Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec la presse américaine, sur la position de la France et de l'Union européenne face à la situation en Sierra Leone, dans la région des Grands lacs et en République démocratique du Congo, l'euro, la prochaine présidence française de l'UE, les relations franco-américaines, les relations franco-russes et la situation du Sud Liban, Paris le 10 mai 2000.

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Circonstance : Voyage de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, aux Etats Unis les 11 et 12 mai 2000

Texte intégral

Nous vous avons invités à ce petit-déjeuner pour avoir l'occasion d'un échange avec vous avant ce voyage que je fais à Washington, demain et après-demain. Curieusement, alors que j'ai eu un très grand nombre de contacts avec Madeleine Albright et d'autres responsables américains, je n'ai pas eu l'occasion de faire un voyage à Washington qui n'était destiné qu'à cela, nos contacts ayant lieu finalement à peu près partout dans le monde tout le temps, parfois aussi à Washington à l'occasion d'autres sommets ou d'autres rencontres. Mais là, c'est un voyage qui n'est lié à aucun problème particulier aigu, parce qu'il n'y a pas - enfin il y a toujours les problèmes que vous connaissez - mais il n'y a pas de point précis. C'est plutôt lié au désir de faire, dans des conditions tranquilles, un point d'horizon complet, juste avant la présidence. Il n'y a pas de lien direct et automatique entre les rapports franco-américains et la présidence européenne, mais il y a quand même beaucoup de recoupements. Donc un grand nombre de sujets seront passés en revue, et quelques dossiers qui sont plus importants que d'autres.
Je mettrais en premier lieu le Proche-Orient puisque nous sommes très actifs et très engagés, comme vous le savez. Vous voyez toutes les allées et venues à Paris et puis les actions sur place. Nous nous efforçons d'être le mieux coordonnés possible avec l'action américaine. Nous ne faisons pas exactement la même chose. Nous n'avons évidemment pas le même impact. Nous essayons d'avoir la meilleure combinaison possible de nos actions et la situation n'est pas formidable au Proche-Orient proprement dit. Donc raison de plus pour être bien coordonnés. Il y a cette question du Sud-Liban, il y a l'autre volet. Cela forme un premier paquet de sujets.
Un des autres grands sujets, c'est évidemment la Russie. Comment peut-on faire avec la Russie de M. Poutine ? Ceci se décomposant en une série de chapitres plus particuliers, y compris la Tchétchénie, mais pas que la Tchétchénie bien sûr, enfin l'ensemble du sujet.
D'autre part, je sais que les responsables américains sont toujours fort intéressés d'avoir un échange avec les uns et les autres sur l'Union européenne, sur les grands objectifs, sur les grands dossiers. Il y en a qui les intéressent plus que d'autres. Ils s'intéressent plus à la question de la défense européenne, parce qu'il y a toujours cette crainte que cela complique les choses du point de vue de l'OTAN ou que cela fasse double emploi. Vous savez que cela n'est pas notre avis. Nous pensons que l'on peut tout à fait bien combiner les choses et que nous avons trouvé la bonne formule. De toute façon, ce n'est pas quelque chose qui va aboutir pendant la présidence française ; c'est quelque chose qui va avancer pendant la présidence française. Pour nous, l'enjeu est moins grand qu'en ce qui concerne la Conférence intergouvernementale, naturellement. La France va faire tout ce qu'elle peut pour aboutir. Elle ne peut pas aboutir toute seule, cela dépend aussi des quatorze autres. En tout cas, c'est là l'occasion d'un échange utile par rapport aux Etats-Unis.
Il y a les questions stratégiques avec ce désaccord sur l'affaire du bouclier antimissile, et puis toutes les questions classiques que l'on peut énumérer sur l'Afrique ou autres. La question étant de savoir à chaque fois comment nous pouvons coopérer si nous sommes d'accord, ou de s'expliquer mieux si nous avons des désaccords.
Tout cela dans un climat que je souhaite le plus normal possible, le plus serein, le plus amical. C'est d'ailleurs le climat dans lequel j'ai le sentiment de travailler, en général. Il se trouve même que nous avons atteint, dans les rapports franco-américains, quelque chose de stable et d'assez tranquille - je parle des rapports franco-américains au niveau de la concertation politico-diplomatique, je ne parle pas de tous les aspects, des réactions de l'opinions et des choses comme cela, que nous ne maîtrisons pas. Dans notre domaine et s'agissant de notre job, je trouve que nous travaillons bien ensemble.
