Texte intégral
Un an après, devant un Kosovo encore tumultueux, nos démocraties s'interrogent. Avons-nous eu tort d'agir ? Que devons-nous faire aujourd'hui ?
D'abord, cet anniversaire est arbitraire : la crise, la guerre larvée, était au Kosovo bien avant le 24 mars 1999. Neuf ans d'exclusion légale des citoyens albanophones de cette province, des vexations et exactions de toutes sortes, une répression brutale et massive devant les premiers actes de révolte : telle était la situation à l'été 1998, vrai début du conflit.
Cette violence, c'était le règne du pouvoir serbe, le même qui avait déjà dévasté la Bosnie. C'était d'autant plus intolérable que, pendant ces mêmes années, beaucoup de responsables politiques d'Europe du Sud-Est, également confrontés à des rivalités et des rancunes entre communautés, avaient laborieusement établi les premières bases du vivre ensemble, souvent au détriment de leur intérêt politique et parfois au péril de leur vie.
Face à cette violence ethnique, les Européens ont su définir les principes d'une solution politique, et ont fait partager ces principes à l'allié américain et au partenaire russe. Ils ont ensemble mené l'offensive diplomatique, combinant les pressions et les offres de dialogue. Le pouvoir de Belgrade n'est jamais entré dans la discussion.
Nos dirigeants ont pris alors la décision la plus grave pour un politique : engager la force armée pour mettre fin à l'agression. La détermination des Européens a été décisive dans l'engagement des Américains dans ce conflit, et aussi dans la modération des Russes. Cette détermination s'appuyait sur le sentiment d'une responsabilité impérieuse de l'Europe pacifique pour extirper la violence politique de son espace, et aussi sur le refus de répéter les divisions et les hésitations qui nous avaient affaiblis dans la crise bosniaque cinq ans plus tôt.
Les frappes aériennes ont atteint leur but : mettre fin par la pression militaire à l'épuration ethnique. Ce succès n'est pas sans ombre. Mais on a vérifié que contrer un pouvoir armé qui terrorise une population désarmée demande du temps et des choix douloureux, et que des démocraties qui emploient la force pour atteindre un but politique font tout autre chose qu'une guerre totale. Les distributeurs trop pressés de bons et de mauvais points ont eu le temps d'y réfléchir après.
Deux leçons de cette épreuve s'imposent à mes yeux. D'abord, notre démocratie a fait face dignement à cette responsabilité majeure. Les citoyens, leurs élus au Parlement, les pouvoirs publics, les medias ont montré leur fermeté et leur lucidité. Toutes les questions et critiques légitimes se sont exprimées, l'indécision et la complaisance ne l'ont jamais emporté. Notre pays s'est engagé vraiment au service de ses valeurs.
Ensuite, nos armées, en pleine réorganisation, ont exemplairement répondu aux défis qui leur étaient jetés. Préparation rapide d'une interposition en cas d'accord politique, missions aériennes d'attaque, de protection et de renseignement, contrôle immédiat de l'espace naval, déploiement d'une force terrestre complète quelques heures après la résolution de l'ONU : au premier rang des Européens, les militaires français ont démontré la puissance et la flexibilité qu'attendaient leurs autorités politiques. Ils garantissent à notre pays son pouvoir d'agir au plus fort des crises, ambition peu répandue parmi les démocraties riches. Les Français leur en savent gré.
**********
La situation actuelle est insatisfaisante au Kosovo ; qui pouvait imaginer le contraire ? Les Kosovars albanophones sont passés en quelques mois de la situation de minorité persécutée et jetée sur les routes au statut de large majorité ethnique, à l'abri d'une nouvelle intervention serbe. Les tentations sont fortes parmi eux de perpétuer la spirale de la vengeance. Les Kosovars serbophones payent le prix d'une oppression ethnique qu'ils n'ont pas dénoncée quand leurs voisins en mouraient. Nous devons empêcher qu'ils subissent à leur tour l'inacceptable, ni eux ni aucune autre minorité.
Les forces de la KFOR déploient leur énergie pour organiser ce qui n'est aujourd'hui qu'un voisinage hostile entre les communautés. C'est ce qu'il faut faire pour préparer l'avenir de cette région : l'Europe, c'est faire vivre ensemble d'anciens rivaux, pas à pas. Certains prétendent que c'est voué à l'échec. Ils disaient naguère la même chose de la Bosnie, maintenant entrée en convalescence.
