Texte intégral
Q - Nous allons nous centrer, si vous le voulez bien, pour ne pas faire un tour d'horizon exhaustif, sur quelques dossiers importants. Tout d'abord sur l'Afrique, où il s'est passé beaucoup de choses au cours des derniers temps, notamment cette alternance qui est une première au Sénégal. 10 ans après le discours de La Baule, on se rend bien compte que l'Afrique s'installe dans la démocratie avec cet exemple sénégalais.
R - Oui, je crois que c'est une vraie tendance de fond. Vous avez raison de rappeler le discours de La Baule, parce que c'est le moment où François Mitterrand avait tout de suite pris acte des grands changements Est-Ouest, qui souvent étaient un prétexte en Afrique pour ne pas bouger, parce qu'il y avait la lutte d'influence Occident-Union soviétique et cela permettait une sorte de rente de situation bien commode pour les uns et pour les autres. Après ce changement, il n'y avait plus aucune raison de ne pas aller vers la démocratisation. Nous savons aussi que cela ne ce fait pas en un jour - ce sont des étapes, un processus. Mais notre politique, c'est d'encourager ces processus. Alors on peut avoir des déconvenues à certains moments, des déceptions. Dans le cas du Sénégal, je dois dire que la façon dont les choses se sont passées, la façon dont la campagne a eu lieu, la façon dont le président Diouf s'est comporté après le verdict, la façon dont les deux présidents ont été en contact, le fait que le président Diouf ait été choisi comme envoyé personnel par le nouveau président du Sénégal au sommet Afrique-Europe dont je pense que nous allons parler dans un instant, tout cela est exemplaire. C'est remarquable pour le Sénégal, et je pense que c'est exemplaire pour l'Afrique, pour la démocratisation en Afrique et, globalement, la démocratisation de l'Afrique devra beaucoup au président Diouf.
Q - En ce qui concerne peut-être la Côte d'Ivoire, qui était l'autre dossier chaud de ces derniers mois, est-ce que le tiraillement qui a eu lieu, ou qui est supposé avoir eu lieu entre Matignon et l'Elysée, c'est-à-dire entre le président de la République et le Premier ministre, explique le fait qu'il n'y ait pas eu d'intervention de la France lors du coup d'Etat ?
R - Ce qui est important en matière de politique étrangère, dans ce cas comme dans les autres, c'est ce que nous faisons. Et il ne faut donc pas accorder trop d'importance à des reconstitutions hypothétiques et théoriques qui ont lieu après les positions qu'auraient dû avoir les uns et les autres par rapport à un événement. Nous avons été confrontés ensemble, le président de la République et le gouvernement, à cette situation de l'effondrement du pouvoir du président Konan Bédié, notamment à travers l'action des militaires, et nous avons réagi ensemble de la façon que vous avez vue, c'est-à-dire que la France ne s'est pas ingérée dans cette affaire, qui était une affaire intérieure ivoirienne. Ce qui ne nous a pas empêchés de la condamner, parce que nous sommes à un moment de la vie de l'Afrique où il est clair qu'il faut mettre un terme à ces procédés dans lesquels les personnes au pouvoir sont contestées, pour des raisons bonnes ou mauvaises, par des procédés militaires. Il faut vraiment tourner la page par rapport à cela.
C'est d'ailleurs pour cela qu'il y a quelques années la France avait pris l'initiative de faire introduire dans les Accords de Lomé une clause qui prévoit un mécanisme particulier dans ces cas, parce que l'on sait que cela, malgré tout, se produira peut-être encore quelques fois. Donc, nous voulons que cela soit le moins fréquent possible et que, quand cela se produit, il y ait un mécanisme qui permette de revenir le plus vite possible à un ordre légal, constitutionnel, démocratique. A ce moment-là, on met en place le mécanisme de l'article 366 bis de l'Accord de Lomé. C'est comme cela que nous avons réagi en accord parfait des uns des autres à Paris. Les autres Européens étaient d'accord aussi, c'est une clause qui a joué dans trois ou quatre cas déjà et nous avons obtenu des nouvelles autorités d'Abidjan un engagement sur un calendrier électoral. A partir de là, d'ailleurs nous avons recommencé à avoir des contacts.
Q - Mais on parle de plus en plus d'un prolongement de cette transition, certains Ivoiriens souhaiteraient qu'elle aille jusqu'en 2001 si l'on suppose que le général Guëi est encore là pour deux ans.
R - Pour le moment, nous n'en sommes pas là. Nous en sommes aux déclarations qui ont été faites par le général Guëi ou la haute autorité d'Abidjan sur une réforme constitutionnelle avant l'été et des élections avant la fin du mois d'octobre. Voilà ce qui nous a été dit et voilà ce sur quoi nous nous sommes basés.
Q - Notre attente est-elle la même ?
R - Tout cela n'est pas facile mais elle est réelle quand même.
Q - Est-ce que le fait que le général Guëi se présente ne risque pas de fausser le scrutin ?
R - Nous, nous avons une position de principe qui est pris par notre amitié de ce pays. J'ai dit comment et pourquoi mais je ne peux pas aller au-delà, ce n'est pas à nous de dire que telle ou telle personne doit se présenter ou que telle autre ne doit pas se présenter.
Q - Cela veut dire qu'on ne verra plus jamais la défense française aller rétablir l'ordre quelque part en Afrique, à part pour protéger nos ressortissants ?
R - Ce type d'action remonte à très longtemps. Le jour où on fera le bilan historique, on s'apercevra qu'à un moment donné, l'histoire de l'Afrique peut être aussi de protéger certains pays d'Afrique de convulsions terribles, tragédies qui ont endeuillé dix à douze grands pays d'Afrique.
Q - Ce n'est plus le moment, ce n'est plus l'époque ?
R - Nous garderons évidemment le droit et les moyens de protéger nos ressortissants s'ils sont vraiment menacés, nos ressortissants et les autres ressortissants étrangers naturellement. Aussi pour des cas plus compliqués, qui ne se présentent pas aujourd'hui, mais qui étaient présents il y a quelques années, des conflits mettant en cause plusieurs pays, mais là nous l'aborderions dans la phase actuelle plutôt comme nous tentons d'aborder la question des Grands Lacs, c'est à dire à travers un support logistique d'une force internationale venant consolider sur le terrain l'accord de paix s'il est appliqué.
Q - Comment expliquez-vous que l'ambassadeur de France au Tchad ait été déclaré non grata ?
R - Il y a un certain nombre de raisons qui font que les relations se sont dégradées entre les autorités tchadiennes, son président et cet ambassadeur. C'est un problème de relations de personnes et je ne pense pas que cela concerne la politique du Tchad, la politique de la France. Cela ne signifie pas non plus l'effondrement de nos relations avec ce pays.
Q - Il y a un rendez-vous important de ministres au Caire en début de semaine prochaine, une rencontre, un sommet très important. C'est une première, que peut attendre l'Afrique de cette rencontre ?
R - Vous avez raison de dire que c'est une première. Une rencontre au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement de tous les pays de l'Union européenne et d'autre part de tous les pays d'Afrique. C'est ce qui est très important et c'est ce que l'Union européenne a déjà fait avec l'Amérique latine à partir d'une idée franco-espagnole. La France est aussi à l'origine de cette idée qui remonte à 1996 et c'est très important puisque nous avons beaucoup de mécanismes de relations de coopération à commencer par les Accords de Lomé, et puis nous avons nos réunions à nous Français, des relations Afrique-France. Nous avons des relations dans le cadre de la Francophonie, avec beaucoup de pays d'Afrique.
Q - Un Sommet de toute l'Union européenne, avec toute l'Afrique, cela n'a jamais eu lieu ?
