Texte intégral
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs les Sénateurs,
Je veux d'abord remercier M. About de sa question, qui nous donne l'occasion d'un débat sur un sujet important, après le Conseil européen de Luxembourg des 12 et 13 décembre derniers, qui ne l'a pas été moins.
Je crois que la tonalité de vos débats est assez claire : il s'est agi, en effet, lors de ce Conseil européen, d'un moment important de la construction européenne, puisque les Européens ont décidé d'ouvrir un processus qui doit permettre la réunification de la famille européenne, séparée par l'Histoire. Il s'agissait donc, effectivement, d'un moment historique, qualificatif parfois galvaudé, mais, en l'occurrence, tout à fait justifié.
Ce Conseil européen difficile se présentait sous des auspices médiocres - je reviendrai peut-être tout à l'heure sur les observations faites par M. de La Malène. Mais la France a su peser en faveur d'un processus, finalement retenu, qui soit à la fois global - c'était très important - inclusif mais aussi flexible.
Avant d'aborder les questions soulevées, je veux dire que ce Conseil a été empreint, ainsi que l'a déclaré M. le Président de la République, d'une certaine émotion. Certes, ce n'était pas la première fois que l'Europe se réunissait à vingt-six, mais c'était la première fois que les "Vingt-six" étaient réunis dans une perspective qui est bien celle de la réunification européenne. M. Genton a bien cerné le sujet : la perspective d'un enrichissement considérable pour l'Union européenne, voire d'une redéfinition du dessein européen, et l'altération éventuelle de la nature de la construction européenne sont autant de questions qui sont posées par l'élargissement.
J'articulerai ma réponse à la question de M. About autour de points : tout d'abord la méthode d'élargissement décidée par le Conseil européen, qui a suscité un véritable intérêt mais qui connaît aussi des incertitudes ; la Conférence européenne, dont l'intérêt semblerait désormais plus limité, Monsieur About ; la réforme des institutions de l'Union, qui est indispensable et urgente ; la Turquie et le nécessaire renforcement de son ancrage à l'Europe ; enfin, le cadre financier et la réforme des politiques communes.
Sur la méthode décidée par le Conseil européen à Luxembourg, je veux d'abord exprimer quelques motifs de satisfaction, sans doute les principaux.
D'une façon générale, la présidence luxembourgeoise a été une excellente présidence, à la fois inventive, souple, très ouverte aux thèses françaises, propice à reconstituer un travail franco-allemand qui n'est pas toujours des plus faciles ; une présidence qui a été parfaite de bout en bout, sauf, peut-être - s'il fallait apporter un petit bémol - sur la question turque : ce pays a peut-être poussé dans ses retranchements en provoquant les réactions que l'on connaît.
Le Conseil européen a pris des décisions essentielles pour l'avenir de l'Europe, que l'on peut qualifier d'historiques, puisqu'il a engagé de façon maintenant irréversible le processus d'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale.
La méthode retenue me semble pertinente, puisqu'elle permet le lancement effectif d'un processus d'adhésion inclusif, qui englobe donc tous les pays candidats, ce qui est très important. Le président de la République et le gouvernement partageaient le souci exprimé par M. de Villepin : il fallait éviter que de nouvelles lignes de fracture ne se créent à l'occasion d'une différenciation trop prononcée. J'avais à plusieurs reprises, lors d'auditions devant la délégation ou devant la commission des Affaires étrangères du Sénat, indiqué à M. de La Malène que cela me paraissait possible.
La présidence luxembourgeoise a trouvé un moyen particulièrement astucieux et inventif d'y parvenir. Rien n'aurait été pire que de donner le sentiment à Luxembourg de ne retenir que les candidats les mieux préparés en se fondant sur des considérations techniques qui ne valent, par rapport à l'évolution fantastique que connaissent ces pays, que pour quelques mois ou quelques années et d'écarter les autres du champ de l'élargissement.
M. Estier a mentionné le cas des Etats baltes. Il se trouve que, lors de la semaine précédant le Conseil européen, j'ai eu l'occasion de me rendre dans ces Etats. Pour trouver les fondements d'une différenciation, il fallait avoir une loupe que je n'avais pas emportée avec moi. On voit bien qu'autant peut-être, c'est vrai, l'Estonie a quelques avantages s'agissant des réformes institutionnelles ou administratives, autant il n'est pas raisonnable d'affirmer qu'en cinq ans la situation ne peut pas changer. Il n'est pas impossible que, au contraire, tel ou tel pays, la Lituanie ou la Lettonie, pourrait éventuellement, dans ce délai, rattraper son retard. La perspective raisonnable reste donc que ces pays se voient offrir la chance d'adhérer ensemble, même si, au départ, il existe quelques petites différences. C'est à cette perspective que nous parvenons, car le Conseil européen a bien compris les risques d'une discrimination. Il a évité cet écueil puisque, en définitive, les chefs d'Etat et de gouvernement ont décidé de lancer un processus d'adhésion avec les dix pays candidats d'Europe centrale et orientale ainsi qu'avec Chypre sur un pied d'égalité. Il a clairement inscrit ce processus dans l'article O du Traité relatif à la procédure d'adhésion à l'Union.
On peut partager sur ce point la satisfaction de M. François Lesein. Cette référence au Traité fondateur est évidemment très importante puisqu'elle consacre la décision de l'Union d'intégrer en son sein l'ensemble des candidats. Il y a bien, après Luxembourg, une vocation égale à l'adhésion et à un rythme qui respecte les spécificités de chacun des candidats.
Ayant participé au déjeuner des ministres des Affaires étrangères des pays candidats, je peux effectivement dire que tous, finalement, voyaient là une réponse à leurs soucis. Certains souhaitaient en fait attendre, sans le dire ; certains souhaitaient aller vite ; tous manifestaient une satisfaction égale par rapport à ce qui s'était produit et avaient la sensation, je crois fondée, que des chances égales leur étaient données.
Par ailleurs, le Conseil européen a explicitement prévu que, sur la base d'un rapport de la Commission, le Conseil pourrait décider l'ouverture de négociations d'adhésion avec d'autres candidats qui seraient prêts. La date de début des négociations ne préjuge pas, c'est très important, celle de leur conclusion. Certains pays, partis plus tard, rattraperont, voire dépasseront les candidats entrés plus tôt en négociation.
C'est pourquoi je soulignais que ce processus était un processus flexible, ce qui est fondamental. Il s'agissait, là aussi, d'une demande de la France, appuyée par d'autres pays.