C'est une mission lourde et dangereuse pour nos hommes, qu'ils accomplissent avec sang-froid, courage et impartialité. Ils bénéficient de la solidarité et de la cohésion de la KFOR, particulièrement méritoire dans une atmosphère d'incidents provoqués, de propagandes hostiles, de mépris de la vie humaine, venant de petits chefs partisans peu pressés de se plier aux règles de droit et de démocratie qu'ils voient à l'horizon. Nos soldats continueront, car abandonner cette mission serait renoncer aux principes que nous défendons au Kosovo, et serait montrer une Europe hésitante que plus personne ensuite ne croirait ni ne craindrait.
Mais la réalité du Kosovo ne se résume pas au pont sur l'Ibar à Mitrovica, où les extrémistes de tous bords savent si bien attiser des angoisses momentanées dans les opinions occidentales. L'action des Kosovars les plus responsables, la présence de la MINUK et de la KFOR, l'aide de l'Europe, des nations, des ONG, canalisent des énergies nombreuses vers la reconstruction plutôt que vers la vengeance. Puisque anniversaire il y a, c'est un bon moment pour que les medias s'intéressent à tous ces acteurs de la paix. Nous accompagnons ce mouvement en soutenant les inlassables efforts de Bernard Kouchner pour établir une vie en société normale au Kosovo avec des interlocuteurs politiques prenant des responsabilités, des services publics, des policiers et des juges.
*********
Mais le Kosovo concerne l'Europe à un autre titre : il lui montre qu'elle doit réagir rapidement et efficacement en cas de nouvelle explosion de violence à ses marches. L'Europe de la défense est une réponse à ce défi.
Certes, les structures de l'OTAN qui ont organisé l'opération aérienne il y a un an, que nous utilisons en Bosnie ou au Kosovo, permettent de planifier, de coordonner, de diriger l'action des armées des pays engagés dans ces missions. La France peut y faire valoir son point de vue efficacement en restant hors des structures militaires intégrées. Ce recours à l'Alliance pour des opérations militaires de rétablissement de la paix est un acquis pour la sécurité en Europe.
Mais nous ne pouvons nous en contenter. Le poids politique que nous voulons pour l'Europe dans les débats mondiaux - incompatible avec l'impuissance militaire, la répartition équitable de l'effort de défense entre alliés (et concurrents économiques) des deux côtés de l'Atlantique, la liberté que veut légitimement garder la grande puissance américaine de ne pas s'impliquer partout, la disposition particulière des Européens à traiter les crises en " dosant " le politique, le sécuritaire et l'économique, tout cela met l'Union Européenne devant ses responsabilités de défense.
Le traité d'Amsterdam, dont il était de bon ton de moquer la vacuité en 1997, permet aux quinze chefs d'Etat et de Gouvernement de prendre des décisions en matière de défense. Mais les outils sont à construire. Encouragés par le succès de l'Euro, interpellés par la crise du Kosovo, les quinze ont décidé de créer ces outils lors de leurs deux Conseils de juin et décembre 1999. Au sortir de cette année créatrice, le plan est fixé. A nous, gouvernements, de jouer.
Nous avançons ; nous avons mis en place le 1er mars un dispositif intérimaire de décision robuste : un organe collégial de décision politico-militaire composé d'ambassadeurs agissant au nom du Conseil Européen, un organe militaire composé de représentants des quinze chefs d'état-major venant appuyer de son expertise les décisions politiques, et un embryon d'état major européen qui sera l'outil militaire des décideurs. Ainsi, l'Union Européenne acquiert la capacité autonome de décision qui lui faisait défaut hier. Elle pourra, en cas de crise, évaluer les situations et les risques, élaborer les réponses militaires possibles, faire en temps réel les choix politiques nécessaires.
Nous sommes au travail pour constituer les capacités militaires retenues dans les grandes lignes par le Conseil Européen en ces termes : pouvoir déployer un Corps d'armée (50 000 à 60 000 hommes) dans un délai de 60 jours et le maintenir en opération au moins un an, en étant autosuffisants en matière de commandement conjoint, de contrôle, de renseignement, de logistique et en disposant d'éléments de soutien aériens et navals. Cela nécessite, au vu de l'existant, un effort en matière de moyens de commandement, de renseignement et de transport stratégique aérien et naval.
Notre pays prendra la présidence de l'Union Européenne dans trois mois. Nous compléterons le travail de planification militaire précise pour arriver, à la fin de cette année, à l'engagement de chaque Etat membre sur sa contribution à l'objectif global que nous devons atteindre en 2003. Le plan de travail a été adopté à Bruxelles cette semaine, il montre que les Quinze partagent la volonté d'avancer. Nous, Français, aurons un rôle particulier pour maintenir cette cohésion entre nos démocraties, encore différentes face aux problèmes politiques de l'emploi de la force.