R - Je crois que c'est très important d'abord symboliquement. Ce sommet est en soi un message, un message politique pour dire que l'Afrique compte : elle compte aux yeux de l'Europe qui est en train de se fortifier, qui doit s'élargir tout en se réformant, qui sera de toute évidence un des pôles du monde de demain. Cette Europe a des relations qui s'organisent , qui se structurent avec tous les pays méditerranéens, par exemple le processus de Barcelone, avec les Etats-Unis il y a une rencontre tous les semestres, avec la Russie, la Chine et le Japon, etc... maintenant avec l'Amérique latine et c'était tout à fait logique et cohérent qu'il y ait cette grande rencontre. Il y a donc déjà cet élément symbolique et politique. Après nous allons évidemment parler ensemble de tous les problèmes d'intérêts communs, des problèmes de l'Afrique mais aussi pour des explications à apporter à nos amis africains sur ce côté de l'Europe. Où va-t-elle ? Comment va-t-elle justement surmonter cette apparente contradiction entre son élargissement et son renforcement ? Cela intéresse tous les responsables africains.
Q - Parce qu'il y a des craintes justement, au niveau des relations économiques. Il y une meilleure attention politique et économique à l'Est, en Europe centrale et orientale. Est-ce qu'il peut y avoir une intégration européenne, je veux dire de certains pays, on pense toujours au Maroc ?
R - L'Europe en gestation, cette Europe qui se renforce, qui s'élargit, qui a fait l'euro, qui a une politique commune, vous pensez bien que cette Europe est une puissance telle qu'elle ne va pas choisir entre avoir des relations avec l'Est ou avec le Sud. C'est une puissance qui aura des relations globales couvrant l'ensemble du monde. Une Europe qui est d'ailleurs animée, inspirée par des pays qui eux-mêmes ont des approches très larges et s'agissant de la France, la France a une politique étrangère globale aussi et la France est un des moteurs de l'Europe, pas le seul mais enfin elle est là et c'est très important.
Je ne pense pas qu'il faille avoir une inquiétude, sinon l'Europe ne serait pas à la hauteur de ses ambitions. En plus c'est notre intérêt, on ne peut pas comme cela modifier des relations nouées par l'histoire sur tous les plans : politique, culturel, etc Pour ceux qui sont inquiets, je pense qu'ils n'ont pas de raison mais s'ils le sont, je réponds que ce sommet est justement la bonne occasion de traiter ensemble les autres problèmes, toutes les questions de sécurité que rencontre l'Afrique. Malheureusement il y a encore beaucoup trop de conflits. Comment les prévenir, les traiter, les résoudre, les garantir, faire converger les approches sur l'Afrique en matière du maintien de la paix et de formation de force de sécurité ?
Q - A propos de sécurité, est-ce que Kadhafi est fréquentable aujourd'hui, ou est-ce qu'il suscite des craintes ?
R - Ce n'étaient pas des craintes imaginaires, mais c'étaient des craintes liées à une certaine politique, à une certaine façon d'influencer les pays voisins par la présence militaire, c'était une politique qui a été d'une façon ou d'une autre liée à certains attentats. Donc, c'était un contexte particulier qui avait eu comme conséquence précise que la Libye a été sanctionnée par le Conseil de sécurité.
Q - Ce n'est pas la France qui fixe la ligne ?
R - C'est la France en tant que membre permanent, dans le Conseil de sécurité, avec une approche plus large. Nous avons vu, à travers les règlements qui ont été trouvés, malgré les difficultés touchant aux séquelles des attentats, soit en Afrique, soit à Lockerbie, nous avons vu donc évoluer le Conseil de sécurité qui a suspendu les sanctions. Elles ne sont pas complètement annulées mais elles sont suspendues. On est dans une sorte de phase intermédiaire dans lequel il n'est pas impossible de développer de nouveau une relation jusqu'à un certain points avec ce pays.
Q - Mais à Paris ?
R - Cela est autre chose. La question se posera, elle ne va pas être tranchée maintenant. En ce qui concerne les relations entre la Libye et les pays d'Afrique qui sont ses voisins du Sud, c'est à eux de voir ce qu'ils veulent ou pas.
Q - Cela a l'air de s'arranger puisque Kadhafi a été au mois de juillet l'initiateur de ces "Etats-Unis d'Afrique".
R - Oui, c'est un concept sympathique mais il faut voir quelle est la réaction des pays africains par rapport à cela. En tout cas c'est à eux de se déterminer. Ce n'est pas à la France de leur dire si c'est une bonne idée ou une idée pas concrète. Nos relations bilatérales sont dictées par la ligne générale du Conseil de sécurité. C'est aux Africains de voir jusqu'où ils veulent aller. On peut souhaiter que la Libye, dans cette phase ou le président Kadhafi semble avoir une approche différente des relations internationales, aille dans le sens de la stabilité en Afrique et du développement. Si c'est le cas, les choses évolueront en bien.
Q - Est-ce qu'aujourd'hui l'action de la France se globalise avec celle de l'Europe pour l'Afrique ou bien est ce qu'il y a toujours un message fort. Reste-t-il le même envers l'Afrique notamment francophone ?
R - L'Europe, c'est la mise en place d'une politique commune. Si on reprend le débat à propos de l'euro, la question d'Europe avait été de savoir s'il fallait une monnaie commune ou une monnaie unique. Nous avons décidé en Europe de mieux harmoniser notre politique commune. Nous n'avons pas décidé d'une politique étrangère unique. Je veux dire par là qu'il reste des politiques étrangères, il restera des politiques étrangères nationales fortes notamment dans des pays qui ont une politique étrangère globale, dynamique comme la France, la Grande Bretagne et quelques autres. C'est même une condition pour que l'Europe elle-même ait une approche globale, dynamique. En quelque sorte nos politiques nationales sont un peu le combustible et l'élément dynamisant et énergétique de l'approche de l'ensemble de l'Europe. Il faut combiner cela. Nous travaillons au niveau de l'Europe, mais d'un pays à l'autre. Nous avons de plus en plus d'actions communes avec les Britanniques en Afrique pour bien montrer que les rivalités du passé sont passées ou tout simplement oubliées.
Q - Il y a une très forte attente - on le sait - à propos de la dette. Il peut y avoir des nouvelles, des annonces à propos du dépassement de la dette dans un certain nombre de ces pays ?
R - Je ne devrais pas le dire ici car le sommet qui est encore dans une phase de préparation. Après, il y a un autre élément, c'est qu'on ne peut pas mettre tous les pays d'Afrique sur le même plan. Ils ne sont pas dans la même situation, toute l'Afrique ne va pas mal. Il y a des pays d'Afrique qui vont très bien. Certains d'entre eux qui sont très pauvres bénéficient déjà de décisions qui ont été prises depuis des années - souvent d'ailleurs à l'instigation de la France - soit au niveau de l'Europe, soit au niveau du G8. Ce que je peux vous dire, sans dire des choses plus précises sur les éventuelles décisions concrètes, c'est que cette rencontre sera de toute évidence une occasion de confirmer cette approche européenne consistant à soulager autant qu'il est possible le poids de la dette parce que nous savons que c'est une sorte de boulet qui entrave le développement de ces pays.
Q - Pour faire une transition avec une autre région du monde, Maghreb, Proche et Moyen-Orient, peut-être peut-on revenir sur un événement important de l'actualité récente qui pose encore beaucoup de questions aux journalistes et sur lequel vous avez joué en coulisse auprès du Premier ministre un rôle très important, il s'agit bien sûr de ce qu'on appelle l'affaire du "caillassage" ?
R - Je crois que tout cela a été un peu exagéré. C'est un autre chapitre maintenant. La question qui se pose est de savoir si les négociations israélo-palestiniennes sont vraiment relancées, pas uniquement si elles tiennent des volets intermédiaires de négociations sur le fond et j'espère que le travail qui a eu lieu aux Etats-Unis ces derniers jours a été productif. Nous apprécions, nous soutenons l'engagement américain notamment celui du président Clinton et de Mme Albright par rapport à cela. L'autre question, c'est la question israélo-syrienne : nous regrettons évidemment que la rencontre de Genève entre le président Clinton et le président Assad n'ait pas donné de résultats à ce stade.
Q - Pourquoi cela n'avance pas ?
R - Cela n'avance pas parce que les décisions des deux ne sont toujours pas compatibles.
Q - Il semble qu'il n'y ait pas d'effet sur la gestion de ce dossier.