A cet égard, la préoccupation exprimée par M. de Villepin est légitime. Elle est d'ailleurs reprise par les autorités françaises. En réalité, il n'y aura pas, car il ne peut pas y en avoir, deux trains séparés de l'élargissement. Les premiers nouveaux adhérents ne doivent pas pouvoir s'opposer à tout élargissement ultérieur. Le cadre général des négociations adopté par le Conseil prévoit "l'acceptation du principe par chaque candidat de placer sa candidature dans le contexte du processus inclusif d'élargissement instauré par le Conseil européen". Nous sommes donc bien dans ce cadre global et inclusif. On ne pourra pas le découper en tranches, en revenant plus tard sur des oppositions entre telle ou telle nation - on voit bien lesquelles - dans le contexte parfois mouvementé de cette Europe centrale et orientale.
Enfin, le renforcement de la stratégie de préparation de l'adhésion autour de partenariats d'adhésion, qui seront adoptés avant le 15 mars, permettra d'accompagner la mise à niveau des pays candidats. De plus, dans le cadre de la prochaine programmation financière, les crédits PHARE seront complétés par des aides dites préstructurelles ainsi que par une assistance dans le secteur agricole. Ces aides tiendront compte des besoins des pays candidats, notamment de ceux des moins avancés d'entre eux.
J'en profite pour répondre à une observation de M. Bécart. Les conditions posées par la Commission aux réformes dans tous les pays d'Europe centrale et orientale sont rigoureuses, personne ne peut le nier. Ces pays ont procédé massivement à des privatisations. Pourront-ils poursuivre dans cette voie dans le contexte de crise que connaissent l'économie mondiale et les marchés financiers aujourd'hui ? Il est moins certain que ce rythme se maintiendra à la même vitesse. Mais il n'est pas exact de dire que les privatisations sont imposées par l'Union européenne, car ce n'est pas le cas. Et d'ailleurs, il est des exemples d'aides PHARE à des services publics. L'Union européenne, c'est vrai, a une tendance libérale - qui peut le nier ? - mais elle ne prône pas un système ultralibéral. Elle permet l'évolution d'économies qui conservent des services publics forts.
Quant à l'intérêt et à l'avenir de la Conférence européenne, évoqués par M. About, repris avec le même souci par M. de Villepin, la question est bien sûr légitime. Deux éléments pourraient jeter en effet un doute sur la pertinence de cet instrument, qui est assurément d'inspiration totalement française. Nous avons été porteurs, inventeurs de bout en bout de cette conférence.
Premier élément : la méthode retenue par le Conseil européen, qui atténue fortement la différenciation entre les candidats, semble définitivement les prémunir contre le risque d'apparition de nouvelles fractures sur le continent européen. Or, précisément, l'un des objectifs assignés à la Conférence européenne était d'aider à la prévention d'un tel risque. Le risque est moindre. Aussi l'outil était-il nécessaire.
Second élément : la participation de la Turquie à la Conférence est évidemment nécessaire. C'était là une des raisons qui nous ont conduits à la proposer. Or le traitement relativement, pour ne pas dire très insatisfaisant imposé à ce pays à Luxembourg laisse planer un doute quant à sa participation. Je reviendrai sur ce point.
Mais, pour autant, la Conférence européenne demeure l'un des éléments essentiels destinés à garantir la cohérence d'un processus d'élargissement qui, pour reprendre l'expression de M. de La Malène, ne sera pas un long fleuve tranquille. Il sera long et sans doute très complexe.
Pourquoi la Conférence européenne est-elle un élément très important ?
D'abord, parce que c'est la seule enceinte qui réunira les membres actuels et futurs de l'Union européenne.
Ensuite, parce que c'est un forum indispensable pour que ses membres puissent traiter des questions d'intérêt général - politique extérieure et de sécurité commune, affaires de justice et affaires intérieures, projets économiques d'intérêt commun - en préfigurant l'Europe à vingt-cinq, ou trente demain.
Pour ma part, je crois qu'il faut accepter cette Conférence européenne. Elle est un peu fondée sur les conceptions françaises et, d'ailleurs, le président de la République l'a voulue ainsi : petit à petit, nous avons cessé de la concevoir comme un élément du processus d'élargissement pour en venir à une entité plus vaste à laquelle d'autres pays pourraient plus tard s'agréger, notamment la Suisse, la Norvège ou l'Ukraine, c'est-à-dire à une préfiguration d'une Europe beaucoup plus vaste, qui est celle de demain. La Conférence tend donc à se déconnecter du processus d'élargissement et prend une signification plus vaste.
Il est clair que nous suivrons avec attention les décisions que prendra la Turquie lorsque lui sera lancée - cela a été décidé - l'invitation à participer à la Conférence européenne. J'y reviendrai dans quelques instants.
La troisième question est celle de l'urgence et de l'impératif d'une réforme des institutions. Nous en parlons à chacune de nos discussions ici et, au fond, elle fait l'unanimité, en tant que question en tout cas, sur toutes les travées.
M. About a parfaitement raison : la réforme institutionnelle reste à faire, et le gouvernement, à Amsterdam et depuis Amsterdam, l'a dit avec force. Comme vous l'avez souligné, Monsieur le Sénateur, il nous reste à dire laquelle nous souhaitons.
J'aborde ce sujet en présence de Michel Barnier, avec qui j'en parlais encore hier soir, en commentant quelques mots qui ont été prononcés à propos de l'actuelle ou de l'ancienne majorité : il y a finalement une continuité extrêmement grande. C'est vrai, le gouvernement peut souligner qu'il a pris l'affaire en fin de course ; mais M. Barnier me faisait observer dans une conversation privée qu'il avait manqué quelques semaines - pas tout à fait de notre faite, mais cela s'est trouvé ainsi ! - au précédent gouvernement pour achever cette négociation.
Je note que les uns et les autres, à quelques semaines près, nous avons obtenu sur ce point un succès modéré. Il n'est donc pas à mon sens raisonnable, Monsieur Badré, d'attribuer l'échec institutionnel d'Amsterdam à je ne sais quel malaise à Poitiers. Le ver était largement présent dans le fruit !
S'agissant de l'extension d'une partie de la réforme, sur laquelle s'interrogeait M. de Villepin, nous nous efforçons de trouver des alliés. Il est vrai que nous ne sommes pas très nombreux, mais il y a clairement l'Italie et la Belgique, et il y aura demain, j'en suis persuadé, les Pays-Bas et l'Espagne. De plus, j'ai la conviction que la présidence britannique est prête à jouer sur des positions qui sont assez proches des nôtres.
A Luxembourg, cette réforme n'était pas à l'ordre du jour ; ce n'était ni le lieu, ni le moment ; l'agenda de Luxembourg était considérable, sans parler du Conseil de l'euro et d'autres questions. Ce qu'une conférence intergouvernementale lourde et longue n'avait pas pu produire, nous ne pouvions pas le faire en six mois, c'est clair.