C'est justement par notre détermination collective à réaliser ces objectifs que l'Union Européenne montrera sa crédibilité. Déjà, 37 000 soldats de nos 15 pays sont déployés dans les Balkans, en Bosnie et au Kosovo, un nombre proche de l'objectif global que nous avons retenu. Le 17 avril, l'état-major du Corps européen prendra le commandement de la KFOR et démontrera notre aptitude à diriger des forces sur le terrain.
Les Etats-Unis questionnent, recommandent ; ils demandent des garanties sur les moyens concrets de rendre l'OTAN et les moyens de défense de l'Union complémentaires et non concurrents. Quelques propos dissonants, normaux dans une grande démocratie médiatique, détournent l'attention de la réalité essentielle : aucune des étapes-clés du processus de l'Europe de la Défense n'aurait été franchie si les Etats-Unis s'y étaient opposés. Notre travail politique conjoint avec nos amis britanniques y est pour quelque chose.
*************
Le Kosovo reste un défi humain et politique. Nous pouvons y rencontrer de nouveaux périls, des déceptions dans la construction d'un ordre démocratique, des insatisfactions dans l'interaction de multiples acteurs internationaux soucieux de s'affirmer. Nous devons y démontrer que nos démocraties pacifiques, prospères, vieillissantes et critiques sont aussi volontaires et persévérantes.
Mais ce que nous y faisons ensemble est une mission plus exigeante que la plupart des règlements de crises internationales du passé : bien au-delà de la simple " stabilité " par l'équilibre de puissance, nous travaillons à une solution politique cohérente avec les valeurs humaines guidant l'Europe démocratique. Quand nous l'aurons fait, cela s'appellera un progrès ; cela vaut la peine de se mobiliser.
Et cette crise emblématique, survenant après des décennies de rapprochement patient de nos démocraties sur les grands sujets internationaux, nous fait franchir un pas décisif dans l'affirmation de l'Union Européenne comme acteur volontaire face aux tensions de notre espace géographique. Ne serait-ce que par rejet des alternatives sombres que représenteraient la remontée de nationalismes brutaux ou la délégation passive au grand allié de tout emploi de force armée, nous devons réussir l'Europe de la Défense. C'est un peu difficile ; mais ceux qui nous ont précédés, citoyens ou dirigeants, dans l'Europe des guerres mondiales et de la guerre froide auraient bien aimé avoir ces difficultés-là.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 31 mars 2000)
D'abord, cet anniversaire est arbitraire : la crise, la guerre larvée, était au Kosovo bien avant le 24 mars 1999. Neuf ans d'exclusion légale des citoyens albanophones de cette province, des vexations et exactions de toutes sortes, une répression brutale et massive devant les premiers actes de révolte : telle était la situation à l'été 1998, vrai début du conflit.
Cette violence, c'était le règne du pouvoir serbe, le même qui avait déjà dévasté la Bosnie. C'était d'autant plus intolérable que, pendant ces mêmes années, beaucoup de responsables politiques d'Europe du Sud-Est, également confrontés à des rivalités et des rancunes entre communautés, avaient laborieusement établi les premières bases du vivre ensemble, souvent au détriment de leur intérêt politique et parfois au péril de leur vie.
Face à cette violence ethnique, les Européens ont su définir les principes d'une solution politique, et ont fait partager ces principes à l'allié américain et au partenaire russe. Ils ont ensemble mené l'offensive diplomatique, combinant les pressions et les offres de dialogue. Le pouvoir de Belgrade n'est jamais entré dans la discussion.
Nos dirigeants ont pris alors la décision la plus grave pour un politique : engager la force armée pour mettre fin à l'agression. La détermination des Européens a été décisive dans l'engagement des Américains dans ce conflit, et aussi dans la modération des Russes. Cette détermination s'appuyait sur le sentiment d'une responsabilité impérieuse de l'Europe pacifique pour extirper la violence politique de son espace, et aussi sur le refus de répéter les divisions et les hésitations qui nous avaient affaiblis dans la crise bosniaque cinq ans plus tôt.
Les frappes aériennes ont atteint leur but : mettre fin par la pression militaire à l'épuration ethnique. Ce succès n'est pas sans ombre. Mais on a vérifié que contrer un pouvoir armé qui terrorise une population désarmée demande du temps et des choix douloureux, et que des démocraties qui emploient la force pour atteindre un but politique font tout autre chose qu'une guerre totale. Les distributeurs trop pressés de bons et de mauvais points ont eu le temps d'y réfléchir après.