R - Si, il y a un effet sur le dossier. Vous ne pouvez pas comparer le climat général du temps de M. Netanyahou, il est tout à fait différent avec M. Barak. Il n'empêche qu'il y a des éléments de fond qui sont là, qui ne sont toujours pas résolus. Nous sommes dans la même position qu'avant, c'est-à-dire que la France est aussi présente, aussi disponible, pour aider, dès lors que les uns et les autres le souhaitent. Nous avons dit à plusieurs reprises, par la bouche du président de la République ou du Premier ministre que nous étions disponibles pour examiner toute demande qui nous serait présentée dans le cadre d'accords entre Israël et Syrie, entre Israël et le Liban, afin d'organiser la sécurité par la suite. On ne peut pas se substituer aux protagonistes. Les Américains non plus. Ils s'engagent. Ils font tout ce qu'ils peuvent.
Q - Mais du coté israélien ou du côté syrien ?
R - Il y a des difficultés de part et d'autre. Il y a des exigences concernant les modalités de la sécurité. C'est une négociation. Je crois qu'elle finira par trouver ses solutions. Je le crois. Nous pensons que c'est l'intérêt des deux.
Q - Est-ce que la France dans cette affaire-là joue dans la cour des grands ?
R - Ce n'est pas comme cela que cela se présente et ce n'est pas du tout agaçant. Cela fait des dizaines d'années, de toute façon, peut-être depuis l'expédition de Suez, que les Etats-Unis et l'URSS à l'époque ont signifié que c'étaient eux les maîtres de l'influence dans la région. Puis après, l'URSS a disparu. Mais cette influence n'a pas permis non plus d'aboutir à un résultat parce que sinon on ne serait pas encore en train de parler de la recherche de la paix si cette influence suffisait. Donc on sait très bien que l'influence des uns et des autres s'organise par rapport à cette réalité. Il n'empêche que la France aura eu sur quinze ou vingt ans, par exemple, une influence énorme à propos de l'affaire israélo-palestienne, par des déclarations courageuses, prémonitoires qui ont préparé les esprits, qui ont fait évaluer les choses, je pense au grand discours de François Mitterrand de mars 1982 par exemple... C'est la première fois qu'un président français parlait d'un Etat palestinien comme une étape possible et puis tout un travail qui avait commencé avant et qui a continué après et qui continue aujourd'hui avec le président de la République, avec ce gouvernement.
Il y a tout un travail d'accompagnement et je crois que d'une certaine façon, nous devons contribuer nous aussi à faire évoluer la politique américaine. Elle n'est pas ce qu'elle est s'il n'y avait pas la politique française sur ce plan et s'il n'y avait pas les idées françaises, les initiatives françaises et les mots, et les contextes que nous mettons en avant. De même qu'aujourd'hui nous menons un travail autour de la notion d'Etat palestinien viable qui ajoute quelque chose. De même que nous avons joué un rôle à l'automne dernier du côté israélien et du côté syrien pour débloquer les choses, lorsqu'il y avait eu le premier blocage. Aujourd'hui c'est un peu plus dur. Même le président Clinton se casse les dents. Donc nous avons un rôle dans ce dispositif et de toute façon la France n'est pas en position de se dire comme cela, de façon nerveuse, est-ce que j'ai un rôle dans le film ou pas ? Ce n'est pas ça notre problème. Notre problème est d'être utile à la paix. Je n'ai aucun complexe là-dessus. Si on le fait ensemble, c'est très bien. Et d'ailleurs, nous travaillons ensemble, la main dans la main.
Q - Que fait la France pour la paix entre le Maroc et l'Algérie sur le problème du Sahara ?
R - La France ne peut être que disponible mais ne peut pas se substituer à qui que ce soit. Donc il y a des décisions qui ont été prises depuis longtemps dans le cadre des Nations unies où il y a des engagements. Il y a un engagement de référendum. Nous avons constaté et pris acte du fait que le Secrétaire général il y a quelque temps avait déclaré que décidément l'ONU n'arrivait pas à réunir des conditions permettant au référendum de se dérouler dans les conditions prévues. Il y aussi la mission de M. Baker. Donc nous sommes dans la position d'un pays ami, très proche, très attaché à la stabilité du Maghreb, à la paix, au développement pacifique, à la coopération avec ces pays mais il n'est pas question pour nous de nous immiscer, de nous substituer aux décisions sur le Proche-Orient. Au bout du compte, ce ne sont pas des pays extérieurs même très proches qui peuvent se substituer quand les décisions deviennent historiques au moment des compromis essentiels.
Q - La France va d'ailleurs recevoir le président Bouteflika au mois de juin...
R - Sa visite à Paris est prévue.
Q - Y a-t-il une date ?
R - Il y a une date envisagée mais je ne suis pas sûr qu'elle ait été confirmée officiellement. Mais en tout cas les choses sont tout à fait prévues.
Q - Est-ce que la question d'Air France sera réglée ou ne sera pas réglée ?
R - Je pense qu'elle sera réglée lorsqu'on aura trouvé une solution de part et d'autre. Nous souhaitons la régler. A la demande du président de la république et du Premier ministre, j'avais été en Algérie dès la fin de juillet dernier pour exprimer au président Bouteflika la pleine disponibilité de la France à relancer notre coopération, à surmonter les contentieux issus d'un passé récent pendant lesquels nous avions dû à notre corps défendant prendre des précautions de sécurité très particulières. Nous avons donc avancé dans tous les domaines qui nous concernent directement. Nous avons par exemple fait beaucoup de travaux dans les consulats qui dépendent de nous. Nous voulons en ouvrir de nouveau certains. Cela exige des travaux qui supposent certaines autorisations que l'on n'a pas encore mais nous négocions, nous travaillons là-dessus.
La question d'Air France est une question qui ne dépend pas que du gouvernement puisqu'il y a aussi la compagnie et dans la compagnie, il n'y a pas que le président. Il y a aussi le personnel navigant qui a des représentants influents et exigeants et qui veulent être sûrs de pouvoir recommencer les choses dans des conditions de sécurité incontestables. Donc c'est une négociation compliquée qui a progressé. Tout n'est pas réglé complètement et j'espère qu'elle le sera, si elle pouvait l'être avant la visite du président Bouteflika, ce serait parfait. Si elle ne l'est pas avant, nous continuerons à discuter. On continuera jusqu'à ce qu'on ait trouvé une solution.
Q - L'Algérie est sur la bonne voie même s'il reste beaucoup de difficultés. Il y avait déjà eu beaucoup d'optimisme après l'élection du président Bouteflika, on voit qu'évidemment tout n'est pas résolu. Vous êtes optimiste. Les informations que vous avez vous amènent à penser que ce sera peut-être long mais l'Algérie va s'en sortir ?
R - On n'est pas membre d'un tribunal. On ne juge pas. Ce n'est pas à nous de dire si c'est bien ou pas bien. Nous avons à déterminer ce qui dépend de nous. Ce qui dépend de nous, c'est de savoir si nous répondons, et comment, à la main tendue, aux offres de coopération. Et bien nous répondons que nous sommes aussi disponibles qu'on peut l'être pour aider l'Algérie si elle le souhaite, pour coopérer avec elle sur la base qui l'intéresse, dont cette nouvelle trace de son développement. Et c'est ça notre attitude. Ce n'est pas à nous de dire sur le plan interne, à la place des uns ou des autres ce qui doit être fait ou pas.
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Q - Y a-t-il une possibilité d'une démocratie musulmane comme il y a une démocratie chrétienne en Europe dans ce pays ?
R - Lorsque l'on parle d'une démocratie chrétienne, cela déclenche beaucoup de choses.
Pourquoi serait-ce impossible, il n'y a pas de raison. Simplement, on voit bien que dans la démocratie il y a des éléments universels, et des éléments qui tiennent un peu à chaque pays, à chaque culture. D'ailleurs, chaque pays n'est pas arrivé à la démocratie de la même façon et à la même vitesse et il n'est pas sûr que l'on puisse imposer la démocratie de l'extérieur. On voit bien que les processus internes de démocratisation sont infiniment plus solides que si c'est plaqué. Ensuite, il y a façon et façon, la démocratie européenne n'est pas tout à fait la même que la démocratie américaine, les principes fondateurs ont des points communs, puis il y a des différences, la part de l'individualisme ou de la communauté n'est pas la même. Il y a à la fois un socle commun universel, et universel aussi pour le monde arabo-musulman je pense en Afrique ou autre, et puis il y a des éléments liés à chaque cas et chacun doit trouver sa voie.