Voilà dans quel esprit je vais à Washington. Bien sûr, je serai très intéressé de voir le climat général, le climat politique, le climat diplomatique, d'essayer de comprendre, même si c'est encore un peu tôt, quels sont, dans cette campagne présidentielle, les éléments qui ressortent et qui peuvent avoir des conséquences sur les volets de politique internationale. Tout cela m'intéresse aussi. Joschka Fischer y était en début de semaine, juste après que nous ayons été ensemble aux Açores pour une réunion des quinze ministres des Affaires étrangères. Il y a toujours des ministres européens qui vont à Washington et nous nous concertons les uns les autres par rapport à cela. Le fait que j'y aille un peu moins de deux mois avant le début de cette présidence ne revêt pas une signification particulière.
Voilà le sens de ce voyage et de ces deux jours d'entretiens. J'aurai aussi des entretiens avec un certain nombre de "congressmen" naturellement, à ne pas négliger. Cette rencontre est plutôt pour discuter, en fait. Je vous ai fait un exposé général et j'attends vos questions, ou alors je développe un de ces points, si vous le souhaitez.
Q - Kofi Annan a fait appel aux Etats-Unis, à la France et aux autres pays qui pourraient avoir les moyens d'envoyer des renforts aux troupes de l'ONU en Sierra Leone. La France, me semble-t-il, n'a pas répondu positivement, au moins pour le moment, à cet appel, pourquoi ? Et qu'est-ce que la France ou l'Europe pourrait faire pour sauvegarder le processus de paix en Sierra Leone ?
R - La France est obligée d'être prudente quand on se tourne vers elle pour envoyer des troupes en plus, tout simplement parce que nous avons énormément de troupes à l'extérieur. Le ministre de la Défense soulignait récemment que les forces françaises sont dans un état de grande tension technique, parce qu'on les utilise beaucoup, sur beaucoup de fronts. Je n'ai pas les chiffres sous la main, mais ils sont faciles à trouver. Nous sommes un des tout premiers contributeurs si ce n'est le premier pour les forces de l'ONU. Nous avons nos propres zones de pré-positionnement et donc ce n'est pas un réservoir si facile que cela. Cela dit, quand on se tourne vers nous en général c'est parce qu'on sait que les troupes françaises sont bonnes, sont expérimentées, connaissent tous ces terrains difficiles, notamment l'Afrique et évidemment cela forme une garantie. Quand on a des forces françaises, en général, on les met dans les endroits les plus durs après. C'est ce qui s'est passé à Mitrovica. Alors nous savons bien pourquoi on se tourne vers nous. C'est pour avoir des troupes solides. Mais nous ne pouvons pas accepter comme ça, cela ne veut pas dire qu'on ait la moindre réticence par rapport à ce que fait Kofi Annan en qui nous avons une grande confiance et qui fait du très bon travail. En plus on sait très bien que la situation en Sierra Leone est terriblement difficile, à la base parce que l'accord n'est pas vraiment respecté par les protagonistes. Il y a ce paradoxe de forces de maintien de la paix qui sont dans une situation où la paix n'est pas solide ou bien contournée. Donc là, pour nous, c'est très difficile de but en blanc, cela voudrait dire qu'on renonce à notre participation ailleurs. Mais ne prenez pas ça du tout pour un signe de réticence politique par rapport aux efforts du Secrétaire général. Regardez, en même temps on est obligé de se poser la question du Sud-Liban, qui n'a pas été résolue parce qu'on ne peut pas savoir encore dans quelles conditions exactes nous serons. Il y a un certain nombre de questions qui se posent quant au comportement des différents pays, des protagonistes après le retrait israélien. Il y a des questions qui se posent en ce qui concerne l'engagement des autres pays membres permanents du Conseil de sécurité dans cette affaire. Des questions se poseraient à propos de l'organisation de la FINUL si elle est confirmée, organisation, mode de commandement, etc. Donc pour nous c'est un peu une priorité de réserver nos capacités pour l'affaire du Liban si nous arrivons à la conclusion qu'il faut y aller. C'est difficile en ce moment même de se lancer comme ça dans une nouvelle opération.
Nous avons eu le même problème à propos de l'affaire des Grands lacs et de la République démocratique du Congo. Nous sommes tout à fait favorables aux différents accords qui ont été signés et nous savons très bien que, là aussi, les protagonistes les signent en n'ayant pas vraiment l'intention de les appliquer. Mais enfin il faut faire quelque chose. Donc il faut essayer de maintenir cette pression sur eux. On nous a demandé ce qu'on pourrait faire et nous avons examiné la situation techniquement avec notre chef d'état major et nous avons proposé essentiellement une aide logistique, une aide à l'équipement, une aide logistique, une aide aux transports, parce que tout simplement nous ne pouvons pas fournir plus en ce moment, indépendamment des questions de contexte politique. Donc nous sommes favorables aux efforts du Secrétaire général. Nous connaissons la fragilité de l'accord mais comme nous n'avons pas de meilleure solution pour la Sierra Leone, il faut faire avec cet accord qui a été passé quelles que soient ses insuffisances naturellement. Nous comprenons que le Secrétariat général veuille persévérer dans cette affaire mais on n'est pas disponible comme ça.