Deux leçons de cette épreuve s'imposent à mes yeux. D'abord, notre démocratie a fait face dignement à cette responsabilité majeure. Les citoyens, leurs élus au Parlement, les pouvoirs publics, les medias ont montré leur fermeté et leur lucidité. Toutes les questions et critiques légitimes se sont exprimées, l'indécision et la complaisance ne l'ont jamais emporté. Notre pays s'est engagé vraiment au service de ses valeurs.
Ensuite, nos armées, en pleine réorganisation, ont exemplairement répondu aux défis qui leur étaient jetés. Préparation rapide d'une interposition en cas d'accord politique, missions aériennes d'attaque, de protection et de renseignement, contrôle immédiat de l'espace naval, déploiement d'une force terrestre complète quelques heures après la résolution de l'ONU : au premier rang des Européens, les militaires français ont démontré la puissance et la flexibilité qu'attendaient leurs autorités politiques. Ils garantissent à notre pays son pouvoir d'agir au plus fort des crises, ambition peu répandue parmi les démocraties riches. Les Français leur en savent gré.
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La situation actuelle est insatisfaisante au Kosovo ; qui pouvait imaginer le contraire ? Les Kosovars albanophones sont passés en quelques mois de la situation de minorité persécutée et jetée sur les routes au statut de large majorité ethnique, à l'abri d'une nouvelle intervention serbe. Les tentations sont fortes parmi eux de perpétuer la spirale de la vengeance. Les Kosovars serbophones payent le prix d'une oppression ethnique qu'ils n'ont pas dénoncée quand leurs voisins en mouraient. Nous devons empêcher qu'ils subissent à leur tour l'inacceptable, ni eux ni aucune autre minorité.
Les forces de la KFOR déploient leur énergie pour organiser ce qui n'est aujourd'hui qu'un voisinage hostile entre les communautés. C'est ce qu'il faut faire pour préparer l'avenir de cette région : l'Europe, c'est faire vivre ensemble d'anciens rivaux, pas à pas. Certains prétendent que c'est voué à l'échec. Ils disaient naguère la même chose de la Bosnie, maintenant entrée en convalescence.
C'est une mission lourde et dangereuse pour nos hommes, qu'ils accomplissent avec sang-froid, courage et impartialité. Ils bénéficient de la solidarité et de la cohésion de la KFOR, particulièrement méritoire dans une atmosphère d'incidents provoqués, de propagandes hostiles, de mépris de la vie humaine, venant de petits chefs partisans peu pressés de se plier aux règles de droit et de démocratie qu'ils voient à l'horizon. Nos soldats continueront, car abandonner cette mission serait renoncer aux principes que nous défendons au Kosovo, et serait montrer une Europe hésitante que plus personne ensuite ne croirait ni ne craindrait.
Mais la réalité du Kosovo ne se résume pas au pont sur l'Ibar à Mitrovica, où les extrémistes de tous bords savent si bien attiser des angoisses momentanées dans les opinions occidentales. L'action des Kosovars les plus responsables, la présence de la MINUK et de la KFOR, l'aide de l'Europe, des nations, des ONG, canalisent des énergies nombreuses vers la reconstruction plutôt que vers la vengeance. Puisque anniversaire il y a, c'est un bon moment pour que les medias s'intéressent à tous ces acteurs de la paix. Nous accompagnons ce mouvement en soutenant les inlassables efforts de Bernard Kouchner pour établir une vie en société normale au Kosovo avec des interlocuteurs politiques prenant des responsabilités, des services publics, des policiers et des juges.
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Mais le Kosovo concerne l'Europe à un autre titre : il lui montre qu'elle doit réagir rapidement et efficacement en cas de nouvelle explosion de violence à ses marches. L'Europe de la défense est une réponse à ce défi.
Certes, les structures de l'OTAN qui ont organisé l'opération aérienne il y a un an, que nous utilisons en Bosnie ou au Kosovo, permettent de planifier, de coordonner, de diriger l'action des armées des pays engagés dans ces missions. La France peut y faire valoir son point de vue efficacement en restant hors des structures militaires intégrées. Ce recours à l'Alliance pour des opérations militaires de rétablissement de la paix est un acquis pour la sécurité en Europe.
Mais nous ne pouvons nous en contenter. Le poids politique que nous voulons pour l'Europe dans les débats mondiaux - incompatible avec l'impuissance militaire, la répartition équitable de l'effort de défense entre alliés (et concurrents économiques) des deux côtés de l'Atlantique, la liberté que veut légitimement garder la grande puissance américaine de ne pas s'impliquer partout, la disposition particulière des Européens à traiter les crises en " dosant " le politique, le sécuritaire et l'économique, tout cela met l'Union Européenne devant ses responsabilités de défense.