Q - Peut-être faut-il regarder d'autres points chauds de l'actualité. Il y a eu cette semaine une élection en Russie, une élection avec un seul tour. M. Poutine est élu, il l'était par intérim, il occupe maintenant ses fonctions officiellement. Il refuse toujours une mission d'inspection sur la Tchétchénie. Vous aviez eu des mots précis, durs pour demander qu'il y ait une gestion politique de la Tchétchénie. Que dit la France aujourd'hui à M. Poutine, après son élection confortable ?
R - Le président de la République et le Premier ministre ont félicité M. Poutine pour son élection dès le premier tour, c'est un fait. Ensuite, nous avons exprimé notre disposition à continuer à coopérer avec la Russie, c'est dans notre intérêt à long terme. Un bon rapport entre la Russie et l'Union européenne, l'Europe de l'ouest au sens plus large du terme est un élément important de la stabilité et de la paix sur le continent européen et de son développement. Nous voulons même d'ailleurs aider la Russie et là-dessus, nous devons un peu balayer devant notre porte. Avons-nous donné à la Russie, ces quelques dernières années, depuis la fin de l'URSS les bons conseils sur le plan économique ? Ce n'est pas sûr ; il n'est pas sûr que nous n'ayons pas aggravé par certaines convictions, l'effondrement de l'Etat, la disparition de tout mécanisme de régulation.
Q - Aurait-on trop donné sans contrôle suffisant ?
R - Ce n'est pas la question du détournement de l'argent, c'est autre chose. Il y a eu manifestement un gaspillage d'argent et là, il faut être plus exigeants. Mais, pour être plus exigeant, il faut peut-être fournir une offre plus adaptée. J'ai lu par exemple qu'à partir des décombres de l'URSS, imposer tout de suite, comme cela a été fait à la demande de certains Russes d'ailleurs, mais aussi par des organisations internationales, une sorte de dérégulation totale alors que cela n'avait été fait dans les pays occidentaux qu'après des décennies, voire des siècles de développement économique consolidé, que cela avait été fait sur des pays ultra-développés, ultra-forts, ultra compétitifs, faire cela sur les décombres de l'URSS, c'est clair que ce n'était pas la merveilleuse économie de marché telle qu'elle est décrite dans les manuels qui allait s'installer ni la démocratie parfaite. Il y a là peut-être une erreur, et si nous voulons être plus exigeants à l'avenir sur l'usage qui est fait de tel ou tel prêt du FMI, je pense que nous devons être plus adaptés aux situations existantes. C'est un volet du sujet et l'autre grand volet, c'est la Tchétchénie bien sûr.
Là-dessus, je ne peux que redire ce que la France dit avec une particulière netteté depuis la fin du mois de septembre, avant même que les autres occidentaux s'en préoccupent, avant même que la presse s'en préoccupe, qui est que l'on ne peut pas traiter cette question sur une base purement militaire, surtout lorsque l'on est aussi brutal, aveugle, indiscriminé, surtout lorsqu'il y a des conséquences aussi horribles pour les populations civiles. Cela n'aura jamais de fin, il peut y avoir une reprise de contrôle des grandes villes, des voies de communications par l'armée, c'est en cours, mais il y aura toujours une résistance une guérilla, ce sera la haine qui continuera de génération en génération. C'est pour cela que nous disons, que nous répétons, et nous l'avons dit à plusieurs reprises et je l'avais dit à Moscou lorsque j'avais été reçu par M. Poutine il y a quelques semaines, qu'il faut une solution politique.
Q - Une solution politique, mais il peut envoyer ses chars, être reçu à Paris, traité normalement ?
R - M. Tony Blair a été à Saint-Petersbourg à l'opéra avec M. Poutine, il a tenu des propos le concernant extrêmement élogieux, le président Clinton aussi l'a d'ailleurs appelé. Il faut voir que, pour la plupart des pays occidentaux, l'urgence est toute autre. L'urgence est de s'assurer que M. Poutine va continuer dans la voie du désarmement nucléaire stratégique, que d'autre part, il va accepter pour les Américains, la révision du traité sur les anti-missiles, qu'il va coopérer pour empêcher les détournements d'éléments d'armes de destruction massive, qu'il va coopérer sur d'autres sujets concernant la sécurité en Europe, ou d'autres points. La Tchétchénie vient en queue de liste pour la plupart des autres pays. Nous les Français, nous pensons que l'on peut à la fois redéfinir des bases plus saines et une coopération à long terme avec la Russie, c'est ce dont je parlais tout à l'heure et que nous devons être en même temps extrêmement exigeants et c'est aussi l'intérêt de la Russie quelque part sur une solution politique par rapport à la Tchétchénie. Nous n'avons pas de raison de subordonner l'un à l'autre et en effet, M. Poutine sera avec les dirigeants occidentaux lors du G8 qui aura lieu en juillet au Japon et d'ici là, il aura certainement rencontré le chancelier allemand, le président américain, peut-être M. Tony Blair de nouveau, aussi les dirigeants français dans cet ensemble.
Q - Mais, vous savez ce que l'on dit, même si c'est encore une fois un cliché, on le dit envers l'Autriche qui a choisi démocratiquement un gouvernement où l'extrême droite figure, il y a des sanctions, une sorte de cordon sanitaire, et pour M. Poutine, on est beaucoup plus indulgents ?
R - On ne peut pas comparer les deux choses. Lorsque l'on veut critiquer les diplomaties en général, on dit "deux poids deux mesures". Mais, en réalité, il n'y a pas deux situations comparables. Et heureusement que l'on ne dit pas cela en médecine, cela voudrait dire que l'on applique le même traitement à tout le monde, quoiqu'il fasse.
Dans le cas de l'Autriche, c'est différent, elle n'était pas obligée d'entrer dans l'Union européenne et lorsqu'elle est entrée, elle a souscrit à des traités, à des obligations juridiques, à des principes politiques, à des valeurs communes et elle n'y était pas obligée. A partir du moment où elle est là, elle doit s'y tenir. Nous ne sommes pas dans cette relation-là avec la Russie, c'est tout à fait différent et nous devons donc, avec les moyens que nous avons, les convaincre, les persuader que c'est une situation qui est en contradiction totale avec la façon dont ils traitent l'affaire tchétchène, c'est pour cela que j'ai dit qu'il fallait traiter autrement l'ambition affichée de moderniser la Russie.
Q - Dans quelques semaines, la France va prendre la présidence de l'Union européenne. Vous attendez qu'elle marque ce passage en changeant les institutions, en réussissant un certain nombre d'opérations, ou dites-vous que vous ferez de votre mieux ?
R - C'est beaucoup de faire de son mieux.
Q - Mais au niveau des résultats ?
R - Nous avons une obligation d'efforts et de moyens mais nous ne pouvons pas avoir une obligation de résultats. Par exemple, nous allons prendre la suite de la présidence portugaise pour la CIG qui va donner à l'Europe des institutions qui puissent fonctionner efficacement, même après l'élargissement. Nous voulons éviter la paralysie. Mais, cela veut dire qu'il faut se mettre d'accord sur la repondération des voix, c'est-à-dire, donner aux grands pays des voix un peu moins disproportionnées que leur poids réel concernant la situation actuelle, ce qui permettra d'élargir le vote à la majorité qualifiée qui facilite la décision notamment en matière fiscale ou sociale. Si nous nous mettons d'accord sur tout cela, nous devrions également pouvoir nous mettre d'accord sur une limitation de la taille de la Commission pour qu'elle demeure elle-même, gérable et efficace.
On voit bien que les Quinze ne veulent pas échouer une deuxième fois, ce serait désolant et en plus, cela retarderait l'élargissement. Ce qui aurait d'autres conséquences très fâcheuses. Les Européens sont donc animés par la volonté d'aboutir mais nous en tant que président, nous ne pouvons pas nous substituer à l'ensemble des autres et en tant que président, nous sommes astreints par une sorte de déontologie présidentielle à faire émerger le consensus, on n'a pas tout à fait la même position pour batailler. Nous ferons le mieux possible.