Q - Qu'est ce que vous pouvez faire ? Y a-t-il quelque chose qu'on peut faire ?
R - Ce n'est pas l'Europe en tant que telle parce que l'Europe n'a pas encore la force qu'elle veut acquérir, ce qui sera vrai dans deux ou trois ans. Donc il n'y a pas de force européenne dans laquelle on puisse puiser comme ça du jour au lendemain. Cela viendra naturellement un jour ou l'autre. Donc ça c'est une question qui reste nationale. Il faudrait savoir quelles sont les capacités des différents autres pays à commencer par les pays les plus concernés, comme la Grande-Bretagne. C'est un peu logique à chaque fois qu'on regarde ce que veut le pays le plus concerné, le plus engagé. Mais l'accord est naturellement plus compliqué que ça. Ce n'est pas un vrai accord sur le fond. Encore une fois je ne critique pas ceux qui ont fait l'accord. Il n'y avait pas d'autre solution facile. Il faut tenter quelque chose. Mais on voit bien que les protagonistes ne l'ont pas signé pour l'appliquer. C'est ça la difficulté. Je pense que le Secrétariat général doit faire une recherche systématique pour voir s'il arrive à rassembler des forces supplémentaires pour peser sur la situation ou alors il faut en revenir à la négociation politique proprement dite. Il faut voir comment la question a été traitée au débat.
Q - Monsieur le Ministre, j'ai des interlocuteurs américains qui posent des questions à propos de la faiblesse de l'euro, quelle est votre analyse ?
R - Je leur dirai d'abord que l'on ne peut pas juger sur une période aussi courte. Deuxièmement que les fondamentaux, comme l'on dit, de l'économie européenne des différents pays membres de l'euro - onze - sont excellents, que l'on comprend très bien le phénomène d'appréciation du dollar qui est lié à une situation objective de l'économie américaine et que, par conséquent, nous prenons tout ça avec sang-froid. Mais que nous pensons, nous Français - c'est plus facile peut-être pour nous Français que pour les autres de le dire -, que l'euro a besoin d'une expression de politique monétaire à un certain moment, comme c'est le cas chez vous d'ailleurs. Finalement nous n'avons pas dans le système européen actuel la capacité d'expression qu'a M. Greenspan quand il faut dire quelque chose. On ne l'a pas. Et c'est ce que nous voulions dire quand, au début, nous avions parlé de la nécessité d'un gouvernement économique. C'est un mot que nos partenaires n'aimaient pas parce qu'ils pensaient que c'était de l'interventionnisme ou du dirigisme à la française, en fait cela exprime tout simplement le besoin d'une expression politique à un moment donné, comme vous l'avez chez vous. Et ce pilotage politique qui est fait aux Etats-Unis sur le dollar et qui était très fin, à certains moments, simplement, peut être décisif. Et on voit bien que cela manque. C'est plutôt cela qui manque.
Q - Même si on était d'accord parmi les Onze sur le concept d'un gouvernement économique, est-ce que cela serait possible de se mettre d'accord ?
R - Oui, je pense que la situation actuelle, avec les interrogations actuelles dans certains pays, va amener à quelque chose.
Q - Est-ce que cela fait partie des choses que la présidence française va examiner ?
R - Cela va être un épisode créateur. Cela dépend quelle est la situation quand on prend la présidence mais, là, ce n'est pas la présidence des Quinze, c'est un peu plus subtil. C'est peut être le ministre de l'Economie et des Finances, dans le cadre de l'Euro-11, s'appuyant sur une approche franco-allemande du sujet, par exemple. On verra, la présidence ne commence qu'en juillet. Déjà, on attend de nous tous les miracles possibles et imaginables pendant la présidence. C'est à double tranchant, il ne faut pas le faire avant que cela ne commence.