Le traité d'Amsterdam, dont il était de bon ton de moquer la vacuité en 1997, permet aux quinze chefs d'Etat et de Gouvernement de prendre des décisions en matière de défense. Mais les outils sont à construire. Encouragés par le succès de l'Euro, interpellés par la crise du Kosovo, les quinze ont décidé de créer ces outils lors de leurs deux Conseils de juin et décembre 1999. Au sortir de cette année créatrice, le plan est fixé. A nous, gouvernements, de jouer.
Nous avançons ; nous avons mis en place le 1er mars un dispositif intérimaire de décision robuste : un organe collégial de décision politico-militaire composé d'ambassadeurs agissant au nom du Conseil Européen, un organe militaire composé de représentants des quinze chefs d'état-major venant appuyer de son expertise les décisions politiques, et un embryon d'état major européen qui sera l'outil militaire des décideurs. Ainsi, l'Union Européenne acquiert la capacité autonome de décision qui lui faisait défaut hier. Elle pourra, en cas de crise, évaluer les situations et les risques, élaborer les réponses militaires possibles, faire en temps réel les choix politiques nécessaires.
Nous sommes au travail pour constituer les capacités militaires retenues dans les grandes lignes par le Conseil Européen en ces termes : pouvoir déployer un Corps d'armée (50 000 à 60 000 hommes) dans un délai de 60 jours et le maintenir en opération au moins un an, en étant autosuffisants en matière de commandement conjoint, de contrôle, de renseignement, de logistique et en disposant d'éléments de soutien aériens et navals. Cela nécessite, au vu de l'existant, un effort en matière de moyens de commandement, de renseignement et de transport stratégique aérien et naval.
Notre pays prendra la présidence de l'Union Européenne dans trois mois. Nous compléterons le travail de planification militaire précise pour arriver, à la fin de cette année, à l'engagement de chaque Etat membre sur sa contribution à l'objectif global que nous devons atteindre en 2003. Le plan de travail a été adopté à Bruxelles cette semaine, il montre que les Quinze partagent la volonté d'avancer. Nous, Français, aurons un rôle particulier pour maintenir cette cohésion entre nos démocraties, encore différentes face aux problèmes politiques de l'emploi de la force.
C'est justement par notre détermination collective à réaliser ces objectifs que l'Union Européenne montrera sa crédibilité. Déjà, 37 000 soldats de nos 15 pays sont déployés dans les Balkans, en Bosnie et au Kosovo, un nombre proche de l'objectif global que nous avons retenu. Le 17 avril, l'état-major du Corps européen prendra le commandement de la KFOR et démontrera notre aptitude à diriger des forces sur le terrain.
Les Etats-Unis questionnent, recommandent ; ils demandent des garanties sur les moyens concrets de rendre l'OTAN et les moyens de défense de l'Union complémentaires et non concurrents. Quelques propos dissonants, normaux dans une grande démocratie médiatique, détournent l'attention de la réalité essentielle : aucune des étapes-clés du processus de l'Europe de la Défense n'aurait été franchie si les Etats-Unis s'y étaient opposés. Notre travail politique conjoint avec nos amis britanniques y est pour quelque chose.
*************
Le Kosovo reste un défi humain et politique. Nous pouvons y rencontrer de nouveaux périls, des déceptions dans la construction d'un ordre démocratique, des insatisfactions dans l'interaction de multiples acteurs internationaux soucieux de s'affirmer. Nous devons y démontrer que nos démocraties pacifiques, prospères, vieillissantes et critiques sont aussi volontaires et persévérantes.
Mais ce que nous y faisons ensemble est une mission plus exigeante que la plupart des règlements de crises internationales du passé : bien au-delà de la simple " stabilité " par l'équilibre de puissance, nous travaillons à une solution politique cohérente avec les valeurs humaines guidant l'Europe démocratique. Quand nous l'aurons fait, cela s'appellera un progrès ; cela vaut la peine de se mobiliser.
Et cette crise emblématique, survenant après des décennies de rapprochement patient de nos démocraties sur les grands sujets internationaux, nous fait franchir un pas décisif dans l'affirmation de l'Union Européenne comme acteur volontaire face aux tensions de notre espace géographique. Ne serait-ce que par rejet des alternatives sombres que représenteraient la remontée de nationalismes brutaux ou la délégation passive au grand allié de tout emploi de force armée, nous devons réussir l'Europe de la Défense. C'est un peu difficile ; mais ceux qui nous ont précédés, citoyens ou dirigeants, dans l'Europe des guerres mondiales et de la guerre froide auraient bien aimé avoir ces difficultés-là.
(Source http://www.defense.gouv.fr, le 31 mars 2000)