Q - Très bien.
R - Nous ferons tout ce qui dépend de nous là-dessus comme sur les autres volets, défense européenne, ou autre.
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(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 mars 2000)
R - Oui, je crois que c'est une vraie tendance de fond. Vous avez raison de rappeler le discours de La Baule, parce que c'est le moment où François Mitterrand avait tout de suite pris acte des grands changements Est-Ouest, qui souvent étaient un prétexte en Afrique pour ne pas bouger, parce qu'il y avait la lutte d'influence Occident-Union soviétique et cela permettait une sorte de rente de situation bien commode pour les uns et pour les autres. Après ce changement, il n'y avait plus aucune raison de ne pas aller vers la démocratisation. Nous savons aussi que cela ne ce fait pas en un jour - ce sont des étapes, un processus. Mais notre politique, c'est d'encourager ces processus. Alors on peut avoir des déconvenues à certains moments, des déceptions. Dans le cas du Sénégal, je dois dire que la façon dont les choses se sont passées, la façon dont la campagne a eu lieu, la façon dont le président Diouf s'est comporté après le verdict, la façon dont les deux présidents ont été en contact, le fait que le président Diouf ait été choisi comme envoyé personnel par le nouveau président du Sénégal au sommet Afrique-Europe dont je pense que nous allons parler dans un instant, tout cela est exemplaire. C'est remarquable pour le Sénégal, et je pense que c'est exemplaire pour l'Afrique, pour la démocratisation en Afrique et, globalement, la démocratisation de l'Afrique devra beaucoup au président Diouf.
Q - En ce qui concerne peut-être la Côte d'Ivoire, qui était l'autre dossier chaud de ces derniers mois, est-ce que le tiraillement qui a eu lieu, ou qui est supposé avoir eu lieu entre Matignon et l'Elysée, c'est-à-dire entre le président de la République et le Premier ministre, explique le fait qu'il n'y ait pas eu d'intervention de la France lors du coup d'Etat ?
R - Ce qui est important en matière de politique étrangère, dans ce cas comme dans les autres, c'est ce que nous faisons. Et il ne faut donc pas accorder trop d'importance à des reconstitutions hypothétiques et théoriques qui ont lieu après les positions qu'auraient dû avoir les uns et les autres par rapport à un événement. Nous avons été confrontés ensemble, le président de la République et le gouvernement, à cette situation de l'effondrement du pouvoir du président Konan Bédié, notamment à travers l'action des militaires, et nous avons réagi ensemble de la façon que vous avez vue, c'est-à-dire que la France ne s'est pas ingérée dans cette affaire, qui était une affaire intérieure ivoirienne. Ce qui ne nous a pas empêchés de la condamner, parce que nous sommes à un moment de la vie de l'Afrique où il est clair qu'il faut mettre un terme à ces procédés dans lesquels les personnes au pouvoir sont contestées, pour des raisons bonnes ou mauvaises, par des procédés militaires. Il faut vraiment tourner la page par rapport à cela.
C'est d'ailleurs pour cela qu'il y a quelques années la France avait pris l'initiative de faire introduire dans les Accords de Lomé une clause qui prévoit un mécanisme particulier dans ces cas, parce que l'on sait que cela, malgré tout, se produira peut-être encore quelques fois. Donc, nous voulons que cela soit le moins fréquent possible et que, quand cela se produit, il y ait un mécanisme qui permette de revenir le plus vite possible à un ordre légal, constitutionnel, démocratique. A ce moment-là, on met en place le mécanisme de l'article 366 bis de l'Accord de Lomé. C'est comme cela que nous avons réagi en accord parfait des uns des autres à Paris. Les autres Européens étaient d'accord aussi, c'est une clause qui a joué dans trois ou quatre cas déjà et nous avons obtenu des nouvelles autorités d'Abidjan un engagement sur un calendrier électoral. A partir de là, d'ailleurs nous avons recommencé à avoir des contacts.
Q - Mais on parle de plus en plus d'un prolongement de cette transition, certains Ivoiriens souhaiteraient qu'elle aille jusqu'en 2001 si l'on suppose que le général Guëi est encore là pour deux ans.
R - Pour le moment, nous n'en sommes pas là. Nous en sommes aux déclarations qui ont été faites par le général Guëi ou la haute autorité d'Abidjan sur une réforme constitutionnelle avant l'été et des élections avant la fin du mois d'octobre. Voilà ce qui nous a été dit et voilà ce sur quoi nous nous sommes basés.
Q - Notre attente est-elle la même ?
R - Tout cela n'est pas facile mais elle est réelle quand même.
Q - Est-ce que le fait que le général Guëi se présente ne risque pas de fausser le scrutin ?
R - Nous, nous avons une position de principe qui est pris par notre amitié de ce pays. J'ai dit comment et pourquoi mais je ne peux pas aller au-delà, ce n'est pas à nous de dire que telle ou telle personne doit se présenter ou que telle autre ne doit pas se présenter.
Q - Cela veut dire qu'on ne verra plus jamais la défense française aller rétablir l'ordre quelque part en Afrique, à part pour protéger nos ressortissants ?
R - Ce type d'action remonte à très longtemps. Le jour où on fera le bilan historique, on s'apercevra qu'à un moment donné, l'histoire de l'Afrique peut être aussi de protéger certains pays d'Afrique de convulsions terribles, tragédies qui ont endeuillé dix à douze grands pays d'Afrique.
Q - Ce n'est plus le moment, ce n'est plus l'époque ?
R - Nous garderons évidemment le droit et les moyens de protéger nos ressortissants s'ils sont vraiment menacés, nos ressortissants et les autres ressortissants étrangers naturellement. Aussi pour des cas plus compliqués, qui ne se présentent pas aujourd'hui, mais qui étaient présents il y a quelques années, des conflits mettant en cause plusieurs pays, mais là nous l'aborderions dans la phase actuelle plutôt comme nous tentons d'aborder la question des Grands Lacs, c'est à dire à travers un support logistique d'une force internationale venant consolider sur le terrain l'accord de paix s'il est appliqué.
Q - Comment expliquez-vous que l'ambassadeur de France au Tchad ait été déclaré non grata ?
R - Il y a un certain nombre de raisons qui font que les relations se sont dégradées entre les autorités tchadiennes, son président et cet ambassadeur. C'est un problème de relations de personnes et je ne pense pas que cela concerne la politique du Tchad, la politique de la France. Cela ne signifie pas non plus l'effondrement de nos relations avec ce pays.
Q - Il y a un rendez-vous important de ministres au Caire en début de semaine prochaine, une rencontre, un sommet très important. C'est une première, que peut attendre l'Afrique de cette rencontre ?
R - Vous avez raison de dire que c'est une première. Une rencontre au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement de tous les pays de l'Union européenne et d'autre part de tous les pays d'Afrique. C'est ce qui est très important et c'est ce que l'Union européenne a déjà fait avec l'Amérique latine à partir d'une idée franco-espagnole. La France est aussi à l'origine de cette idée qui remonte à 1996 et c'est très important puisque nous avons beaucoup de mécanismes de relations de coopération à commencer par les Accords de Lomé, et puis nous avons nos réunions à nous Français, des relations Afrique-France. Nous avons des relations dans le cadre de la Francophonie, avec beaucoup de pays d'Afrique.
Q - Un Sommet de toute l'Union européenne, avec toute l'Afrique, cela n'a jamais eu lieu ?
R - Je crois que c'est très important d'abord symboliquement. Ce sommet est en soi un message, un message politique pour dire que l'Afrique compte : elle compte aux yeux de l'Europe qui est en train de se fortifier, qui doit s'élargir tout en se réformant, qui sera de toute évidence un des pôles du monde de demain. Cette Europe a des relations qui s'organisent , qui se structurent avec tous les pays méditerranéens, par exemple le processus de Barcelone, avec les Etats-Unis il y a une rencontre tous les semestres, avec la Russie, la Chine et le Japon, etc... maintenant avec l'Amérique latine et c'était tout à fait logique et cohérent qu'il y ait cette grande rencontre. Il y a donc déjà cet élément symbolique et politique. Après nous allons évidemment parler ensemble de tous les problèmes d'intérêts communs, des problèmes de l'Afrique mais aussi pour des explications à apporter à nos amis africains sur ce côté de l'Europe. Où va-t-elle ? Comment va-t-elle justement surmonter cette apparente contradiction entre son élargissement et son renforcement ? Cela intéresse tous les responsables africains.
