Article de M. Laurent Fabius, président de l'Assemblée nationale et député maire PS de Grand-Quevilly, dans "La Gazette des Communes" d'octobre 1999, sur le statut et la responsabilité pénale du maire, intitulé "Enrayer la glissade".

Prononcé le 1er octobre 1999

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Média : La Gazette des communes

Texte intégral

Dans moins de dix-huit mois, les Français seront appelés à désigner la plus vaste assemblée démocratique de France, celle qui est constituée des 550 000 conseillers municipaux, maires, et conseillers généraux. En juin dernier, beaucoup comme moi s'étaient inquiétés du niveau record de l'abstention aux élections européennes. Quand dans un pays libre, pour une consultation importante, plus d'un citoyen sur deux refuse ou s'abstient de désigner ses représentants, c'est la marque d'une forme de rejet, en tout cas d'un problème. Or, il risque de se produire en mars 2001, une autre sorte d'abstention d'un genre inédit : celle provoquée par un certain manque de candidats, ceci au moment où la limitation des cumuls devrait supposer un certain renouvellement des édiles locaux. Trop de responsabilités pour pas assez de volontaires. Nous n'en sommes pas encore là, mais c'est la direction vers laquelle nous glissons. Un sondage réalisé par l'association des Maires de France ne révélait-il pas l'an dernier que plus d'un maire sur deux n'envisageait pas de se représenter en mars 2001 ?
Au moins deux phénomènes peuvent expliquer cette tendance. L'un tient à la lassitude face aux contraintes croissantes de la gestion communale. La réglementation toujours plus complexe, une exigence accrue de nos concitoyens à l'égard de " l'élu le plus aimé de France ", rendent la fonction de maire et de conseiller municipal de moins en moins compatible avec une vie professionnelle et privée normale. Les élus ne sont pas des zombies. Ils ont une famille. Ils ont une profession. Peut-on l'oublier ?
Un autre motif de cette " abstention " possible d'un nouveau genre, a trait à l'évolution de la responsabilité pénale de élus. Plus de huit cents élus font l'objet aujourd'hui d'une mise en examen. Vingt préfets sont dans la même situation, ainsi que - l'analogie mérite l'attention - de nombreux chefs d'établissements scolaires. Des centaines de postes de directeur d'école sont vacants, parce que les professeurs ne veulent plus encourir cette pénible et souvent injuste épreuve, en contrepartie des très maigres avantages qui leur sont consentis. Une information à méditer.
Récemment, le maire d'une capitale régionale déclarait lors d'un colloque où cette question était abordée : " Si je pensais à tous les sujets d'inquiétude, le mieux serait que je me retire à ma campagne ". Il y a là l'expression d'une angoisse collective ressentie par les élus. Car la question est là, répétitive : comment se prémunir de tous les accidents de la vie communale ? Un panneau de basket mal fixé, un nid-de-poule mal bouché, un rond-point mal conçu peuvent aboutir à la mise en jeu de la responsabilité personnelle et pénale des maires, selon un raisonnement bien connu : la victime pense trouver auprès du juge pénal une réponse plus rapide à sa recherche de responsabilité et d'indemnisation.
Faut-il s'y résigner ? Admettre que les représentants du peuple se recruteraient désormais, non plus parmi les meilleurs ou parmi les plus dévoués de nos concitoyens, mais parmi les moins conscients ou les plus riches ? Faut-il mettre en échec des vocations alors même que la limitation du cumul des mandats nous invite à élargir la population de nos représentantes et de nos représentants pour contribuer au fonctionnement d'une démocratie généreuse et proche ? Ce serait accepter de mettre dans le même sac -pour la plus grande joie des contempteurs de la démocratie - quelques rares individus malhonnêtes et l'écrasante majorité de celles et de ceux qui font le sacrifice des soirées paisibles et des week-ends familiaux pour se mettre totalement au service de leurs concitoyens.
Une réaction salutaire doit venir du législateur. Il serait bon qu'elle puisse aboutir à au moins deux séries de réformes, l'une relative à la responsabilité pénale des élus, l'autre concernant le statut des élus locaux.