En revanche, nous avons obtenu à Luxembourg la confirmation que la réforme des institutions est un préalable indispensable à l'élargissement, ce qui va au-delà de la seule rhétorique. Sur cette question, sachez que la détermination du président de la République et du gouvernement est entière. Je sais qu'elle est largement partagée par les parlementaires à l'Assemblée nationale et au Sénat, comme l'ont prouvé les interventions de tous les orateurs.
Dans la période qui s'ouvre, nous devrons prendre appui sur les conclusions du Conseil européen pour obtenir une véritable réforme des institutions permettant à une Union élargie de fonctionner efficacement. Dans ce contexte, M. About nous demande de préciser notre conception sur ce préalable institutionnel.
Tout d'abord, je crois qu'il faut le dire, il n'y aura pas de conclusion des prochaines négociations d'adhésion sans une réforme institutionnelle préalable.
Cela répond à l'engagement solennel de la France et d'autres Etats membres, comme en témoigne la déclaration signée par la France, la Belgique et l'Italie annexée au Traité d'Amsterdam.
Quel sera le contenu de cette réforme institutionnelle ? Ne cachons pas qu'il faut encore y réfléchir. Il ne serait pas raisonnable que nous nous contentions de reprendre des positions qui, à Amsterdam, n'ont pas fait l'unanimité et qui ont provoqué une crise. L'élargissement à dix ou douze pays entraîne un changement d'échelle qui ne s'improvise pas.
Parmi les composantes de la réflexion, figurent aussi le passage à la monnaie unique et le choc fédérateur qu'il entraînera.
Certains orateurs, notamment M. Badré, ont évoqué la perspective fédérale, qui serait indispensable pour que fonctionne une Union à vingt ou trente membres. Pour ma part, je ne crains pas de dire que ce n'est pas un tabou et qu'effectivement, lorsque nous parlons avec M. Hubert Védrine de choc fédérateur de l'euro, nous pensons bien à une perspective fédérale, même si ces termes sont peut-être quelque peu éloignés de la réalité.
Pour revenir à la réforme institutionnelle à plus court terme, les thèmes en sont connus.
Premièrement, il s'agit d'une Commission plus collégiale, donc plus restreinte. C'est essentiel pour que celle-ci retrouve son rôle de garant de l'intérêt communautaire.
Deuxièmement, c'est une extension, je dirais presque une systématisation, du vote à la majorité qualifiée dans les domaines où la dernière Conférence intergouvernementale n'a pu aboutir.
Troisièmement, il s'agit - l'on retrouve, finalement, des orientations déjà connues - d'une nouvelle pondération des voix au Conseil, qui est indispensable en termes d'efficacité et de représentativité des Etats membres.
Quelle sera la méthode ? Sur ce point, je partage l'avais de M. de Villepin : la méthode de la CIG - cela méritera peut-être de plus amples débats - a montré certaines de ses limites ; il faut donc réfléchir à une nouvelle méthode. Celle du "comité des sages" est possible, ou, en tout cas, celle d'une procédure spécifique combinant le caractère politique de la démarche et le souci de son efficacité.
Cette question ne manque pas d'intérêt, me semble-t-il. Là encore, parce que nos réflexions en sont à un stade préliminaire et que, je l'avoue, nous avons du temps, nous aurons l'occasion d'en reparler.
Le quatrième aspect, de la question de M. About concerne la nécessité de renforcer l'ancrage de la Turquie à l'Europe. Mais ce sujet a également été évoqué par MM. de Villepin, Lesein et Bécart.
Comme vous le savez, M. Hubert Védrine, le ministre des Affaires étrangères, vient de se rendre en Grèce et en Turquie. Il a engagé une discussion de fond sur ces questions, dans le prolongement du Conseil européen. Je veux d'emblée préciser notre position, qui rejoint la vôtre, M. About.
La Turquie est un partenaire stratégique essentiel parce qu'elle est à la confluence de plusieurs mondes - l'Europe, le Caucase et le Proche-Orient - parce que c'est un grand pays et un pays laïc. Son ancrage à l'Union européenne est nécessaire pour assurer son évolution démocratique ainsi que son développement économique à long terme.
Nous devons tous avoir à l'esprit les risques que présenterait une rupture de cet ancrage, à savoir les tentations islamistes, d'une part, le blocage de la question de Chypre, d'autre part, sans oublier, comme l'évoquait M. François Lesein, les rapports avec les Etats-Unis. En effet, ce dernier pays reste sans doute notre allié et notre partenaire, mais il est aussi notre compétiteur.
La Turquie est un élément stabilisateur pour l'ensemble de la région. C'est pourquoi, je le dis sans ambages, elle mérite mieux que le traitement qui lui a été accordé à Luxembourg, d'autant que l'union douanière ne lui a pas apporté tout ce qu'elle était en droit d'attendre, notamment en matière d'aide financière, alors que l'Union européenne, pour sa part, a très largement bénéficie des effets de cette union douanière en termes commerciaux.
De notre point de vue, il est très important d'envoyer des signaux politiques forts sur les perspectives européennes de la Turquie afin de conforter l'orientation occidentale de ce pays et d'emporter le soutien de l'opinion publique turque aux réformes qui sont nécessaires pour aller dans ce sens, mais qui sont coûteuses économiquement et politiquement. C'est le sens de la visite effectuée par M. Hubert Védrine à Ankara peu de temps après la tenue du Conseil européen.
A Luxembourg, l'Union européenne a réaffirmé timidement l'éligibilité de la Turquie, elle a mis au point une stratégie d'intégration, elle a entériné le principe de la participation d'Ankara à la Conférence européenne. Ces éléments incluent la Turquie dans le processus d'élargissement, même si elle n'est pas partie prenante, dans l'immédiat, du processus d'adhésion proprement dit. Ne nous cachons pas que la Turquie a un long chemin à parcourir pour se conformer aux critères de Copenhague, qu'il s'agisse des Droits de l'Homme, des rapports avec ses voisins ou du dossier de Chypre.
M. Hubert Védrine ne s'est pas rendu dans ce pays pour tenir un discours complaisant : nous avons dit à nos interlocuteurs que la Turquie devait évoluer. Il est dans le même temps naturellement dans son intérêt de prendre le temps de la réflexion pour analyser les propositions formulées par le Conseil européen.