Q - (Inaudible)
R - C'est un processus continu. Il y a maintenant quatre Conseils européens par an. Il y en a deux normalement. Autrefois, il y en avait trois, et puis on a trouvé cela trop lourd. On avait ramené le chiffre à deux. Et maintenant, il y a toujours un Conseil européen spécial dans chaque présidence, donc cela fait quatre. Il y en a donc deux par présidence. Il y en a un qui est concentré sur un thème particulier et l'autre qui est plus général. Les décisions se prennent sans arrêt et, après la présidence française, cela va continuer. C'est pour cela que j'ai eu l'occasion de dire - et je le disais encore cette nuit à l'Assemblée nationale où nous avons eu un débat très tard là-dessus - que nous sommes très honorés et très flattés par toutes les attentes qui s'expriment à l'égard de la présidence française. Cela montre que l'on nous fait une très grande confiance, mais en même temps c'est un peu préoccupant, parce que la présidence française doit faire des miracles. A la fin, on va dire : ils n'ont pas fait de miracles, c'est lamentable, qu'est-ce qui se passe ? C'est un peu ce qui arrive à M. Prodi. Quand il est arrivé, il y a eu une presse absolument formidable disant que M. Prodi allait régler tous les problèmes et, naturellement, il ne le peut pas. Au bout d'un certain temps, comme il n'a pas réglé les problèmes insolubles, il est mauvais, il a tout raté. Ces mouvements sont étranges.
La présidence française s'inscrit dans une continuité : regardez la défense. La défense, cela a bougé à partir de 1998 quand la Grande-Bretagne et la France se sont rapprochées. Nous avons trouvé une nouvelle approche qui est convaincante pour les autres Européens et qui, je crois, est assez rassurante pour les Etats-Unis. Nous avançons. Mais ce que nous allons faire pendant la présidence française, c'est de consolider, d'aller plus loin. Nous avons une conférence sur la génération des forces en novembre, donc sur le plan technique, militaire. Cela va marquer un progrès. Nous allons faire fonctionner des organes intérimaires. Mais on ne va pas mettre en place tout de suite les organes définitifs. Alors vous voyez, cela commence un peu avant, cela se poursuit après. En ce qui concerne la réforme des institutions, c'est un peu plus décisif puisque tout le monde espère qu'on va conclure sous présidence française. Et nous, nous répondons toujours que nous allons faire tout ce qui dépend de nous. On ne peut pas se substituer à chacun des autres. Il faut qu'il y ait une sorte de bonne volonté générale quand même. Mais là c'est vrai qu'il y a une attente précise sur cette période. Cette période et en même temps, cela a quelque chose de logique. C'est nous, Français, qui disons depuis des années et des années que naturellement il faut accepter l'élargissement mais qu'il nous faut le gérer sérieusement. Ce n'est pas simplement une opération de générosité. C'est quelque chose de très compliqué. Il faut que les pays candidats soient vraiment prêts à entrer. Il faut que l'Europe soit vraiment prête à les accueillir. Finalement nos arguments ont été entendus. Alors que pendant des années en Europe, il y a eu une approche superficiellement généreuse et démagogique sur le sujet. Et quand la France disait qu'il faut préparer sérieusement l'élargissement, il y avait une campagne générale pour dire la France est égoïste. Alors que maintenant tout le monde pense comme nous. Tout le monde pense comme nous y compris les Allemands. Alors là, il faut qu'on fasse le mieux possible. Il y a d'autres sujets, les négociations d'élargissement proprement dites par exemple, nous n'allons pas les conclure. Nous les ferons avancer le plus possible.
Vous voyez, il faut se réinscrire dans une continuité. Il y a des tas de sujets où les Suédois vont continuer après nous. Et les Belges après les Suédois. Alors c'est vrai qu'un grand pays peut avoir des atouts pour conclure dans une présidence que les autres n'ont pas, mais ça n'est pas systématiquement vrai. Parce que, quand vous êtes président dans un système européen, vous êtes aussi obligé d'être un peu au-dessus des intérêts nationaux et dans certains cas, vous défendez beaucoup moins vos intérêts directs que si vous n'êtes pas président. Donc cela s'équilibre. C'est un moment important. Nous le prenons très au sérieux. La préparation est très poussée. La coordination sera parfaite entre le président de la République, le Premier ministre et le gouvernement, à commencer par Moscovici et moi. C'est sur nous même que repose la charge principale puisque c'est le ministre des Affaires étrangères qui est président du Conseil Affaires générales qui a des obligations partout. Mais il ne faut pas perdre de vue cette continuité.