Q - Parce qu'il y a des craintes justement, au niveau des relations économiques. Il y une meilleure attention politique et économique à l'Est, en Europe centrale et orientale. Est-ce qu'il peut y avoir une intégration européenne, je veux dire de certains pays, on pense toujours au Maroc ?
R - L'Europe en gestation, cette Europe qui se renforce, qui s'élargit, qui a fait l'euro, qui a une politique commune, vous pensez bien que cette Europe est une puissance telle qu'elle ne va pas choisir entre avoir des relations avec l'Est ou avec le Sud. C'est une puissance qui aura des relations globales couvrant l'ensemble du monde. Une Europe qui est d'ailleurs animée, inspirée par des pays qui eux-mêmes ont des approches très larges et s'agissant de la France, la France a une politique étrangère globale aussi et la France est un des moteurs de l'Europe, pas le seul mais enfin elle est là et c'est très important.
Je ne pense pas qu'il faille avoir une inquiétude, sinon l'Europe ne serait pas à la hauteur de ses ambitions. En plus c'est notre intérêt, on ne peut pas comme cela modifier des relations nouées par l'histoire sur tous les plans : politique, culturel, etc Pour ceux qui sont inquiets, je pense qu'ils n'ont pas de raison mais s'ils le sont, je réponds que ce sommet est justement la bonne occasion de traiter ensemble les autres problèmes, toutes les questions de sécurité que rencontre l'Afrique. Malheureusement il y a encore beaucoup trop de conflits. Comment les prévenir, les traiter, les résoudre, les garantir, faire converger les approches sur l'Afrique en matière du maintien de la paix et de formation de force de sécurité ?
Q - A propos de sécurité, est-ce que Kadhafi est fréquentable aujourd'hui, ou est-ce qu'il suscite des craintes ?
R - Ce n'étaient pas des craintes imaginaires, mais c'étaient des craintes liées à une certaine politique, à une certaine façon d'influencer les pays voisins par la présence militaire, c'était une politique qui a été d'une façon ou d'une autre liée à certains attentats. Donc, c'était un contexte particulier qui avait eu comme conséquence précise que la Libye a été sanctionnée par le Conseil de sécurité.
Q - Ce n'est pas la France qui fixe la ligne ?
R - C'est la France en tant que membre permanent, dans le Conseil de sécurité, avec une approche plus large. Nous avons vu, à travers les règlements qui ont été trouvés, malgré les difficultés touchant aux séquelles des attentats, soit en Afrique, soit à Lockerbie, nous avons vu donc évoluer le Conseil de sécurité qui a suspendu les sanctions. Elles ne sont pas complètement annulées mais elles sont suspendues. On est dans une sorte de phase intermédiaire dans lequel il n'est pas impossible de développer de nouveau une relation jusqu'à un certain points avec ce pays.
Q - Mais à Paris ?
R - Cela est autre chose. La question se posera, elle ne va pas être tranchée maintenant. En ce qui concerne les relations entre la Libye et les pays d'Afrique qui sont ses voisins du Sud, c'est à eux de voir ce qu'ils veulent ou pas.
Q - Cela a l'air de s'arranger puisque Kadhafi a été au mois de juillet l'initiateur de ces "Etats-Unis d'Afrique".
R - Oui, c'est un concept sympathique mais il faut voir quelle est la réaction des pays africains par rapport à cela. En tout cas c'est à eux de se déterminer. Ce n'est pas à la France de leur dire si c'est une bonne idée ou une idée pas concrète. Nos relations bilatérales sont dictées par la ligne générale du Conseil de sécurité. C'est aux Africains de voir jusqu'où ils veulent aller. On peut souhaiter que la Libye, dans cette phase ou le président Kadhafi semble avoir une approche différente des relations internationales, aille dans le sens de la stabilité en Afrique et du développement. Si c'est le cas, les choses évolueront en bien.
Q - Est-ce qu'aujourd'hui l'action de la France se globalise avec celle de l'Europe pour l'Afrique ou bien est ce qu'il y a toujours un message fort. Reste-t-il le même envers l'Afrique notamment francophone ?
R - L'Europe, c'est la mise en place d'une politique commune. Si on reprend le débat à propos de l'euro, la question d'Europe avait été de savoir s'il fallait une monnaie commune ou une monnaie unique. Nous avons décidé en Europe de mieux harmoniser notre politique commune. Nous n'avons pas décidé d'une politique étrangère unique. Je veux dire par là qu'il reste des politiques étrangères, il restera des politiques étrangères nationales fortes notamment dans des pays qui ont une politique étrangère globale, dynamique comme la France, la Grande Bretagne et quelques autres. C'est même une condition pour que l'Europe elle-même ait une approche globale, dynamique. En quelque sorte nos politiques nationales sont un peu le combustible et l'élément dynamisant et énergétique de l'approche de l'ensemble de l'Europe. Il faut combiner cela. Nous travaillons au niveau de l'Europe, mais d'un pays à l'autre. Nous avons de plus en plus d'actions communes avec les Britanniques en Afrique pour bien montrer que les rivalités du passé sont passées ou tout simplement oubliées.
Q - Il y a une très forte attente - on le sait - à propos de la dette. Il peut y avoir des nouvelles, des annonces à propos du dépassement de la dette dans un certain nombre de ces pays ?
R - Je ne devrais pas le dire ici car le sommet qui est encore dans une phase de préparation. Après, il y a un autre élément, c'est qu'on ne peut pas mettre tous les pays d'Afrique sur le même plan. Ils ne sont pas dans la même situation, toute l'Afrique ne va pas mal. Il y a des pays d'Afrique qui vont très bien. Certains d'entre eux qui sont très pauvres bénéficient déjà de décisions qui ont été prises depuis des années - souvent d'ailleurs à l'instigation de la France - soit au niveau de l'Europe, soit au niveau du G8. Ce que je peux vous dire, sans dire des choses plus précises sur les éventuelles décisions concrètes, c'est que cette rencontre sera de toute évidence une occasion de confirmer cette approche européenne consistant à soulager autant qu'il est possible le poids de la dette parce que nous savons que c'est une sorte de boulet qui entrave le développement de ces pays.
Q - Pour faire une transition avec une autre région du monde, Maghreb, Proche et Moyen-Orient, peut-être peut-on revenir sur un événement important de l'actualité récente qui pose encore beaucoup de questions aux journalistes et sur lequel vous avez joué en coulisse auprès du Premier ministre un rôle très important, il s'agit bien sûr de ce qu'on appelle l'affaire du "caillassage" ?
R - Je crois que tout cela a été un peu exagéré. C'est un autre chapitre maintenant. La question qui se pose est de savoir si les négociations israélo-palestiniennes sont vraiment relancées, pas uniquement si elles tiennent des volets intermédiaires de négociations sur le fond et j'espère que le travail qui a eu lieu aux Etats-Unis ces derniers jours a été productif. Nous apprécions, nous soutenons l'engagement américain notamment celui du président Clinton et de Mme Albright par rapport à cela. L'autre question, c'est la question israélo-syrienne : nous regrettons évidemment que la rencontre de Genève entre le président Clinton et le président Assad n'ait pas donné de résultats à ce stade.
Q - Pourquoi cela n'avance pas ?
R - Cela n'avance pas parce que les décisions des deux ne sont toujours pas compatibles.
Q - Il semble qu'il n'y ait pas d'effet sur la gestion de ce dossier.
R - Si, il y a un effet sur le dossier. Vous ne pouvez pas comparer le climat général du temps de M. Netanyahou, il est tout à fait différent avec M. Barak. Il n'empêche qu'il y a des éléments de fond qui sont là, qui ne sont toujours pas résolus. Nous sommes dans la même position qu'avant, c'est-à-dire que la France est aussi présente, aussi disponible, pour aider, dès lors que les uns et les autres le souhaitent. Nous avons dit à plusieurs reprises, par la bouche du président de la République ou du Premier ministre que nous étions disponibles pour examiner toute demande qui nous serait présentée dans le cadre d'accords entre Israël et Syrie, entre Israël et le Liban, afin d'organiser la sécurité par la suite. On ne peut pas se substituer aux protagonistes. Les Américains non plus. Ils s'engagent. Ils font tout ce qu'ils peuvent.
