel il y a de très longs développements sur la façon dont nous allons articuler les trois ou quatre étages selon la solution que l'on prend, selon les régions, l'éventuelle fédération, les Etats nations, l'Union, les Parlements emboîtés les uns dans les autres, les gouvernements à différents échelons, c'est extraordinairement technique.
Q - Mais, il a donné une perspective politique ?
R - C'est une perspective parmi d'autres comme Jacques Delors l'a fait ou d'autres également. En effet, on voit apparaître par rapport à cette réflexion sur l'avenir de l'Europe à long terme une famille de solutions que j'appellerai pragmatiques, toutes les formules de géométrie variable, de souplesse accrue dans l'Europe élargie, et toute une famille de solutions fédéralistes plus ou moins autour de la notion du noyau dur. Encore une fois, c'est extrêmement intéressant. J'ai des rapports professionnels, personnels et amicaux très intenses avec M. Fischer, nous avons consacré au cours des dernières semaines deux dîners entiers à discuter de ces questions, dans nos rôles respectifs car il voit bien ce que représente la préparation de la présidence de la part de la France; je le répète, il n'attend pas, les autres n'attendent pas que nous nous placions sur ce terrain car ce serait une façon de déserter notre rôle. Ce qui vous paraît à vous un plus serait considéré par les autres Européens comme un moins.
Q - Je constate qu'il le fait maintenant ?
R - Oui, il le fait maintenant parce que le débat politique se développe depuis décembre depuis la décision du Conseil européen d'Helsinki sur l'élargissement. Et c'est normal que ce débat se développe maintenant et à mon avis, ce n'est pas fini car ce n'est pas un débat qui est uniquement la propriété des journalistes spécialisés, des ministres ou des chefs d'Etats ou de gouvernements. C'est un grand débat international, il est très utile et très intéressant, cela fait apparaître chez certains pays européens des réticences, une hostilité, dans d'autres pays, un intérêt, c'est beaucoup trop tôt pour conclure quoi que ce soit. Quoique nous puissions penser les uns et les autres, à titre personnel par rapport je le répète à ce que l'Europe finira par devenir en 2015 ou en 2020, je crois que notre rôle aujourd'hui est de faire une bonne présidence et de participer activement à ce débat, à condition que l'on ne se serve pas du prétexte de l'intérêt du débat à long terme pour ne pas assumer notre responsabilité ingrate. Vous soulignez tous que c'est ingrat, que c'est difficile, vous remarquez que la comparaison mécanique n'est pas très excitante, je n'y peux rien. Il se trouve que nous avons la charge de cette Conférence intergouvernementale, ce n'est pas toute la présidence naturellement, mais il se trouve que cela se représente maintenant et si nous ne faisons pas ce travail-là, nous serons considérés comme gravement défaillants par les autres. Notre engagement européen et notre conviction européenne va nous amener à accepter cette responsabilité plutôt que de chercher des diversions dans quelque chose de plus sexy.
Nous avons à faire notre travail qui est la condition de la suite. Je réponds donc la même chose, il faut que cela s'ordonne dans la chronologie.
Q - Malgré tout, j'aimerai connaître votre position à vous, en tant que ministre des Affaires étrangères français.
R - Ce qu'il a dit, je le répète, c'est extrêmement intéressant, je retrouve beaucoup de nos conversations, ce qu'il dit sur les coopérations renforcées, c'est exactement ce que j'en dis depuis un certain temps, c'est-à-dire sa première étape et j'ai bien l'intention de lui répondre d'ailleurs. Ma conviction est que l'Europe, même dans ses phases ultérieures se fera d'une façon totalement originale qui ne correspondra jamais à ce que l'on trouve dans les manuels de droit constitutionnel comme étant les fédérations, les confédérations, les Etats nations, etc. Nous continuerons à inventer et, autant je trouve le débat actuel très intéressant, autant je serai consterné que cela ait l'air de se réorganiser en un clivage entre des souverainistes et des fédéralistes au sens classique car l'Europe de demain ne sera ni l'un ni l'autre. Tout ce qui s'est fait jusqu'à maintenant était impensable par un analyste politique ou un professeur de droit, avant que cela n'ait eu lieu. Dans les étapes suivantes, ce sera encore original et finalement, nous arriverons à surmonter les clivages dans lesquels je ne voudrais pas que nous nous réenfermions maintenant.
