Texte intégral
Q - L'élargissement de l'Union de quinze à près de trente membres marquera-t-elle la fin de l'Europe que nous connaissons ?
R - Déjà l'Europe à quinze n'est plus celle de Kohl, Mitterrand, Delors. Elle connaît des difficultés de fonctionnement. Cela ne tient pas aux personnes. C'est une crise de croissance. Un seuil a été franchi. Au moment du Sommet d'Amsterdam, seules la France, l'Italie et la Belgique affirmaient que l'Europe devait réformer ses institutions avant de s'élargir. Aujourd'hui les Quinze l'ont admis. Tous vivent au jour le jour l'inadaptation des organes actuels et la confusion des rôles. La perspective de l'élargissement a ouvert les yeux. Face aux maximalistes, qui voulaient élargir tout de suite, les raisonnables, à la tête desquels nous étions, ont demandé, et obtenu, que l'élargissement soit maîtrisé. A Helsinki, en décembre, l'accord s'est fait sur cette ligne-là. La prise de conscience du risque de paralysie ou de dilution de l'Europe est là, elle devrait être bonne conseillère.
Q - Quand les premiers pays candidats seront-ils admis ?
R - La réforme devrait être mise en place pour le début 2003. Les pays qui seront prêts à entrer le pourront à partir de cette date.
Q - Et les derniers ?
R - Comment savoir ? Pour les moins prêts, cela peut prendre des années. Nous allons vivre longtemps avec cette perspective d'élargissement, d'autant que, derrière les douze candidats avec lesquels nous négocions, il y a d'autres pays évidemment européens, comme la Norvège, l'Islande, la Suisse qui pourraient changer d'avis à l'égard de l'Union, et dans les Balkans, des pays qui ne sont pas en état d'être candidats aujourd'hui, mais ont vocation à l'être.
Q - Un ensemble aussi large est-il compatible avec l'Europe puissance que vous souhaitiez ?
R - C'est le cur du problème. Nous devons surmonter la contradiction apparente entre élargissement et Europe puissance. Dès lors que ces pays ont été libérés du joug soviétique, la question de l'unification du grand ensemble européen s'est posée. C'est un fait. Mais nous ne renonçons pas à l'objectif d'une Europe puissance, utile au monde, qui nous anime depuis l'origine. Nous travaillons à trouver la réponse institutionnelle qui permettra à cet ensemble élargi de fonctionner malgré tout.
Q - Quelles priorités la France se fixe-t-elle pour sa présidence de l'Union, qui commence le 1er juillet ?
R - Les figures imposées sont déjà connues : poursuivre les négociations d'élargissement avec les douze candidats en entrant dans le vif des sujets difficiles, y compris la Politique agricole commune ; mettre en oeuvre nos décisions en matière de défense européenne ; tout faire pour conclure la Conférence intergouvernementale de réforme des institutions, qui vient d'être lancée sous la présidence portugaise. Pour cela nous nous attaquerons en priorité aux problèmes qui n'avaient pas pu être réglés à Amsterdam et nous essaierons d'aller au-delà par exemple en favorisant les coopérations renforcées.
Q - Des trois réformes laissées en panne à Helsinki (majorité qualifiée, poids de chaque Etat dans la prise de décision, nombre de commissaires), laquelle est la plus indispensable ?
R - Les trois sont liées. Pour que l'Europe marche, il faut que l'on puisse décider plus souvent à la majorité qualifiée. C'est déjà le cas pour l'agriculture et le budget. Nous pensons souhaitable d'étendre la majorité qualifiée, par exemple, au champ social - l'idée d'un agenda social a été retenue à Lisbonne - et à certaines décisions fiscales. Mais on ne pourra se mettre d'accord là-dessus qu'en s'entendant en même temps sur la repondération des voix. Dans le système actuel, entre l'Etat le plus peuplé et l'Etat le moins peuplé, le rapport des populations nationales est d'un à 200, alors que le rapport du nombre de voix est, au Conseil européen, d'un à cinq ! Il ne s'agit pas d'aligner l'un sur l'autre, mais une clé de répartition des votes moins éloignée des réalités est une nécessité. Les grands pays ne pourraient accepter qu'un groupe de pays représentant une part très faible de la population de l'Europe puisse soit imposer des décisions, soit les bloquer. Quant à la réforme de la Commission - limitation de sa taille, réorganisation - elle ne pourra se faire que s'il existe déjà un bon accord sur les deux points précédents.
Q - Les coopérations renforcées ne sont-elles pas le moyen de reconstruire une Communauté à quelques-uns dans une Union trop large ?