Aussi convient-il, selon nous, d'inviter Ankara à prendre un peu de recul par rapport au Conseil européen de Luxembourg. Tout n'a pas commencé, tout ne s'est pas achevé à Luxembourg ! Lors des trente dernières années, au-delà des aléas politiques, nous avons accompli pas à pas beaucoup de choses avec ce pays. Nous souhaitons préserver et accroître cet acquis.
A ce titre, nous estimons que la stratégie européenne pour la Turquie définie à Luxembourg devrait être engagée rapidement et que ce pays devrait participer, sans qu'aucune condition préalable ne lui soit opposée, à la réunion de la Conférence européenne prévue à la mi-mars.
Je relève toutefois un problème : M. Hubert Védrine a eu le sentiment très net qu'à l'heure où nous parlions le gouvernement turc, avec beaucoup de fermeté, ne manifestait pas le souhait de participer à cette réunion. Comme vous le savez, M. Yilmaz a en effet indiqué que la date retenue ne figurait pas sur son agenda, ce qui est quelque peu ennuyeux.
M. François Lesein s'est interrogé sur le rapprochement entre la Turquie et les Etats-Unis. L'ancrage à l'OTAN de la Turquie est ancien, ce qui fait que le lien américano-turc est très fort ; et il peut encore se renforcer à l'occasion des difficultés de l'Europe.
Quant au partenariat stratégique américano-turco-israélien, je pense qu'il rencontrera des limites évidentes dans le contexte moyen-oriental, la Turquie ne pouvant totalement s'isoler, comme l'ont démontré ses déboires lors du Sommet de l'Organisation de la Conférence islamique, en décembre. Il y a sans doute là un motif de préoccupation. Mais il ne faut pas l'exagérer.
Au sujet de la question kurde, vous l'avez souligné à juste titre, il est contradictoire de rejeter un pays loin de l'Europe tout en le sommant de résoudre des questions qui sont extraordinairement délicates.
En conclusion de mon propos sur la Turquie proprement dite, je dirai que tous ces éléments prouvent qu'il n'y a pas de raison d'être pessimiste à l'excès. La Turquie a fait la preuve de sa bonne volonté dans les derniers jours pour coopérer avec l'Europe dans la maîtrise des flux migratoires, notamment lors de la réunion des chefs de la police à Rome. J'ai bon espoir que cette attitude de coopération se poursuivra sur d'autres plans, c'est-à-dire sur le plan général des relations turco-européennes.
S'agissant de Chypre, et pour répondre aux préoccupations de M. Claude Estier, je dirai que nous attendons de toutes les parties qu'elles adoptent une attitude responsable. La réaction de la Turquie sur Chypre est à la mesure de sa déception. Elle est très clairement exagérée et il faut s'efforcer, à présent, de convaincre Ankara que la Turquie n'aurait rien à gagner à s'engager dans une épreuve de force. Cela implique que la Grèce et les Chypriotes grecs fassent également preuve d'ouverture. Cela implique aussi que la Turquie fasse ce qu'elle a à faire.
A Luxembourg, nous avons oeuvré pour que les conclusions reflètent la lettre et l'esprit de la décision du 6 mars 1995. Le Conseil européen a ainsi affirmé que les négociations contribueront à la recherche d'une solution politique en vue de la création d'une fédération bicommunautaire, bizonale. L'objectif doit donc être celui de l'entrée dans l'Union d'une île réunifiée. C'est ce que le président de la République a affirmé tout au long du Conseil européen.
Par ailleurs, le Conseil européen a très clairement demandé que la délégation chypriote comprenne des représentants de la communauté chypriote turque. Cela constitue, en effet, la garantie que les négociations d'adhésion favoriseront un règlement politique conforme aux résolutions des Nations unies.
Je tenais à vous donner la position de la France sur la question turque. Ne nous cachons pas qu'il s'agit d'un dossier extraordinairement délicat dans la conjoncture présente. La France s'efforce de convaincre les Turcs qu'il leur faut améliorer leurs relations avec les Grecs et avec l'Europe, et les Européens qu'il leur faut être plus ouverts vis-à-vis de la Turquie. Le chemin qui reste à parcourir est important, je manquerais à la vérité si je ne le disais pas.
Je veux enfin traiter des orientations relatives au cadre financier et aux politiques communes, en réponse à la question de M. About et aux interrogations fortes de M. de Villepin.
Le Conseil de l'Europe a souligné les principes fondamentaux qui devront guider, dans le contexte de l'élargissement, l'établissement d'un nouveau cadre financier et la réforme des politiques communes, essentiellement celle de la PAC et des fonds structurels. C'est un dossier très difficile, sur lequel les intérêts des uns et des autres sont différents, voire divergents.
Reconnaissons que la plupart de nos partenaires ne souhaitent pas, pour des raisons variées, aborder à Luxembourg d'autres questions que celle de l'élargissement au sens strict. Pour la plupart - c'était le cas de l'Espagne, comme cela a été mentionné par M. de La Malène, c'était le cas de l'Allemagne aussi, pour d'autres raisons - ils ne voulaient aborder à Luxembourg que la question de l'élargissement au sens strict, sans aborder son volet interne, c'est-à-dire ses conditions.
Le gouvernement français et le président de la République se sont battus tout au long de ce Conseil et ils ont obtenu, avec le soutien de la présidence luxembourgeoise et de certains de nos partenaires, que quelques principes de base soient rappelés au plus haut niveau de l'Union avant que les négociations ne commencent dans le détail sur la base des propositions de la Commission, qui sont attendues pour la fin du mois de mars.
Reconnaissons d'emblée, avant de revenir rapidement sur la position prise par l'Europe, que notre niveau d'ambition était initialement plus élevé, voire sensiblement plus élevé ; mais je crois qu'au cours de ce dernier après-midi de réunion du Conseil européen, l'essentiel a été acquis.
La Commission est invitée à aller de l'avant et à présenter des propositions précises sur la base du travail qu'elle a effectué dans le cadre d'Agenda 2000. Cela signifie qu'un cadre financier devra être établi, en prenant en compte l'impératif de rigueur budgétaire mentionné par les conclusions du Conseil et en se fondant sur une double programmation des dépenses.
M. de Villepin s'est interrogé sur le coût de l'élargissement. On connaît les estimations de la Commission : 45 milliards d'écus pour les pays nouveaux adhérents, au titre des fonds structurels ; 15 milliards d'écus pour la PAC, pour les mêmes pays ; quant au coût de l'effort de préadhésion, il serait de l'ordre de 9 milliards d'écus.
Il s'agit là, évidemment, d'une évaluation sujette à caution. C'est pourquoi nous avons demandé une double programmation, car l'on ne sait pas très bien quels pays auront adhéré dans cinq ans étant donné que l'on a un peu tout mélangé.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 septembre 2001)
Mesdames, Messieurs les Sénateurs,
Je veux d'abord remercier M. About de sa question, qui nous donne l'occasion d'un débat sur un sujet important, après le Conseil européen de Luxembourg des 12 et 13 décembre derniers, qui ne l'a pas été moins.