Q - Sur un point précis qui concerne justement la négociation des six prochains mois, qui est tellement difficile et dont vous avez longuement parlé, est-ce que votre amitié avec Joschka Fischer vous a permis d'ores et déjà de surmonter l'une des principales difficultés, semble-t-il, qui faisait le relatif poids de l'Allemagne et de la France à l'intérieur du Conseil européen, dans le cercle des Quinze lorsqu'il y a des votes.
R - La négociation pour réformer les institutions n'est pas une négociation franco-allemande.
Q - Non, mais cela compte.
R - Cela compte beaucoup, mais c'est une négociation à quinze et sur chacun des points, chaque pays fait entendre sa voix. Il faut un accord à l'unanimité. Les traités se réforment à l'unanimité donc chaque pays compte par rapport à cela.
Q - Sur ce point, si les Français et les Allemands s'entendaient, cela ferait avancer la négociation tout de même ?
R - Bien sûr et je suis convaincu que pour aboutir au résultat que nous recherchons à Nice pour aller plus loin après, il faudra qu'à un moment donné, dans cette négociation, les positions françaises et allemandes aient convergé sur des positions tout à fait communes pour emporter la décision. C'est l'esprit de cette série de rencontres qui a commencé à Rambouillet, qui se poursuivra à Mayence, qui se poursuivra par la suite. La question de la différence de l'Allemagne et les autres grands pays, la Grande Bretagne, la France, l'Italie, est résolue au parlement européen. L'Allemagne a plus d'habitants, ils ont plus de parlementaires. Cela doit-il se traduire dans d'autres mécanismes comme les mécanismes de vote, c'est une question qui n'est pas conclue aujourd'hui car cela dépend complètement des dispositifs de vote sur lesquels nous nous mettrons finalement d'accord.
Ce sont des repondérations, cela dépend s'il y aura un système de vote ou deux, nous verrons. Ce n'est pas une question que vous pouvez juger isolément parce que ce n'est pas une négociation franco-allemande sur la question de la repondération. C'est une question à quinze, une négociation à quinze sur un grand nombre de sujets.
Q - A propos du système de décision, vous disiez tout à l'heure que la présidence française s'attachera à changer la règle de l'unanimité pour débloquer le système. Imaginez-vous et êtes-vous d'accord pour que l'on intègre la fiscalité dans le champ des décisions prises à la majorité. Autrement dit, êtes-vous prêt à ce que l'Europe décide de nos impôts ?
R - Le ministre de l'Economie et des Finances s'est exprimé à ce sujet de façon assez ouverte et dans les tours de table qui ont commencé sous la présidence portugaise parce que cette négociation a commencé depuis février dernier, elle a été essentiellement consacrée à la majorité qualifiée. Sur les autres points, ils n'ont pas encore commencé les travaux, on a vu que la France était un des pays les plus ouverts pour l'élargissement de la majorité qualifiée aux questions fiscales et aux questions sociales. Mais pour le moment, malheureusement, il n'y a pas de sujet sur lequel il y ait consensus à quinze pour élargir la majorité qualifiée. Chaque fois qu'une majorité de pays est d'accord, il y en a toujours un qui ne l'est pas pour des raisons d'intérêt national important et cette affaire n'est pas dégagée.
Q - Pensez-vous pouvoir la régler d'ici au Sommet de Nice en décembre ?
R - Il faut tout faire pour. Je ne fais pas de pronostic, j'exprime une volonté qui est celle du président et du gouvernement. Nous ferons tout ce qui dépend de nous.
Q - J'écoute attentivement tout ce que vous nous dites depuis le début, j'ai l'impression que l'on a changé de période et que la construction de l'Europe est moins confortable qu'avant. Avec le moteur économique on arrivait à faire avancer les choses, il suffisait ensuite de confirmer l'acquit. Maintenant, le moteur économique est quasiment au point, il faut trouver un nouvel aimant, quelque chose qui nous fasse avancer.
R - C'est vrai que c'est plus complexe qu'avant, on ne peut pas aujourd'hui dire, comme l'avait dit Robert Schuman au début, ou l'idée de Jacques Delors sur le marché unique, ce sont des grandes idées simples au sens fort et juste du terme.
Q - Et surtout contre lesquelles personne ne s'opposait.