R - A cette large union il faudra un moteur. Plusieurs propositions sont avancées. Par exemple un noyau dur, préconisé par Jacques Delors : quatre à six pays formeraient une "fédération d'Etats-nations" pour aller plus loin dans l'intégration. Mais y a-t-il aujourd'hui un pays qui le veuille ? D'autres ont proposé que ce moteur soit formé des onze pays de l'euro. C'est déjà beaucoup pour faire un noyau. Quant au moteur franco-allemand, il reste indispensable, mais ne suffit plus. D'où l'idée, qui a ma préférence, de plusieurs noyaux, ne réunissant pas toujours les mêmes pays, constitués selon les sujets et les programmes. C'est ce que j'appelle la " géométrie variable ", formule à la fois ambitieuse, pratique et politiquement réaliste. Le traité d'Amsterdam a prévu des coopérations renforcées, mais qu'il subordonne à une série de conditions préalables trop rigides. Un des enjeux de la conférence sera de les alléger. C'est avec de telles formules souples que l'on a pu, dans le passé, démarrer l'euro, lancer la défense européenne, conclure les accords de Schengen sur la sécurité intérieure. Et bien sûr, faire Ariane ou Airbus. Des coopérations plus poussées entre quelques pays se noueront inévitablement, que ce soit dans le traité ou pas. En matière de politique étrangère, sur un sujet donné, certains pays déjà agissent ensemble à quatre ou cinq.
Q - Et si ces réformes ne pouvaient pas être bouclées pour le Sommet de Nice en décembre ?
R - La déception serait très vive et d'abord chez nous. Puis les Suédois reprendraient le flambeau. Mais je ne veux pas me placer dans cette hypothèse. Nous sommes très déterminés et nous ferons tout ce qui dépendra de nous, en tant que présidence, pour aboutir.
Q - Ce traité sera-t-il définitif ?
R - Il est souhaitable que l'actuelle Conférence intergouvernementale règle le plus possible de problèmes - à commencer par les trois réformes- et pour longtemps. Mais on ne peut pas promettre que d'autres réformes ne seront pas nécessaires. L'Europe n'est pas encore une construction finie.
Q - La Charte des droits fondamentaux en préparation doit-elle, à votre avis, figurer dans le traité ?
R - La charte est d'abord une démarche politique et symbolique. Elle rappellera des principes et valeurs fondamentaux - politiques, économiques, sociaux et culturels - de l'Europe. Il reviendra au Conseil européen sous notre Présidence d'en fixer le statut et la valeur juridique. Je ne suis pas sûr qu'il faille l'inclure dans les traités.
Q - Quelle sera la marque de la présidence française ?
R - Celle d'une conviction de tous les instants, pour chasser le spleen qui menace et inventer l'Europe de demain. Je suis convaincu qu'un bon résultat de la CIG redonnera confiance : l'Europe en sera stimulée et prête à affronter de nouveaux chapitres. D'autre part, le gouvernement donnera un coup d'accélérateur à ce qui en matière d'économie, de social, de sécurité, de justice, de formation, est directement utile aux gens..
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 avril 2000)
R - Déjà l'Europe à quinze n'est plus celle de Kohl, Mitterrand, Delors. Elle connaît des difficultés de fonctionnement. Cela ne tient pas aux personnes. C'est une crise de croissance. Un seuil a été franchi. Au moment du Sommet d'Amsterdam, seules la France, l'Italie et la Belgique affirmaient que l'Europe devait réformer ses institutions avant de s'élargir. Aujourd'hui les Quinze l'ont admis. Tous vivent au jour le jour l'inadaptation des organes actuels et la confusion des rôles. La perspective de l'élargissement a ouvert les yeux. Face aux maximalistes, qui voulaient élargir tout de suite, les raisonnables, à la tête desquels nous étions, ont demandé, et obtenu, que l'élargissement soit maîtrisé. A Helsinki, en décembre, l'accord s'est fait sur cette ligne-là. La prise de conscience du risque de paralysie ou de dilution de l'Europe est là, elle devrait être bonne conseillère.
Q - Quand les premiers pays candidats seront-ils admis ?
R - La réforme devrait être mise en place pour le début 2003. Les pays qui seront prêts à entrer le pourront à partir de cette date.
Q - Et les derniers ?
R - Comment savoir ? Pour les moins prêts, cela peut prendre des années. Nous allons vivre longtemps avec cette perspective d'élargissement, d'autant que, derrière les douze candidats avec lesquels nous négocions, il y a d'autres pays évidemment européens, comme la Norvège, l'Islande, la Suisse qui pourraient changer d'avis à l'égard de l'Union, et dans les Balkans, des pays qui ne sont pas en état d'être candidats aujourd'hui, mais ont vocation à l'être.
Q - Un ensemble aussi large est-il compatible avec l'Europe puissance que vous souhaitiez ?
R - C'est le cur du problème. Nous devons surmonter la contradiction apparente entre élargissement et Europe puissance. Dès lors que ces pays ont été libérés du joug soviétique, la question de l'unification du grand ensemble européen s'est posée. C'est un fait. Mais nous ne renonçons pas à l'objectif d'une Europe puissance, utile au monde, qui nous anime depuis l'origine. Nous travaillons à trouver la réponse institutionnelle qui permettra à cet ensemble élargi de fonctionner malgré tout.
Q - Quelles priorités la France se fixe-t-elle pour sa présidence de l'Union, qui commence le 1er juillet ?