Q - (Inaudible)
R - Ce qui a avancé, à mon avis, c'est le diagnostic. Quant à Amsterdam, ce qui n'est pas vieux, après la Conférence de mai 96/97, l'accord n'avait pas pu se faire sur les trois sujets que nous devons traiter maintenant. A l'époque, il y avait une déclaration mais uniquement de trois pays sur quinze, de trois pays pour dire que la réforme institutionnelle était une nécessité avant l'élargissement. C'est une vieille discussion en Europe. A chaque élargissement, même avant, la France a dit : il faut approfondir, il faut réformer les institutions parce que nous aurons de plus en plus de mal à le faire après. Cela n'a jamais traduit la moindre défiance par rapport aux pays qui entrent, jamais. Simplement c'était un raisonnement, une prévision mécanique qui s'est toujours révélée exacte. Parce que c'était plus difficile de fonctionner à 12 qu'à 10, à 15 qu'à 12 et ce sera évidemment infiniment plus complexe de fonctionner à 27 qu'à 15. Donc quand je parlais d'un progrès, c'est sur la prise de conscience. Parce qu'aujourd'hui, ce n'est pas trois pays qui disent ça, c'est quinze, puisque nous avons décidé ensemble la Conférence intergouvernementale. Pour ça, c'est un progrès.
Je crois donc que la conscience qui est impérative de trouver une solution est plus grande dans les esprits et il y a moins de démagogie. Il y a moins de démagogie en Europe sur l'élargissement. Tout le monde pense qu'il faut le préparer sérieusement et il y a plus de sérieux chez les pays candidats. Ils ont tous compris que ce n'était pas simplement une association d'amis, une espèce de club sympathique mais que l'Europe est un système très contraignant avec des règles dures notamment en matière de concurrence et qu'ils doivent se préparer, qu'ils doivent changer leur loi, leurs administrations, leurs habitudes, beaucoup de réalité économique et sociale c'est très compliqué. Avant, ils demandaient à rentrer tout de suite puis, maintenant, ils sont politiquement pressés mais en pratique moins pressés et ils vont demander des longues périodes de transition. Tout cela aboutit au fait que la discussion est devenue plus sérieuse, plus substantielle. Dans cette affaire de réforme institutionnelle, encore une fois je ne fais pas de pronostic, je ne peux pas dire que nous allons conclure à Nice le problème fondamental n'est pas celui du calendrier, le problème fondamental c'est celui du contenu de l'accord. Nous voulons trouver un bon accord. Un bon accord pour nous, c'est très important. Il s'agit de savoir si l'Europe va pouvoir continuer à fonctionner après l'élargissement. Donc, nous ne sommes pas prêts à conclure à Nice à n'importe quel prix. Si l'accord est insuffisant, si on n'a pas trouvé une bonne solution sur les trois points dont je vous ai parlé, plus les coopérations renforcées, et bien il n'y aura pas d'accord et on continuera et on finira par trouver un accord sous la présidence suédoise ou sous la présidence belge. Là dessus je ne peux que répéter ce que j'ai dit tout à l'heure, nous ferons tout ce qui dépend de nous pour trouver une solution. Je dis bien les quatre points, parce qu'il y a donc la repondération des votes qui est fondamentale pour les grands pays d'Europe. Aujourd'hui l'écart entre les populations est de 1 à 500 pour la population des pays membres. L'écart entre les droits de vote est de 1 à 5. La disproportion est trop grande, donc nous voulons trouver un système qui soit plus réaliste, soit un système avec une seule majorité avec une repondération substantielle, soit un système de double majorité. Nous verrons, nous n'avons pas conclu, mais en tout cas, c'est très important.
Q - (Inaudible)
R - Il y a un certain nombre de propositions qui ont été faites qui sont toutes différentes, c'est donc compliqué, dans lesquelles il y a un vote démographique en quelque sorte, représentatif du poids en terme de population et un vote par Etat, qui peut être un vote par Etat, un Etat, une voix ou être un vote pondéré par Etat. Chaque Etat ayant un nombre de voix un peu proportionnel mais quand même, un peu comme dans le système actuel.
Là nous n'avons pas conclu, la négociation n'a pas vraiment commencé parce que les Portugais ont surtout travaillé sur le second point, l'extension de la majorité qualifiée. Et pour pouvoir conclure sur l'extension de la majorité qualifiée, il faut avoir obtenu une repondération car les grands Etats ne pourront pas accepter que dans une Europe à 30, une décision puisse être prise par une majorité apparente qui représenterait une toute petite minorité de l'Europe. Ce n'est pas possible, donc ces deux thèmes sont étroitement liés. Et le troisième sujet qui est distinct, c'est l'affaire de la Commission. Nous pensons et nous souhaitons que la Commission reste limitée en nombre pour ne pas devenir un système trop vaste, impossible à gérer, c'est déjà assez difficile aujourd'hui.