Je crois que la tonalité de vos débats est assez claire : il s'est agi, en effet, lors de ce Conseil européen, d'un moment important de la construction européenne, puisque les Européens ont décidé d'ouvrir un processus qui doit permettre la réunification de la famille européenne, séparée par l'Histoire. Il s'agissait donc, effectivement, d'un moment historique, qualificatif parfois galvaudé, mais, en l'occurrence, tout à fait justifié.
Ce Conseil européen difficile se présentait sous des auspices médiocres - je reviendrai peut-être tout à l'heure sur les observations faites par M. de La Malène. Mais la France a su peser en faveur d'un processus, finalement retenu, qui soit à la fois global - c'était très important - inclusif mais aussi flexible.
Avant d'aborder les questions soulevées, je veux dire que ce Conseil a été empreint, ainsi que l'a déclaré M. le Président de la République, d'une certaine émotion. Certes, ce n'était pas la première fois que l'Europe se réunissait à vingt-six, mais c'était la première fois que les "Vingt-six" étaient réunis dans une perspective qui est bien celle de la réunification européenne. M. Genton a bien cerné le sujet : la perspective d'un enrichissement considérable pour l'Union européenne, voire d'une redéfinition du dessein européen, et l'altération éventuelle de la nature de la construction européenne sont autant de questions qui sont posées par l'élargissement.
J'articulerai ma réponse à la question de M. About autour de points : tout d'abord la méthode d'élargissement décidée par le Conseil européen, qui a suscité un véritable intérêt mais qui connaît aussi des incertitudes ; la Conférence européenne, dont l'intérêt semblerait désormais plus limité, Monsieur About ; la réforme des institutions de l'Union, qui est indispensable et urgente ; la Turquie et le nécessaire renforcement de son ancrage à l'Europe ; enfin, le cadre financier et la réforme des politiques communes.
Sur la méthode décidée par le Conseil européen à Luxembourg, je veux d'abord exprimer quelques motifs de satisfaction, sans doute les principaux.
D'une façon générale, la présidence luxembourgeoise a été une excellente présidence, à la fois inventive, souple, très ouverte aux thèses françaises, propice à reconstituer un travail franco-allemand qui n'est pas toujours des plus faciles ; une présidence qui a été parfaite de bout en bout, sauf, peut-être - s'il fallait apporter un petit bémol - sur la question turque : ce pays a peut-être poussé dans ses retranchements en provoquant les réactions que l'on connaît.
Le Conseil européen a pris des décisions essentielles pour l'avenir de l'Europe, que l'on peut qualifier d'historiques, puisqu'il a engagé de façon maintenant irréversible le processus d'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale.
La méthode retenue me semble pertinente, puisqu'elle permet le lancement effectif d'un processus d'adhésion inclusif, qui englobe donc tous les pays candidats, ce qui est très important. Le président de la République et le gouvernement partageaient le souci exprimé par M. de Villepin : il fallait éviter que de nouvelles lignes de fracture ne se créent à l'occasion d'une différenciation trop prononcée. J'avais à plusieurs reprises, lors d'auditions devant la délégation ou devant la commission des Affaires étrangères du Sénat, indiqué à M. de La Malène que cela me paraissait possible.
La présidence luxembourgeoise a trouvé un moyen particulièrement astucieux et inventif d'y parvenir. Rien n'aurait été pire que de donner le sentiment à Luxembourg de ne retenir que les candidats les mieux préparés en se fondant sur des considérations techniques qui ne valent, par rapport à l'évolution fantastique que connaissent ces pays, que pour quelques mois ou quelques années et d'écarter les autres du champ de l'élargissement.
M. Estier a mentionné le cas des Etats baltes. Il se trouve que, lors de la semaine précédant le Conseil européen, j'ai eu l'occasion de me rendre dans ces Etats. Pour trouver les fondements d'une différenciation, il fallait avoir une loupe que je n'avais pas emportée avec moi. On voit bien qu'autant peut-être, c'est vrai, l'Estonie a quelques avantages s'agissant des réformes institutionnelles ou administratives, autant il n'est pas raisonnable d'affirmer qu'en cinq ans la situation ne peut pas changer. Il n'est pas impossible que, au contraire, tel ou tel pays, la Lituanie ou la Lettonie, pourrait éventuellement, dans ce délai, rattraper son retard. La perspective raisonnable reste donc que ces pays se voient offrir la chance d'adhérer ensemble, même si, au départ, il existe quelques petites différences. C'est à cette perspective que nous parvenons, car le Conseil européen a bien compris les risques d'une discrimination. Il a évité cet écueil puisque, en définitive, les chefs d'Etat et de gouvernement ont décidé de lancer un processus d'adhésion avec les dix pays candidats d'Europe centrale et orientale ainsi qu'avec Chypre sur un pied d'égalité. Il a clairement inscrit ce processus dans l'article O du Traité relatif à la procédure d'adhésion à l'Union.
On peut partager sur ce point la satisfaction de M. François Lesein. Cette référence au Traité fondateur est évidemment très importante puisqu'elle consacre la décision de l'Union d'intégrer en son sein l'ensemble des candidats. Il y a bien, après Luxembourg, une vocation égale à l'adhésion et à un rythme qui respecte les spécificités de chacun des candidats.
Ayant participé au déjeuner des ministres des Affaires étrangères des pays candidats, je peux effectivement dire que tous, finalement, voyaient là une réponse à leurs soucis. Certains souhaitaient en fait attendre, sans le dire ; certains souhaitaient aller vite ; tous manifestaient une satisfaction égale par rapport à ce qui s'était produit et avaient la sensation, je crois fondée, que des chances égales leur étaient données.
Par ailleurs, le Conseil européen a explicitement prévu que, sur la base d'un rapport de la Commission, le Conseil pourrait décider l'ouverture de négociations d'adhésion avec d'autres candidats qui seraient prêts. La date de début des négociations ne préjuge pas, c'est très important, celle de leur conclusion. Certains pays, partis plus tard, rattraperont, voire dépasseront les candidats entrés plus tôt en négociation.
C'est pourquoi je soulignais que ce processus était un processus flexible, ce qui est fondamental. Il s'agissait, là aussi, d'une demande de la France, appuyée par d'autres pays.