Q - Mais du coté israélien ou du côté syrien ?
R - Il y a des difficultés de part et d'autre. Il y a des exigences concernant les modalités de la sécurité. C'est une négociation. Je crois qu'elle finira par trouver ses solutions. Je le crois. Nous pensons que c'est l'intérêt des deux.
Q - Est-ce que la France dans cette affaire-là joue dans la cour des grands ?
R - Ce n'est pas comme cela que cela se présente et ce n'est pas du tout agaçant. Cela fait des dizaines d'années, de toute façon, peut-être depuis l'expédition de Suez, que les Etats-Unis et l'URSS à l'époque ont signifié que c'étaient eux les maîtres de l'influence dans la région. Puis après, l'URSS a disparu. Mais cette influence n'a pas permis non plus d'aboutir à un résultat parce que sinon on ne serait pas encore en train de parler de la recherche de la paix si cette influence suffisait. Donc on sait très bien que l'influence des uns et des autres s'organise par rapport à cette réalité. Il n'empêche que la France aura eu sur quinze ou vingt ans, par exemple, une influence énorme à propos de l'affaire israélo-palestienne, par des déclarations courageuses, prémonitoires qui ont préparé les esprits, qui ont fait évaluer les choses, je pense au grand discours de François Mitterrand de mars 1982 par exemple... C'est la première fois qu'un président français parlait d'un Etat palestinien comme une étape possible et puis tout un travail qui avait commencé avant et qui a continué après et qui continue aujourd'hui avec le président de la République, avec ce gouvernement.
Il y a tout un travail d'accompagnement et je crois que d'une certaine façon, nous devons contribuer nous aussi à faire évoluer la politique américaine. Elle n'est pas ce qu'elle est s'il n'y avait pas la politique française sur ce plan et s'il n'y avait pas les idées françaises, les initiatives françaises et les mots, et les contextes que nous mettons en avant. De même qu'aujourd'hui nous menons un travail autour de la notion d'Etat palestinien viable qui ajoute quelque chose. De même que nous avons joué un rôle à l'automne dernier du côté israélien et du côté syrien pour débloquer les choses, lorsqu'il y avait eu le premier blocage. Aujourd'hui c'est un peu plus dur. Même le président Clinton se casse les dents. Donc nous avons un rôle dans ce dispositif et de toute façon la France n'est pas en position de se dire comme cela, de façon nerveuse, est-ce que j'ai un rôle dans le film ou pas ? Ce n'est pas ça notre problème. Notre problème est d'être utile à la paix. Je n'ai aucun complexe là-dessus. Si on le fait ensemble, c'est très bien. Et d'ailleurs, nous travaillons ensemble, la main dans la main.
Q - Que fait la France pour la paix entre le Maroc et l'Algérie sur le problème du Sahara ?
R - La France ne peut être que disponible mais ne peut pas se substituer à qui que ce soit. Donc il y a des décisions qui ont été prises depuis longtemps dans le cadre des Nations unies où il y a des engagements. Il y a un engagement de référendum. Nous avons constaté et pris acte du fait que le Secrétaire général il y a quelque temps avait déclaré que décidément l'ONU n'arrivait pas à réunir des conditions permettant au référendum de se dérouler dans les conditions prévues. Il y aussi la mission de M. Baker. Donc nous sommes dans la position d'un pays ami, très proche, très attaché à la stabilité du Maghreb, à la paix, au développement pacifique, à la coopération avec ces pays mais il n'est pas question pour nous de nous immiscer, de nous substituer aux décisions sur le Proche-Orient. Au bout du compte, ce ne sont pas des pays extérieurs même très proches qui peuvent se substituer quand les décisions deviennent historiques au moment des compromis essentiels.
Q - La France va d'ailleurs recevoir le président Bouteflika au mois de juin...
R - Sa visite à Paris est prévue.
Q - Y a-t-il une date ?
R - Il y a une date envisagée mais je ne suis pas sûr qu'elle ait été confirmée officiellement. Mais en tout cas les choses sont tout à fait prévues.
Q - Est-ce que la question d'Air France sera réglée ou ne sera pas réglée ?
R - Je pense qu'elle sera réglée lorsqu'on aura trouvé une solution de part et d'autre. Nous souhaitons la régler. A la demande du président de la république et du Premier ministre, j'avais été en Algérie dès la fin de juillet dernier pour exprimer au président Bouteflika la pleine disponibilité de la France à relancer notre coopération, à surmonter les contentieux issus d'un passé récent pendant lesquels nous avions dû à notre corps défendant prendre des précautions de sécurité très particulières. Nous avons donc avancé dans tous les domaines qui nous concernent directement. Nous avons par exemple fait beaucoup de travaux dans les consulats qui dépendent de nous. Nous voulons en ouvrir de nouveau certains. Cela exige des travaux qui supposent certaines autorisations que l'on n'a pas encore mais nous négocions, nous travaillons là-dessus.
La question d'Air France est une question qui ne dépend pas que du gouvernement puisqu'il y a aussi la compagnie et dans la compagnie, il n'y a pas que le président. Il y a aussi le personnel navigant qui a des représentants influents et exigeants et qui veulent être sûrs de pouvoir recommencer les choses dans des conditions de sécurité incontestables. Donc c'est une négociation compliquée qui a progressé. Tout n'est pas réglé complètement et j'espère qu'elle le sera, si elle pouvait l'être avant la visite du président Bouteflika, ce serait parfait. Si elle ne l'est pas avant, nous continuerons à discuter. On continuera jusqu'à ce qu'on ait trouvé une solution.
Q - L'Algérie est sur la bonne voie même s'il reste beaucoup de difficultés. Il y avait déjà eu beaucoup d'optimisme après l'élection du président Bouteflika, on voit qu'évidemment tout n'est pas résolu. Vous êtes optimiste. Les informations que vous avez vous amènent à penser que ce sera peut-être long mais l'Algérie va s'en sortir ?
R - On n'est pas membre d'un tribunal. On ne juge pas. Ce n'est pas à nous de dire si c'est bien ou pas bien. Nous avons à déterminer ce qui dépend de nous. Ce qui dépend de nous, c'est de savoir si nous répondons, et comment, à la main tendue, aux offres de coopération. Et bien nous répondons que nous sommes aussi disponibles qu'on peut l'être pour aider l'Algérie si elle le souhaite, pour coopérer avec elle sur la base qui l'intéresse, dont cette nouvelle trace de son développement. Et c'est ça notre attitude. Ce n'est pas à nous de dire sur le plan interne, à la place des uns ou des autres ce qui doit être fait ou pas.
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Q - Y a-t-il une possibilité d'une démocratie musulmane comme il y a une démocratie chrétienne en Europe dans ce pays ?
R - Lorsque l'on parle d'une démocratie chrétienne, cela déclenche beaucoup de choses.
Pourquoi serait-ce impossible, il n'y a pas de raison. Simplement, on voit bien que dans la démocratie il y a des éléments universels, et des éléments qui tiennent un peu à chaque pays, à chaque culture. D'ailleurs, chaque pays n'est pas arrivé à la démocratie de la même façon et à la même vitesse et il n'est pas sûr que l'on puisse imposer la démocratie de l'extérieur. On voit bien que les processus internes de démocratisation sont infiniment plus solides que si c'est plaqué. Ensuite, il y a façon et façon, la démocratie européenne n'est pas tout à fait la même que la démocratie américaine, les principes fondateurs ont des points communs, puis il y a des différences, la part de l'individualisme ou de la communauté n'est pas la même. Il y a à la fois un socle commun universel, et universel aussi pour le monde arabo-musulman je pense en Afrique ou autre, et puis il y a des éléments liés à chaque cas et chacun doit trouver sa voie.