Ce sont les trois points d'Amsterdam et il y en a un quatrième qui est extrêmement important, c'est cette affaire de coopérations renforcées. Si nous pensons à l'Europe de demain, avec 27 pays ou plus, plus car après tout, la Suisse, la Norvège, l'Islande peuvent vouloir entrer un jour dans l'Europe parce que la Croatie peut être candidate, un jour, ce sera l'Albanie, la Bosnie, la Serbie démocratique, je ne sais qui, il y a beaucoup de pays en réserve, nous arrivons au-dessus de 30 en réalité. On ne peut pas penser que lorsque nous serons dans une Europe de cette dimension, nous pourrons avoir des politiques communes homogènes comme nous l'avons fait lorsque nous étions 6 ou 9. Il est clair que la démarche d'intégration ne peut pas être la même. Notre objectif sera de préserver les politiques communes qui existent, les grandes politiques communes, tout ce qui relève du marché intérieur, les politiques communes comme l'agriculture ou les fonds structurels, mais on voit bien qu'il faudra donner de la souplesse dans le système pour que certains pays puissent faire plus s'ils le veulent. Il y a là des affaires de vocabulaire qui sont très compliqué car même les Français dans le débat politique mélangent tout. Ce qui désigne le mieux ce dont je parle, c'est l'expression géométrie variable. Ce qui veut dire que des groupes de pays, pas forcément les mêmes, peuvent mener telle ou telle action qui les intéressent plus particulièrement. On peut imaginer les pays nordiques ayant une coopération sur les questions nordiques, les coopérations liées à l'environnement en Méditerranée avec certains pays du sud...
Il ne s'agit pas de défaire les politiques communes qui existent, il s'agit d'actions qui auraient lieu en plus et qui n'intéresseraient pas tout le monde. La géométrie variable correspond à ce type de travail, par petits groupes. C'est le mot du langage courant et dans les traités, cela s'appelle coopérations renforcées, c'est la même chose. La coopération renforcée a été prévue dans le traité d'Amsterdam pour permettre à un petit groupe de pays de mener précisément ce type de coopération. Mais, cela a été soumis à des conditions tellement sévères qu'en fait, cela ne marche pas. Car dans le Traité d'Amsterdam, pour que les coopérations renforcées existent, il faut qu'il y ait la moitié des pays plus un et cela fait trop, et il faut que la Commission ait donné son accord et qu'elle ait examiné s'il n'y avait pas une autre façon de faire, si on ne pouvait pas le faire quand même avec tous les pays, dans le cadre des traités avec les mécanismes communautaires etc. Il y aura donc toujours une Commission ou des pays qui seront hostiles à une action d'un petit groupe. Et si nous gardons ce système à 30, nous allons nous paralyser mutuellement, ce n'est pas l'objectif. Nous avons ce dispositif théoriquement, mais il est trop rigide. Ce qui fait qu'à nos yeux, l'un des objectifs de la CIG c'est d'assouplir ce système de coopérations renforcées.
Il y a un autre type de propositions qui est présenté souvent, notamment par Jacques Delors, c'est l'idée de créer un noyau fixe dans lequel serait toujours les mêmes pays. Il faudrait faire un noyau presque de type fédéral avec les six pays fondateurs, qui iraient plus loin dans l'intégration politique. M. Delors pensait à un nouveau traité, une nouvelle Commission pour les six pays. D'autres pensent qu'il faut faire cette opération dans le cadre de l'Euro 11 mais chaque formule a des inconvénients aussi. La formule du noyau dur a des inconvénients, d'abord, il n'est pas sûr du tout que les six pays fondateurs veuillent aller vers un système vraiment fédéral comme ceux auxquels nous pensions dans les années 1950, ce n'est pas sûr du tout, ensuite, cela crée une crise terrible avec les autres qui sont absolument hostiles à l'idée qu'un petit groupe aille en avant seul. Alors que l'autre formule dont je parlais il y a 5 minutes ne provoque pas de réaction. Cela ne gêne personne si des pays à 4 ou 5 coopèrent sur des sujets divers. Mais si ces 4 ou 5 pays forment ce que M. Delors appelle une avant-garde, les autres considèrent qu'ils sont l'arrière-garde et ils ne le veulent pas évidemment.