R - Beaucoup de gens ont été contre, ne diminuez pas le mérite de gens qui ont fait cela. Il se trouve que ce sont des idées qui l'ont emporté pour des tas de raisons. Aujourd'hui, il y a une complication, une complexité objective qui est la rencontre entre la perspective du grand élargissement et la volonté de poursuivre la construction ou l'approfondissement de l'Europe. Les meilleurs esprits de l'Europe sont sur cette question depuis des années. Sur la façon de gérer l'élargissement par exemple, déjà en soit c'est compliqué, nous avons mis des années, quasiment dix ans de débat en Europe avant d'aboutir à la ligne fixée à Helsinki en décembre dernier pour savoir comment l'on traite le sujet. Maintenant, nous sommes à peu près d'accord sur la façon de négocier, dans quel type de délai, les pays un par un, etc... C'est objectivement plus compliqué qu'avant, parce que nous avons réussi et nous avons été tellement loin et tellement haut que nous affrontons maintenant des problèmes qui sont objectivement beaucoup plus compliqués et qui, en matière d'identité nationale, de souveraineté nationale, de combinaison des pouvoirs nouveaux qui se développent sont plus compliqués à résoudre qu'avant. Une pseudo idée simple ne suffit pas. En plus, on voit déjà que les organes actuels ont du mal à fonctionner : parlement, commission, vous connaissez tous les problèmes autour de la Commission et le système de décision est très embouteillé aujourd'hui car on n'arrive pas bien à répartir ce qui doit rester au niveau des Etats, en dessous, et les représentants permanents sont écrasés de choses, les conseils de ministres sont engorgés, du coup, le conseil européen l'est lui-même, on voit bien qu'il y a un problème général. Ce sont des faits.
Q - C'est le fameux infarctus institutionnel.
R - Et on ne peut pas le traiter uniquement de façon littéraire en disant qu'il faut de l'audace et de la vision. Il y en a chaque jour d'ailleurs mais elles ne sont pas forcément aperçues. C'est pour cela qu'il y a ce grand débat, c'est pour cela que nous allons d'abord essayer de dégager les voies de l'avenir par une réforme institutionnelle réussie, la coopération renforcée, si nous réussissons à l'assouplir, cela permettra à la fois de coopérer à quelques-uns sur des sujets, mais elle permettra aussi aux pays qui le voudraient, qui l'auraient décidé à l'issue d'un grand débat démocratique, complet, d'aller plus loin dans l'intégration politique, ce qui ne peut pas se décider en catimini, cela permet les deux, c'est très important et c'est cela le chaînon, qui n'est pas manquant mais reliant, entre les réformes immédiates et les perspectives à long terme.
Q - Vous évoquiez à l'instant, la nécessité d'une vision pour l'Europe portée par des hommes nouveaux. Lorsque M. Prodi est arrivé à la tête de la Commission européenne, on a fondé beaucoup d'espoir, après la présidence calamiteuse de Jacques Santer. Quel est votre sentiment aujourd'hui, comment jugez-vous son action et celle de son collègue ? N'êtes-vous pas déçu ?
R - Pas du tout, je pense que c'est une tâche tout à fait difficile aujourd'hui, pour des raisons sur lesquelles je ne reviens pas, nous en avons déjà parlé. Un certain nombre de commentateurs ont exprimé des attentes excessives, ce sont eux maintenant qui se déclarent déçus. C'est leur problème parce qu'ils passent par des hauts et des bas psychologiques dans leurs commentaires. Je crois qu'il faut laisser à M. Prodi le temps de travailler et que tous ces jugements sont prématurés et ne facilitent pas son travail.
Q - A l'inverse, ne trouvez-vous pas que le Parlement européen en fait beaucoup dans sa recherche de pouvoirs croissants et dans ses luttes, d'abord contre la Commission et peut-être maintenant, face au Conseil européen ?
R - Oui, je suis tout à fait d'accord pour dire qu'à l'heure actuelle, chaque institution européenne a tendance souvent à en faire trop dans les domaines qui ne sont pas les siens et pas assez dans les domaines qui lui sont propres. Il y a donc un effort à faire y compris par le Conseil européen, le conseil des ministres et tout le monde. Cela fait partie de ce malaise actuel que l'on mesure et qui justifie à nouveau la nécessité d'une réforme des institutions.
Q - A la marge de l'Europe, concernant l'Autriche, pourquoi la France est-elle en pointe sur les sanctions vis-à-vis de l'Autriche et comme cela a été évoqué par quelques petits pays et certains commentateurs chez nos voisins, va-t-on trouver un moyen de sortir de ce qui pourrait devenir une impasse, surtout si en Italie, la droite l'emportait ?
R - L'Italie reste une spéculation, nous ne pouvons pas travailler sur une hypothèse.