A cet égard, la préoccupation exprimée par M. de Villepin est légitime. Elle est d'ailleurs reprise par les autorités françaises. En réalité, il n'y aura pas, car il ne peut pas y en avoir, deux trains séparés de l'élargissement. Les premiers nouveaux adhérents ne doivent pas pouvoir s'opposer à tout élargissement ultérieur. Le cadre général des négociations adopté par le Conseil prévoit "l'acceptation du principe par chaque candidat de placer sa candidature dans le contexte du processus inclusif d'élargissement instauré par le Conseil européen". Nous sommes donc bien dans ce cadre global et inclusif. On ne pourra pas le découper en tranches, en revenant plus tard sur des oppositions entre telle ou telle nation - on voit bien lesquelles - dans le contexte parfois mouvementé de cette Europe centrale et orientale.
Enfin, le renforcement de la stratégie de préparation de l'adhésion autour de partenariats d'adhésion, qui seront adoptés avant le 15 mars, permettra d'accompagner la mise à niveau des pays candidats. De plus, dans le cadre de la prochaine programmation financière, les crédits PHARE seront complétés par des aides dites préstructurelles ainsi que par une assistance dans le secteur agricole. Ces aides tiendront compte des besoins des pays candidats, notamment de ceux des moins avancés d'entre eux.
J'en profite pour répondre à une observation de M. Bécart. Les conditions posées par la Commission aux réformes dans tous les pays d'Europe centrale et orientale sont rigoureuses, personne ne peut le nier. Ces pays ont procédé massivement à des privatisations. Pourront-ils poursuivre dans cette voie dans le contexte de crise que connaissent l'économie mondiale et les marchés financiers aujourd'hui ? Il est moins certain que ce rythme se maintiendra à la même vitesse. Mais il n'est pas exact de dire que les privatisations sont imposées par l'Union européenne, car ce n'est pas le cas. Et d'ailleurs, il est des exemples d'aides PHARE à des services publics. L'Union européenne, c'est vrai, a une tendance libérale - qui peut le nier ? - mais elle ne prône pas un système ultralibéral. Elle permet l'évolution d'économies qui conservent des services publics forts.
Quant à l'intérêt et à l'avenir de la Conférence européenne, évoqués par M. About, repris avec le même souci par M. de Villepin, la question est bien sûr légitime. Deux éléments pourraient jeter en effet un doute sur la pertinence de cet instrument, qui est assurément d'inspiration totalement française. Nous avons été porteurs, inventeurs de bout en bout de cette conférence.
Premier élément : la méthode retenue par le Conseil européen, qui atténue fortement la différenciation entre les candidats, semble définitivement les prémunir contre le risque d'apparition de nouvelles fractures sur le continent européen. Or, précisément, l'un des objectifs assignés à la Conférence européenne était d'aider à la prévention d'un tel risque. Le risque est moindre. Aussi l'outil était-il nécessaire.
Second élément : la participation de la Turquie à la Conférence est évidemment nécessaire. C'était là une des raisons qui nous ont conduits à la proposer. Or le traitement relativement, pour ne pas dire très insatisfaisant imposé à ce pays à Luxembourg laisse planer un doute quant à sa participation. Je reviendrai sur ce point.
Mais, pour autant, la Conférence européenne demeure l'un des éléments essentiels destinés à garantir la cohérence d'un processus d'élargissement qui, pour reprendre l'expression de M. de La Malène, ne sera pas un long fleuve tranquille. Il sera long et sans doute très complexe.
Pourquoi la Conférence européenne est-elle un élément très important ?
D'abord, parce que c'est la seule enceinte qui réunira les membres actuels et futurs de l'Union européenne.
Ensuite, parce que c'est un forum indispensable pour que ses membres puissent traiter des questions d'intérêt général - politique extérieure et de sécurité commune, affaires de justice et affaires intérieures, projets économiques d'intérêt commun - en préfigurant l'Europe à vingt-cinq, ou trente demain.
Pour ma part, je crois qu'il faut accepter cette Conférence européenne. Elle est un peu fondée sur les conceptions françaises et, d'ailleurs, le président de la République l'a voulue ainsi : petit à petit, nous avons cessé de la concevoir comme un élément du processus d'élargissement pour en venir à une entité plus vaste à laquelle d'autres pays pourraient plus tard s'agréger, notamment la Suisse, la Norvège ou l'Ukraine, c'est-à-dire à une préfiguration d'une Europe beaucoup plus vaste, qui est celle de demain. La Conférence tend donc à se déconnecter du processus d'élargissement et prend une signification plus vaste.
Il est clair que nous suivrons avec attention les décisions que prendra la Turquie lorsque lui sera lancée - cela a été décidé - l'invitation à participer à la Conférence européenne. J'y reviendrai dans quelques instants.
La troisième question est celle de l'urgence et de l'impératif d'une réforme des institutions. Nous en parlons à chacune de nos discussions ici et, au fond, elle fait l'unanimité, en tant que question en tout cas, sur toutes les travées.
M. About a parfaitement raison : la réforme institutionnelle reste à faire, et le gouvernement, à Amsterdam et depuis Amsterdam, l'a dit avec force. Comme vous l'avez souligné, Monsieur le Sénateur, il nous reste à dire laquelle nous souhaitons.
J'aborde ce sujet en présence de Michel Barnier, avec qui j'en parlais encore hier soir, en commentant quelques mots qui ont été prononcés à propos de l'actuelle ou de l'ancienne majorité : il y a finalement une continuité extrêmement grande. C'est vrai, le gouvernement peut souligner qu'il a pris l'affaire en fin de course ; mais M. Barnier me faisait observer dans une conversation privée qu'il avait manqué quelques semaines - pas tout à fait de notre faite, mais cela s'est trouvé ainsi ! - au précédent gouvernement pour achever cette négociation.
Je note que les uns et les autres, à quelques semaines près, nous avons obtenu sur ce point un succès modéré. Il n'est donc pas à mon sens raisonnable, Monsieur Badré, d'attribuer l'échec institutionnel d'Amsterdam à je ne sais quel malaise à Poitiers. Le ver était largement présent dans le fruit !
S'agissant de l'extension d'une partie de la réforme, sur laquelle s'interrogeait M. de Villepin, nous nous efforçons de trouver des alliés. Il est vrai que nous ne sommes pas très nombreux, mais il y a clairement l'Italie et la Belgique, et il y aura demain, j'en suis persuadé, les Pays-Bas et l'Espagne. De plus, j'ai la conviction que la présidence britannique est prête à jouer sur des positions qui sont assez proches des nôtres.
A Luxembourg, cette réforme n'était pas à l'ordre du jour ; ce n'était ni le lieu, ni le moment ; l'agenda de Luxembourg était considérable, sans parler du Conseil de l'euro et d'autres questions. Ce qu'une conférence intergouvernementale lourde et longue n'avait pas pu produire, nous ne pouvions pas le faire en six mois, c'est clair.