Q - Peut-être faut-il regarder d'autres points chauds de l'actualité. Il y a eu cette semaine une élection en Russie, une élection avec un seul tour. M. Poutine est élu, il l'était par intérim, il occupe maintenant ses fonctions officiellement. Il refuse toujours une mission d'inspection sur la Tchétchénie. Vous aviez eu des mots précis, durs pour demander qu'il y ait une gestion politique de la Tchétchénie. Que dit la France aujourd'hui à M. Poutine, après son élection confortable ?
R - Le président de la République et le Premier ministre ont félicité M. Poutine pour son élection dès le premier tour, c'est un fait. Ensuite, nous avons exprimé notre disposition à continuer à coopérer avec la Russie, c'est dans notre intérêt à long terme. Un bon rapport entre la Russie et l'Union européenne, l'Europe de l'ouest au sens plus large du terme est un élément important de la stabilité et de la paix sur le continent européen et de son développement. Nous voulons même d'ailleurs aider la Russie et là-dessus, nous devons un peu balayer devant notre porte. Avons-nous donné à la Russie, ces quelques dernières années, depuis la fin de l'URSS les bons conseils sur le plan économique ? Ce n'est pas sûr ; il n'est pas sûr que nous n'ayons pas aggravé par certaines convictions, l'effondrement de l'Etat, la disparition de tout mécanisme de régulation.
Q - Aurait-on trop donné sans contrôle suffisant ?
R - Ce n'est pas la question du détournement de l'argent, c'est autre chose. Il y a eu manifestement un gaspillage d'argent et là, il faut être plus exigeants. Mais, pour être plus exigeant, il faut peut-être fournir une offre plus adaptée. J'ai lu par exemple qu'à partir des décombres de l'URSS, imposer tout de suite, comme cela a été fait à la demande de certains Russes d'ailleurs, mais aussi par des organisations internationales, une sorte de dérégulation totale alors que cela n'avait été fait dans les pays occidentaux qu'après des décennies, voire des siècles de développement économique consolidé, que cela avait été fait sur des pays ultra-développés, ultra-forts, ultra compétitifs, faire cela sur les décombres de l'URSS, c'est clair que ce n'était pas la merveilleuse économie de marché telle qu'elle est décrite dans les manuels qui allait s'installer ni la démocratie parfaite. Il y a là peut-être une erreur, et si nous voulons être plus exigeants à l'avenir sur l'usage qui est fait de tel ou tel prêt du FMI, je pense que nous devons être plus adaptés aux situations existantes. C'est un volet du sujet et l'autre grand volet, c'est la Tchétchénie bien sûr.
Là-dessus, je ne peux que redire ce que la France dit avec une particulière netteté depuis la fin du mois de septembre, avant même que les autres occidentaux s'en préoccupent, avant même que la presse s'en préoccupe, qui est que l'on ne peut pas traiter cette question sur une base purement militaire, surtout lorsque l'on est aussi brutal, aveugle, indiscriminé, surtout lorsqu'il y a des conséquences aussi horribles pour les populations civiles. Cela n'aura jamais de fin, il peut y avoir une reprise de contrôle des grandes villes, des voies de communications par l'armée, c'est en cours, mais il y aura toujours une résistance une guérilla, ce sera la haine qui continuera de génération en génération. C'est pour cela que nous disons, que nous répétons, et nous l'avons dit à plusieurs reprises et je l'avais dit à Moscou lorsque j'avais été reçu par M. Poutine il y a quelques semaines, qu'il faut une solution politique.
Q - Une solution politique, mais il peut envoyer ses chars, être reçu à Paris, traité normalement ?
R - M. Tony Blair a été à Saint-Petersbourg à l'opéra avec M. Poutine, il a tenu des propos le concernant extrêmement élogieux, le président Clinton aussi l'a d'ailleurs appelé. Il faut voir que, pour la plupart des pays occidentaux, l'urgence est toute autre. L'urgence est de s'assurer que M. Poutine va continuer dans la voie du désarmement nucléaire stratégique, que d'autre part, il va accepter pour les Américains, la révision du traité sur les anti-missiles, qu'il va coopérer pour empêcher les détournements d'éléments d'armes de destruction massive, qu'il va coopérer sur d'autres sujets concernant la sécurité en Europe, ou d'autres points. La Tchétchénie vient en queue de liste pour la plupart des autres pays. Nous les Français, nous pensons que l'on peut à la fois redéfinir des bases plus saines et une coopération à long terme avec la Russie, c'est ce dont je parlais tout à l'heure et que nous devons être en même temps extrêmement exigeants et c'est aussi l'intérêt de la Russie quelque part sur une solution politique par rapport à la Tchétchénie. Nous n'avons pas de raison de subordonner l'un à l'autre et en effet, M. Poutine sera avec les dirigeants occidentaux lors du G8 qui aura lieu en juillet au Japon et d'ici là, il aura certainement rencontré le chancelier allemand, le président américain, peut-être M. Tony Blair de nouveau, aussi les dirigeants français dans cet ensemble.
Q - Mais, vous savez ce que l'on dit, même si c'est encore une fois un cliché, on le dit envers l'Autriche qui a choisi démocratiquement un gouvernement où l'extrême droite figure, il y a des sanctions, une sorte de cordon sanitaire, et pour M. Poutine, on est beaucoup plus indulgents ?
R - On ne peut pas comparer les deux choses. Lorsque l'on veut critiquer les diplomaties en général, on dit "deux poids deux mesures". Mais, en réalité, il n'y a pas deux situations comparables. Et heureusement que l'on ne dit pas cela en médecine, cela voudrait dire que l'on applique le même traitement à tout le monde, quoiqu'il fasse.
Dans le cas de l'Autriche, c'est différent, elle n'était pas obligée d'entrer dans l'Union européenne et lorsqu'elle est entrée, elle a souscrit à des traités, à des obligations juridiques, à des principes politiques, à des valeurs communes et elle n'y était pas obligée. A partir du moment où elle est là, elle doit s'y tenir. Nous ne sommes pas dans cette relation-là avec la Russie, c'est tout à fait différent et nous devons donc, avec les moyens que nous avons, les convaincre, les persuader que c'est une situation qui est en contradiction totale avec la façon dont ils traitent l'affaire tchétchène, c'est pour cela que j'ai dit qu'il fallait traiter autrement l'ambition affichée de moderniser la Russie.
Q - Dans quelques semaines, la France va prendre la présidence de l'Union européenne. Vous attendez qu'elle marque ce passage en changeant les institutions, en réussissant un certain nombre d'opérations, ou dites-vous que vous ferez de votre mieux ?
R - C'est beaucoup de faire de son mieux.
Q - Mais au niveau des résultats ?
R - Nous avons une obligation d'efforts et de moyens mais nous ne pouvons pas avoir une obligation de résultats. Par exemple, nous allons prendre la suite de la présidence portugaise pour la CIG qui va donner à l'Europe des institutions qui puissent fonctionner efficacement, même après l'élargissement. Nous voulons éviter la paralysie. Mais, cela veut dire qu'il faut se mettre d'accord sur la repondération des voix, c'est-à-dire, donner aux grands pays des voix un peu moins disproportionnées que leur poids réel concernant la situation actuelle, ce qui permettra d'élargir le vote à la majorité qualifiée qui facilite la décision notamment en matière fiscale ou sociale. Si nous nous mettons d'accord sur tout cela, nous devrions également pouvoir nous mettre d'accord sur une limitation de la taille de la Commission pour qu'elle demeure elle-même, gérable et efficace.
On voit bien que les Quinze ne veulent pas échouer une deuxième fois, ce serait désolant et en plus, cela retarderait l'élargissement. Ce qui aurait d'autres conséquences très fâcheuses. Les Européens sont donc animés par la volonté d'aboutir mais nous en tant que président, nous ne pouvons pas nous substituer à l'ensemble des autres et en tant que président, nous sommes astreints par une sorte de déontologie présidentielle à faire émerger le consensus, on n'a pas tout à fait la même position pour batailler. Nous ferons le mieux possible.
Q - Très bien.
R - Nous ferons tout ce qui dépend de nous là-dessus comme sur les autres volets, défense européenne, ou autre.
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(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 mars 2000)