Q - Une spéculation très probable.
R - Mais une spéculation quand même. Concernant l'Autriche, on ne peut pas dire que ce ne soit que la France, c'est une simplification qu'emploient certains Autrichiens mais qui n'est pas juste. Ce sont les 14 pays qui ont adopté une attitude qui est une réaction politique à une situation politique qui était condamnée concernant l'Autriche. Lorsqu'on entre dans l'Europe, on sait bien que l'on ne souscrit pas qu'à des règles concernant la concurrence, il y a un certain nombre de règles politiques, personne n'est obligé d'entrer dans l'Union européenne, c'est une situation un peu nouvelle. Ce sont 14 pays qui ont réagi, cette situation a été bien gérée par la présidence portugaise et nous considérons qu'il n'y a pas d'éléments majeurs qui justifient à ce stade de modifier cette ligne. Nous avons dit ces derniers jours, lorsque nous étions interrogés, que nous poursuivrions, comme l'avait fait la présidence portugaise. Il est vrai qu'il y a aujourd'hui plusieurs pays qui demeurent minoritaires encore, qui souhaitent que l'on évolue, que l'on trouve une sortie, et que le gouvernement à Vienne soit mis sous surveillance en quelque sorte mais que ceux qui veulent avoir des relations puissent en avoir. Mais, il y a une majorité de pays qui continuent à penser que la ligne portugaise est la bonne. Voilà où nous en sommes.
Q - La France adopte la ligne portugaise ?
R - Nous avons dit qu'il n'y a pas d'élément majeur d'autant qu'il n'y a pas une majorité de pays qui demandent à changer aujourd'hui. Il n'y a pas d'élément majeur qui justifie de changer cette ligne portugaise à ce stade.
Q - Il y a des frontières qui changent à Jérusalem, Israël va se retirer du Sud-Liban, que vous inspirent tous ces événements où l'on s'explique à coups de pierres souvent ?
R - Nous sommes très engagés, nous le resterons, tous les protagonistes se tournent vers nous, nous avons une relation exceptionnellement confiante, quasiment avec tous les partenaires du problème de la paix au Proche-Orient, de tous les côtés. Nous essayons de faire servir cette influence cette position à la cause de la paix. La situation n'est pas très bonne aujourd'hui, en dépit des intentions affichées de M. Barak qui a des difficultés internes, chaque fois qu'il veut faire un pas en avant. La situation n'est pas extraordinaire, la négociation israélo-palestinienne n'avance pas bien, sur le plan de la Syrie, elle est bloquée ; le retrait israélien du Sud-Liban, c'est l'application d'une résolution du Conseil de sécurité, on ne peut donc que l'approuver. Mais, cela peut aussi créer une situation instable et nous sommes en train d'examiner si nous avons les garanties et les engagements nécessaires des uns et des autres pour que l'on puisse envoyer un certain nombre de soldats français dans une éventuelle nouvelle FINUL, cette décision n'est pas prise parce qu'aujourd'hui, nous n'avons pas ces garanties. Mais nous sommes en train d'en traiter. Voilà à quoi nous servons et à propos du processus de paix qui ne cesse de passer par des hauts et des bas, là aussi, nous ne sommes ni optimistes ni pessimismes, mais obstinés pour la paix.
Q - Je voudrais revenir d'un mot aux Philippines par lesquelles nous avons commencé et en même temps, rester en Europe. En expédiant là-bas M. Solana qui est le Monsieur PESC européen, ne le gaspille-t-on pas d'une certaine manière dans la mesure où, de toute façon, personnellement, il ne peut pas faire grand chose et que son crédit risque donc d'en souffrir ?
R - Javier Solana a été dépêché aux Philippines par le ministre finlandais, par M. Fischer et par moi-même parce qu'il y a des otages de ces trois pays, que nous étions réunis aux Açores pour travailler sur ces questions et que la présidence portugaise a voulu marquer son engagement. Ce n'était pas simplement trois pays d'Europe, mais la solidarité des autres et Javier Solana a été chargé d'adresser là-bas, de notre part, un message très important à ce stade de la crise qui était de dire aux autorités philippines de ne rien faire qui puisse mettre en péril la vie des otages. Je pense qu'il s'est parfaitement acquitté cette mission.
Q - Une question sur l'élargissement : considérez-vous que la candidature de la Turquie est légitime et que l'Europe doit la traiter exactement comme celles des pays d'Europe de l'Est ?