En revanche, nous avons obtenu à Luxembourg la confirmation que la réforme des institutions est un préalable indispensable à l'élargissement, ce qui va au-delà de la seule rhétorique. Sur cette question, sachez que la détermination du président de la République et du gouvernement est entière. Je sais qu'elle est largement partagée par les parlementaires à l'Assemblée nationale et au Sénat, comme l'ont prouvé les interventions de tous les orateurs.
Dans la période qui s'ouvre, nous devrons prendre appui sur les conclusions du Conseil européen pour obtenir une véritable réforme des institutions permettant à une Union élargie de fonctionner efficacement. Dans ce contexte, M. About nous demande de préciser notre conception sur ce préalable institutionnel.
Tout d'abord, je crois qu'il faut le dire, il n'y aura pas de conclusion des prochaines négociations d'adhésion sans une réforme institutionnelle préalable.
Cela répond à l'engagement solennel de la France et d'autres Etats membres, comme en témoigne la déclaration signée par la France, la Belgique et l'Italie annexée au Traité d'Amsterdam.
Quel sera le contenu de cette réforme institutionnelle ? Ne cachons pas qu'il faut encore y réfléchir. Il ne serait pas raisonnable que nous nous contentions de reprendre des positions qui, à Amsterdam, n'ont pas fait l'unanimité et qui ont provoqué une crise. L'élargissement à dix ou douze pays entraîne un changement d'échelle qui ne s'improvise pas.
Parmi les composantes de la réflexion, figurent aussi le passage à la monnaie unique et le choc fédérateur qu'il entraînera.
Certains orateurs, notamment M. Badré, ont évoqué la perspective fédérale, qui serait indispensable pour que fonctionne une Union à vingt ou trente membres. Pour ma part, je ne crains pas de dire que ce n'est pas un tabou et qu'effectivement, lorsque nous parlons avec M. Hubert Védrine de choc fédérateur de l'euro, nous pensons bien à une perspective fédérale, même si ces termes sont peut-être quelque peu éloignés de la réalité.
Pour revenir à la réforme institutionnelle à plus court terme, les thèmes en sont connus.
Premièrement, il s'agit d'une Commission plus collégiale, donc plus restreinte. C'est essentiel pour que celle-ci retrouve son rôle de garant de l'intérêt communautaire.
Deuxièmement, c'est une extension, je dirais presque une systématisation, du vote à la majorité qualifiée dans les domaines où la dernière Conférence intergouvernementale n'a pu aboutir.
Troisièmement, il s'agit - l'on retrouve, finalement, des orientations déjà connues - d'une nouvelle pondération des voix au Conseil, qui est indispensable en termes d'efficacité et de représentativité des Etats membres.
Quelle sera la méthode ? Sur ce point, je partage l'avais de M. de Villepin : la méthode de la CIG - cela méritera peut-être de plus amples débats - a montré certaines de ses limites ; il faut donc réfléchir à une nouvelle méthode. Celle du "comité des sages" est possible, ou, en tout cas, celle d'une procédure spécifique combinant le caractère politique de la démarche et le souci de son efficacité.
Cette question ne manque pas d'intérêt, me semble-t-il. Là encore, parce que nos réflexions en sont à un stade préliminaire et que, je l'avoue, nous avons du temps, nous aurons l'occasion d'en reparler.
Le quatrième aspect, de la question de M. About concerne la nécessité de renforcer l'ancrage de la Turquie à l'Europe. Mais ce sujet a également été évoqué par MM. de Villepin, Lesein et Bécart.
Comme vous le savez, M. Hubert Védrine, le ministre des Affaires étrangères, vient de se rendre en Grèce et en Turquie. Il a engagé une discussion de fond sur ces questions, dans le prolongement du Conseil européen. Je veux d'emblée préciser notre position, qui rejoint la vôtre, M. About.
La Turquie est un partenaire stratégique essentiel parce qu'elle est à la confluence de plusieurs mondes - l'Europe, le Caucase et le Proche-Orient - parce que c'est un grand pays et un pays laïc. Son ancrage à l'Union européenne est nécessaire pour assurer son évolution démocratique ainsi que son développement économique à long terme.
Nous devons tous avoir à l'esprit les risques que présenterait une rupture de cet ancrage, à savoir les tentations islamistes, d'une part, le blocage de la question de Chypre, d'autre part, sans oublier, comme l'évoquait M. François Lesein, les rapports avec les Etats-Unis. En effet, ce dernier pays reste sans doute notre allié et notre partenaire, mais il est aussi notre compétiteur.
La Turquie est un élément stabilisateur pour l'ensemble de la région. C'est pourquoi, je le dis sans ambages, elle mérite mieux que le traitement qui lui a été accordé à Luxembourg, d'autant que l'union douanière ne lui a pas apporté tout ce qu'elle était en droit d'attendre, notamment en matière d'aide financière, alors que l'Union européenne, pour sa part, a très largement bénéficie des effets de cette union douanière en termes commerciaux.
De notre point de vue, il est très important d'envoyer des signaux politiques forts sur les perspectives européennes de la Turquie afin de conforter l'orientation occidentale de ce pays et d'emporter le soutien de l'opinion publique turque aux réformes qui sont nécessaires pour aller dans ce sens, mais qui sont coûteuses économiquement et politiquement. C'est le sens de la visite effectuée par M. Hubert Védrine à Ankara peu de temps après la tenue du Conseil européen.
A Luxembourg, l'Union européenne a réaffirmé timidement l'éligibilité de la Turquie, elle a mis au point une stratégie d'intégration, elle a entériné le principe de la participation d'Ankara à la Conférence européenne. Ces éléments incluent la Turquie dans le processus d'élargissement, même si elle n'est pas partie prenante, dans l'immédiat, du processus d'adhésion proprement dit. Ne nous cachons pas que la Turquie a un long chemin à parcourir pour se conformer aux critères de Copenhague, qu'il s'agisse des Droits de l'Homme, des rapports avec ses voisins ou du dossier de Chypre.
M. Hubert Védrine ne s'est pas rendu dans ce pays pour tenir un discours complaisant : nous avons dit à nos interlocuteurs que la Turquie devait évoluer. Il est dans le même temps naturellement dans son intérêt de prendre le temps de la réflexion pour analyser les propositions formulées par le Conseil européen.