Sans chercher à créer un droit spécial, un droit d'exception pour les élus (ce qui serait une erreur et une injustice), il faudrait clairement distinguer ce qui relève de l'intention délictuelle et de l'erreur involontaire, de l'individu et du collectif. Trois mécanismes pourraient être imaginés :
1°) Un mécanisme d'élévation du conflit à l'initiative soit du préfet, soit du procureur de la république pour départager ce qui relève de la faute personnelle, détachable du service, de l'erreur collective.
2°) A côté de la responsabilité administrative engagée devant les juridictions administratives, et à l'instar de la disposition introduite dans le nouveau code pénal qui autorise la condamnation des personnalités morales de droit privé, devrait être introduite la possibilité de condamner pénalement une commune, un département ou une région fautifs.
3°) Sans attendre les progrès des juridictions pour que la victime ou ses ayants droit puissent être indemnisés rapidement, un fonds d'indemnisation des victimes de fautes administratives devrait être créé qui, comme cela existe pour les victimes des accidents de la route ou du terrorisme, paierait dès la survenue d'un drame et serait ensuite remboursé après les décisions de justice.
Une seconde série de réformes devrait porter sur le statut de l'élu local : sur sa rémunération, sur sa réinsertion après mandat, sur sa retraite. Les dispositions retenues doivent être, non pas somptuaires, mais correctes.
La limitation du cumul de mandats a en effet pour corollaire d'admettre qu'à partir d'un certain niveau de responsabilités, déterminé en particulier par la taille de la ville, la fonction de maire s'exerce à temps complet. Que dirait-on d'un dirigeant de P.M.E. employant plusieurs centaines de salariés, gérant des centaines de millions de francs, et qui travaillerait à mi-temps dix-sept heures trente par semaine, en partant du postulat tout théorique que les chefs d'entreprises comme les maires s'appliquent à eux-mêmes les 35 heures ? La démocratie a un coût. Tout travail mérite juste compensation, à moins que les maires ne se recrutent désormais que dans la catégorie des ermites, des rentiers ou des milliardaires. Même si cela ne pas dans le sens de la démagogie ambiante, je soutiens qu'il serait normal de revoir la grille d'indemnités des élus, en la rapprochant de celle de la haute fonction publique. Un pas dans ce sens a été fait dans le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale en seconde lecture. Ce n'est que justice.
Un statut digne de ce nom suppose également qu'en fin de mandat, l'ancien élu bénéficie d'une réelle réinsertion professionnelle, sinon nous ne réussirons pas à diversifier, au-delà de la fonction publique, le personnel politique de notre pays. Pourquoi ne pas retenir une double suggestion ?
- améliorer la loi qui fait obligation, pour les entreprises, de réinsérer un ancien élu. Après deux mandats, celui-ci, éloigné des pratiques de son métier, pourrait obtenir une période de formation, de remise à niveau pendant un an, à l'issue duquel il obtiendrait un véritable reclassement professionnel ;
- faciliter l'accès à la fonction publique par la voie d'emplois réservés ou de concours particuliers (en allant au delà de la maigre possibilité offerte par le 3e voie de l'ENA).
S'agissant de la retraite des élus, il ne me paraît pas normal dans un grand pays républicain qu'un maire perçoive une retraite de quelques milliers de francs par an, après 15 ans de mandat. Là aussi la démocratie a un prix : celui de réserver aux anciens élus un sort conforme à leur engagement citoyen au service de la République.
Ces quelques propositions ne suffiront certes pas à redonner entièrement confiance aux élus actuels ou potentiels. L'éducation civique, les moyens d'un plus fort lien citoyen entre le peuple et ses élus, une simplification des compétences et des réglementations, tout cela est à examiner. Au moins ces propositions ont-elles le mérite de chercher à enrayer une pente dangereuse, une glissade : l'affaiblissement de la démocratie représentative qui, par le suffrage universel, est le socle civique et politique de la Nation.
(source http://www.assemblee-nationale.fr, le 2 novembre 1999)