Mais je ne critique pas M. Delors dans sa fonction de proposition, il joue un rôle extraordinaire dans l'Europe d'aujourd'hui, il a un prestige immense, il fait des propositions constamment, les gouvernements qui sont sollicités par les obligations immédiates de l'actualité apprécient cette fonction de réflexion à long terme et de propositions. A partir de cette réflexion, il faut essayer de voir ce qui peut marcher en réalité. Pour la proposition de faire un noyau avec l'Euro 11, elle n'est également pas très pratique car l'Euro 11 est déjà très large et un jour, cela augmentera, c'est beaucoup pour faire un noyau. Si un énorme noyau comme celui-là, et que simplement autour il y a les pays candidats, ils vont considérer qu'il y a deux Europe et c'est là où l'on retrouve ces autres expressions que vous entendez tout le temps, l'Europe à deux vitesses. Cela ne s'applique pas aux coopérations renforcées telles que je vous les ai expliquées, ce n'est pas une Europe à deux vitesses car ce n'est pas toujours les mêmes dans les différents groupes, on ne sépare donc pas les Européens entre la première et la seconde classe. En revanche, si on fait un noyau dur, il y a vraiment des classes et c'est pour cela que c'est moins judicieux.
Ce sont des problèmes dont on débat maintenant, c'est très bien qu'il y ait ce grand débat politique en France et en Europe. Personnellement, je le souhaitais depuis plusieurs années car je voyais venir le grand élargissement et je pensais que ce débat était nécessaire. Mais, cela n'a vraiment commencé qu'après les décisions du Conseil européen d'Helsinki en décembre, lorsque nous avons confirmé l'ouverture des négociations avec 12 pays et lorsque nous avons annoncé cette décision de principe sur la Turquie. Sur la Turquie, les négociations ne sont pas ouvertes, c'est différent, nous avons simplement enregistré la candidature. Nous avons dit que nous négocierions plus tard lorsque la Turquie se sera rapprochée des critères de Copenhague. Cela a provoqué un choc dans une partie de notre opinion qui considère que la Turquie est un pays intéressant mais que ce n'est pas un pays européen. Ce débat se développe maintenant et nous Français qui prenons la présidence à ce moment-là, notre rôle est de tirer le meilleur parti possible de la Conférence intergouvernementale sur ces trois points plus les coopérations renforcées que j'ai rappelé et de trouver un système pour préparer l'avenir et qui nous permettent de perfectionner encore après.
Q - Le petit remaniement intérieur de la Commission il y a quelques jours, à votre avis, va-t-il dans le bon sens ? Cela résoudra-t-il les problèmes de l'image du président Prodi ?
R - Je n'ai pas d'observation particulière à faire, c'est à M. Prodi de se déterminer. Comment je vous l'ai dit, nous ne nous sommes pas joints aux critiques sur M. Prodi et ces critiques en général ne venaient pas de France. C'est à lui de voir, à lui de s'organiser et je pense que les choses sont compliquées pour les institutions européennes en ce moment, pour des raisons objectives qui ne tient pas aux personnes, c'est objectivement compliqué, à cause du nombre, du développement des compétences des différentes institutions. Chaque fois que nous perfectionnons les institutions, leurs rapports deviennent plus compliquées en même temps. C'est une situation objective, ce n'est pas de la faute de M. Prodi. Nous l'avons nommé, nous avons confiance en lui et il s'organise au mieux pour faire son travail, je n'ai pas de commentaire à faire.
Q - Vous avez parlé des désaccords qui existent entre les Américains et les Français, Je ne sais pas si vous allez vous exprimer demain devant le Sénat, comment allez-vous faire et y a-t-il une marge possible pour régler le problème entre les Américains et les Français ?
R - C'est vraiment quelque chose qui relève de la culture politique américaine. Cela a été plutôt bien perçu dans la presse française, ils doivent penser que nous ne faisons pas assez de gag ! La question est celle de l'administration finissante. C'est une période qui révèle les contradictions du reste du monde car ceux qui trouvent que l'Amérique a trop de poids s'inquiète dans cette période lorsqu'elle n'en a pas assez. Je me garderai bien de faire cette réponse. Je pense que l'engagement personnel du président Clinton sur un certain nombre de sujets est tellement fort qu'il gardera une capacité d'impact jusqu'au bout, peut-être plus que d'autres présidents qui seraient dégagés de certaines affaires, je pense au Proche-Orient. Je suis convaincu que ce phénomène ne va pas toucher Clinton, car la situation est horriblement compliquée au Proche-Orient, elle est même préoccupante et les différents protagonistes, d'une façon ou d'une autre ont intérêt à ce que les Etats-Unis restent avec eux. Autrefois, c'était uniquement les Israéliens, pour des raisons de soutien automatique par les Etats-Unis, aujourd'hui c'est plus sophistiqué, je crois que c'est un élément qui jouera dans le sens du maintien du rôle du président Clinton, en tout cas sur ce point.