R - L'Europe ne la traite pas comme les autres pays. Il y a eu un débat très compliqué en Europe pour savoir si la Turquie est européenne ou non, cela remonte à longtemps et ce débat a été développé sous l'influence d'un engagement pris il y a très longtemps en 1963 par l'Europe qui avait conclu des accords commerciaux avec la Turquie en reconnaissant sa vocation européenne. C'est comme si cela avait été tranché d'une certaine façon, peut-être de façon hâtive, toujours est-il que cet événement a compté. L'Europe a simplement enregistré la candidature turque, c'est tout.
Q - C'est une façon de la reconnaître, de l'accepter.
R - Elle a été enregistrée comme candidature, les négociations n'ont pas été ouvertes contrairement à ce qui se passe avec les douze autres précisément parce que la Turquie est très loin de remplir ce que l'on appelle les critères de Copenhague. Voilà la situation.
Q - Je voudrais savoir ce que vous inspirent les premières décisions prises par M. Poutine, il semble que les occidentaux fassent un crédit considérable, du moins assez large au président russe, sur la base de quoi ?
R - Les occidentaux et notamment les anglo-saxons, Tony Blair, les Américains, sont extrêmement positifs avec M. Poutine parce qu'ils voient un homme moderne, d'une génération différente, précis, rapide, qui veut essayer de remettre en marche ce pays alors que les Russes souffrent, quelle que soient leurs opinions politiques du chaos qui s'est installé ces dernières années.
Q - Vous l'avez rencontré récemment ?
R - Oui, tous les ministres l'ont rencontré. Le président Clinton et M. Poutine vont se rencontrer dans quelques jours, les Américains attendent de lui, en priorité qu'il accepte l'adaptation du traité ABM qui interdisait le développement des programmes antimissiles. C'est la priorité américaine et ils en ont cinq ou six autres. Il y a un climat d'intérêt, un climat d'attente qui est contre-balancé par des critiques sur l'affaire tchétchène et on sait qu'à cet égard, la France a été particulièrement nette contrairement aux autres. Mais l'avis général, c'est que la ligne de M. Poutine n'est pas fixée encore. Tout le monde admet, notamment parce que nous avons souligné les ravages en Russie d'une idéologie ultra-libérale appliquée sans discernement et sans précaution, tout le monde admet maintenant, et on l'a mis dans une lettre, Laurent Fabius et moi à nos homologues il y a quelques jours, que la Russie aussi a besoin d'un Etat, d'un Etat moderne, de droit, d'un Etat démocratique, qui est entièrement non pas à reconstruire puisqu'il n'a jamais existé dans l'Histoire russe mais à construire et nous pensons que cela doit être un élément de toutes nos politiques de coopérations avec la Russie. Personne ne veut que cet Etat soit l'instrument d'une sorte de régression autoritariste en Russie. En même temps, les Russes de tout obédience demandent un Etat qui puisse fonctionner et un gouvernement qui gouverne. Il y a une marge entre les deux à laquelle nous seront attentifs. Les choses ne sont pas jouées et je crois que ce que M. Poutine fera finalement, je crois que cela dépendra beaucoup de ce qui va lui être dit par un certain nombre d'interlocuteurs occidentaux importants et notamment dans le G8 au mois de juillet, où il sera avec des très hauts dirigeants de grands pays et c'est cette séquence qui est importante pour que le bon message passe.
Q - En terme de durée de mandat, vous allez prendre la présidence de l'Union européenne au premier juillet, six mois n'est-ce pas trop court pour bien travailler ?
R - Les présidences sont trop courtes mais là aussi, il nous manque la trouvaille institutionnelle pour tout réconcilier car si nous faisons des présidences d'un an ou plus, cela veut dire que chaque pays sera président tous les 15 ans, minimum, mais nous n'avons pas trouvé la bonne solution. Il y a eu là aussi beaucoup d'idées, cela fait partie de ce grand débat que je trouve excellent sur l'avenir de l'Europe. Raymond Barre, il y a quelques jours a proposé que les chefs d'Etat et de gouvernement élisent en leur sein l'un d'entre eux pour être président pendant un an, renouvelable pour donner un peu de stabilité. C'est une idée, il faut qu'il y en ait d'autres parce qu'il est clair que c'est trop court. Mais, le système étant ce qu'il est, nous sommes présidents pour six mois et le 31 décembre, nous transmettrons le flambeau de cette présidence à nos amis Suédois./.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 mai 2000)