R - Les figures imposées sont déjà connues : poursuivre les négociations d'élargissement avec les douze candidats en entrant dans le vif des sujets difficiles, y compris la Politique agricole commune ; mettre en oeuvre nos décisions en matière de défense européenne ; tout faire pour conclure la Conférence intergouvernementale de réforme des institutions, qui vient d'être lancée sous la présidence portugaise. Pour cela nous nous attaquerons en priorité aux problèmes qui n'avaient pas pu être réglés à Amsterdam et nous essaierons d'aller au-delà par exemple en favorisant les coopérations renforcées.
Q - Des trois réformes laissées en panne à Helsinki (majorité qualifiée, poids de chaque Etat dans la prise de décision, nombre de commissaires), laquelle est la plus indispensable ?
R - Les trois sont liées. Pour que l'Europe marche, il faut que l'on puisse décider plus souvent à la majorité qualifiée. C'est déjà le cas pour l'agriculture et le budget. Nous pensons souhaitable d'étendre la majorité qualifiée, par exemple, au champ social - l'idée d'un agenda social a été retenue à Lisbonne - et à certaines décisions fiscales. Mais on ne pourra se mettre d'accord là-dessus qu'en s'entendant en même temps sur la repondération des voix. Dans le système actuel, entre l'Etat le plus peuplé et l'Etat le moins peuplé, le rapport des populations nationales est d'un à 200, alors que le rapport du nombre de voix est, au Conseil européen, d'un à cinq ! Il ne s'agit pas d'aligner l'un sur l'autre, mais une clé de répartition des votes moins éloignée des réalités est une nécessité. Les grands pays ne pourraient accepter qu'un groupe de pays représentant une part très faible de la population de l'Europe puisse soit imposer des décisions, soit les bloquer. Quant à la réforme de la Commission - limitation de sa taille, réorganisation - elle ne pourra se faire que s'il existe déjà un bon accord sur les deux points précédents.
Q - Les coopérations renforcées ne sont-elles pas le moyen de reconstruire une Communauté à quelques-uns dans une Union trop large ?
R - A cette large union il faudra un moteur. Plusieurs propositions sont avancées. Par exemple un noyau dur, préconisé par Jacques Delors : quatre à six pays formeraient une "fédération d'Etats-nations" pour aller plus loin dans l'intégration. Mais y a-t-il aujourd'hui un pays qui le veuille ? D'autres ont proposé que ce moteur soit formé des onze pays de l'euro. C'est déjà beaucoup pour faire un noyau. Quant au moteur franco-allemand, il reste indispensable, mais ne suffit plus. D'où l'idée, qui a ma préférence, de plusieurs noyaux, ne réunissant pas toujours les mêmes pays, constitués selon les sujets et les programmes. C'est ce que j'appelle la " géométrie variable ", formule à la fois ambitieuse, pratique et politiquement réaliste. Le traité d'Amsterdam a prévu des coopérations renforcées, mais qu'il subordonne à une série de conditions préalables trop rigides. Un des enjeux de la conférence sera de les alléger. C'est avec de telles formules souples que l'on a pu, dans le passé, démarrer l'euro, lancer la défense européenne, conclure les accords de Schengen sur la sécurité intérieure. Et bien sûr, faire Ariane ou Airbus. Des coopérations plus poussées entre quelques pays se noueront inévitablement, que ce soit dans le traité ou pas. En matière de politique étrangère, sur un sujet donné, certains pays déjà agissent ensemble à quatre ou cinq.
Q - Et si ces réformes ne pouvaient pas être bouclées pour le Sommet de Nice en décembre ?
R - La déception serait très vive et d'abord chez nous. Puis les Suédois reprendraient le flambeau. Mais je ne veux pas me placer dans cette hypothèse. Nous sommes très déterminés et nous ferons tout ce qui dépendra de nous, en tant que présidence, pour aboutir.
Q - Ce traité sera-t-il définitif ?
R - Il est souhaitable que l'actuelle Conférence intergouvernementale règle le plus possible de problèmes - à commencer par les trois réformes- et pour longtemps. Mais on ne peut pas promettre que d'autres réformes ne seront pas nécessaires. L'Europe n'est pas encore une construction finie.
Q - La Charte des droits fondamentaux en préparation doit-elle, à votre avis, figurer dans le traité ?
R - La charte est d'abord une démarche politique et symbolique. Elle rappellera des principes et valeurs fondamentaux - politiques, économiques, sociaux et culturels - de l'Europe. Il reviendra au Conseil européen sous notre Présidence d'en fixer le statut et la valeur juridique. Je ne suis pas sûr qu'il faille l'inclure dans les traités.
Q - Quelle sera la marque de la présidence française ?
R - Celle d'une conviction de tous les instants, pour chasser le spleen qui menace et inventer l'Europe de demain. Je suis convaincu qu'un bon résultat de la CIG redonnera confiance : l'Europe en sera stimulée et prête à affronter de nouveaux chapitres. D'autre part, le gouvernement donnera un coup d'accélérateur à ce qui en matière d'économie, de social, de sécurité, de justice, de formation, est directement utile aux gens..
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 avril 2000)