Aussi convient-il, selon nous, d'inviter Ankara à prendre un peu de recul par rapport au Conseil européen de Luxembourg. Tout n'a pas commencé, tout ne s'est pas achevé à Luxembourg ! Lors des trente dernières années, au-delà des aléas politiques, nous avons accompli pas à pas beaucoup de choses avec ce pays. Nous souhaitons préserver et accroître cet acquis.
A ce titre, nous estimons que la stratégie européenne pour la Turquie définie à Luxembourg devrait être engagée rapidement et que ce pays devrait participer, sans qu'aucune condition préalable ne lui soit opposée, à la réunion de la Conférence européenne prévue à la mi-mars.
Je relève toutefois un problème : M. Hubert Védrine a eu le sentiment très net qu'à l'heure où nous parlions le gouvernement turc, avec beaucoup de fermeté, ne manifestait pas le souhait de participer à cette réunion. Comme vous le savez, M. Yilmaz a en effet indiqué que la date retenue ne figurait pas sur son agenda, ce qui est quelque peu ennuyeux.
M. François Lesein s'est interrogé sur le rapprochement entre la Turquie et les Etats-Unis. L'ancrage à l'OTAN de la Turquie est ancien, ce qui fait que le lien américano-turc est très fort ; et il peut encore se renforcer à l'occasion des difficultés de l'Europe.
Quant au partenariat stratégique américano-turco-israélien, je pense qu'il rencontrera des limites évidentes dans le contexte moyen-oriental, la Turquie ne pouvant totalement s'isoler, comme l'ont démontré ses déboires lors du Sommet de l'Organisation de la Conférence islamique, en décembre. Il y a sans doute là un motif de préoccupation. Mais il ne faut pas l'exagérer.
Au sujet de la question kurde, vous l'avez souligné à juste titre, il est contradictoire de rejeter un pays loin de l'Europe tout en le sommant de résoudre des questions qui sont extraordinairement délicates.
En conclusion de mon propos sur la Turquie proprement dite, je dirai que tous ces éléments prouvent qu'il n'y a pas de raison d'être pessimiste à l'excès. La Turquie a fait la preuve de sa bonne volonté dans les derniers jours pour coopérer avec l'Europe dans la maîtrise des flux migratoires, notamment lors de la réunion des chefs de la police à Rome. J'ai bon espoir que cette attitude de coopération se poursuivra sur d'autres plans, c'est-à-dire sur le plan général des relations turco-européennes.
S'agissant de Chypre, et pour répondre aux préoccupations de M. Claude Estier, je dirai que nous attendons de toutes les parties qu'elles adoptent une attitude responsable. La réaction de la Turquie sur Chypre est à la mesure de sa déception. Elle est très clairement exagérée et il faut s'efforcer, à présent, de convaincre Ankara que la Turquie n'aurait rien à gagner à s'engager dans une épreuve de force. Cela implique que la Grèce et les Chypriotes grecs fassent également preuve d'ouverture. Cela implique aussi que la Turquie fasse ce qu'elle a à faire.
A Luxembourg, nous avons oeuvré pour que les conclusions reflètent la lettre et l'esprit de la décision du 6 mars 1995. Le Conseil européen a ainsi affirmé que les négociations contribueront à la recherche d'une solution politique en vue de la création d'une fédération bicommunautaire, bizonale. L'objectif doit donc être celui de l'entrée dans l'Union d'une île réunifiée. C'est ce que le président de la République a affirmé tout au long du Conseil européen.
Par ailleurs, le Conseil européen a très clairement demandé que la délégation chypriote comprenne des représentants de la communauté chypriote turque. Cela constitue, en effet, la garantie que les négociations d'adhésion favoriseront un règlement politique conforme aux résolutions des Nations unies.
Je tenais à vous donner la position de la France sur la question turque. Ne nous cachons pas qu'il s'agit d'un dossier extraordinairement délicat dans la conjoncture présente. La France s'efforce de convaincre les Turcs qu'il leur faut améliorer leurs relations avec les Grecs et avec l'Europe, et les Européens qu'il leur faut être plus ouverts vis-à-vis de la Turquie. Le chemin qui reste à parcourir est important, je manquerais à la vérité si je ne le disais pas.
Je veux enfin traiter des orientations relatives au cadre financier et aux politiques communes, en réponse à la question de M. About et aux interrogations fortes de M. de Villepin.
Le Conseil de l'Europe a souligné les principes fondamentaux qui devront guider, dans le contexte de l'élargissement, l'établissement d'un nouveau cadre financier et la réforme des politiques communes, essentiellement celle de la PAC et des fonds structurels. C'est un dossier très difficile, sur lequel les intérêts des uns et des autres sont différents, voire divergents.
Reconnaissons que la plupart de nos partenaires ne souhaitent pas, pour des raisons variées, aborder à Luxembourg d'autres questions que celle de l'élargissement au sens strict. Pour la plupart - c'était le cas de l'Espagne, comme cela a été mentionné par M. de La Malène, c'était le cas de l'Allemagne aussi, pour d'autres raisons - ils ne voulaient aborder à Luxembourg que la question de l'élargissement au sens strict, sans aborder son volet interne, c'est-à-dire ses conditions.
Le gouvernement français et le président de la République se sont battus tout au long de ce Conseil et ils ont obtenu, avec le soutien de la présidence luxembourgeoise et de certains de nos partenaires, que quelques principes de base soient rappelés au plus haut niveau de l'Union avant que les négociations ne commencent dans le détail sur la base des propositions de la Commission, qui sont attendues pour la fin du mois de mars.
Reconnaissons d'emblée, avant de revenir rapidement sur la position prise par l'Europe, que notre niveau d'ambition était initialement plus élevé, voire sensiblement plus élevé ; mais je crois qu'au cours de ce dernier après-midi de réunion du Conseil européen, l'essentiel a été acquis.
La Commission est invitée à aller de l'avant et à présenter des propositions précises sur la base du travail qu'elle a effectué dans le cadre d'Agenda 2000. Cela signifie qu'un cadre financier devra être établi, en prenant en compte l'impératif de rigueur budgétaire mentionné par les conclusions du Conseil et en se fondant sur une double programmation des dépenses.
M. de Villepin s'est interrogé sur le coût de l'élargissement. On connaît les estimations de la Commission : 45 milliards d'écus pour les pays nouveaux adhérents, au titre des fonds structurels ; 15 milliards d'écus pour la PAC, pour les mêmes pays ; quant au coût de l'effort de préadhésion, il serait de l'ordre de 9 milliards d'écus.
Il s'agit là, évidemment, d'une évaluation sujette à caution. C'est pourquoi nous avons demandé une double programmation, car l'on ne sait pas très bien quels pays auront adhéré dans cinq ans étant donné que l'on a un peu tout mélangé.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 septembre 2001)