D'autre part, il y a un autre élément qui est l'arrivée de M. Poutine, cette concertation générale qui a lieu entre nous sur ce qu'il faut faire avec lui, vous connaissez sans doute la lettre que Laurent Fabius et moi-même avons envoyée à tous nos collègues européens et occidentaux pour dire que c'était le moment de réfléchir et de faire le point sur ce que nous avons fait depuis 10 ans pour voir si nous avons donné de bons conseils ou non. Tout cela aura une très grande importance au moment du G8 de juillet et je pense que le président Clinton sera tout à fait en capacité de prendre des décisions, d'engager son pays sur des questions comme celles-là qui sont des questions majeures. Il est servi par le calendrier. Ce qui fait qu'en allant à Washington maintenant, je n'ai pas du tout le sentiment d'aller parler avec une administration qui n'a plus de moyens, je ne parle pas en terme de politique intérieure américaine, je parle des choses extérieures, de notre point de vue à nous. J'ajoute un autre élément qui est la formidable continuité de la politique étrangère sur souvent la plupart des grands sujets et tout cela fait qu'il n'y a pas de soucis particuliers. Pour une période qui va jusqu'à l'été, ce sera ainsi, c'est peut-être un peu différent pour la fin de l'année. C'est qu'à la fin de l'année, ce sera peut-être plus une période d'attente, pour l'arrivée de la nouvelle équipe, et le seul domaine où à mon avis cela peut poser un problème car l'actualité est pressante et fragile, c'est le Proche-Orient. Il peut être dommage en effet qu'il y ait une baisse de rythme mais c'est ainsi et il faut essayer d'avoir une sorte de rassemblement de bonnes volontés et de continuité de l'action sur ce point.
Sur la question des désaccords qui m'a été posée avant, je voudrais redire un commentaire général, il y a toujours des désaccords entre la France et les Etats-Unis comme partout. La tradition de l'opinion française et américaine est en général de souligner les désaccords avec une série d'interprétations que vous connaissez par cur. C'est le fond habituel mais depuis que je suis là, j'ai travaillé dans un esprit différent, je pense qu'il fallait calmer tout cela, que nous pouvons coopérer sur des tas de sujets et nous coopérons sur des tas de sujets. Lorsque nous coopérons, il y a un travail à faire sur l'opinion française pour dire que si c'est ainsi, ce n'est pas parce que nous sommes alignés automatiquement sur eux. C'est parce que nous avons réfléchi, nous faisons notre politique et nous sommes d'accord. C'est un travail que nous avons dû faire pendant le Kosovo, il y avait une partie de l'opinion française qui disait que les Etats-Unis imposaient leur politique, et c'était faux, c'était un véritable épisode de partenariat, pour une fois vraiment.
En sens inverse, lorsque nous avons des désaccords, et c'est normal, nous demandons à pouvoir les exprimer, à travailler sur les désaccords sans que cela devienne un drame, sans qu'on nous fasse des interprétations terribles sur le fait que la France ne s'intéresse qu'à créer des ennuis aux Etats-Unis. Et cela, je crois que nous y arrivons assez bien. En matière de coopération, le Kosovo, l'ensemble des Balkans, finalement, nous coopérons bien. Il y a des nuances entre nos eux pays, il y en a entre la France et l'Allemagne, entre la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, mais globalement on coopère bien et je crois que c'est bien compris. C'est en tout cas bien compris en France, en Europe et j'espère que c'est bien compris à Washington et j'espère que c'est bien compris des sénateurs, c'est pour cela que j'ai souhaité avoir des rencontres également au congrès.
Concernant les sujets de désaccord, là aussi il faudrait pouvoir en parler paisiblement. Pour l'Iraq par exemple, c'est vrai que nous continuons à penser que nous n'avons pas besoin de l'embargo pour assurer la sécurité régionale, mais ce n'est pas un désaccord d'objectifs. Nous sommes tous d'accord sur le fait que ce régime doit être surveillé et nous comprenons les inquiétudes des voisins. Nous n'avons jamais demandé que l'on enlève toutes les précautions, nous avons toujours admis qu'il y ait des précautions concernant l'Iraq. C'est sur la question de l'embargo que nous ne sommes pas d'accord parce qu'il ne sert à rien, il est terrible pour la population, même si nous savons que ce sont les décisions du régime qui aggravent en fait et par rapport au régime, cela ne change rien car il est contourné comme tous les embargos, comme toutes les prohibitions, tout cela est contourné.
Nous avons donc une discussion qui n'est pas une discussion désagréable et nous avons réussi à bien travailler durant l'année dernière où nous avons préparé cette résolution. Finalement, nous nous étions abstenus car nous pensions qu'on pouvait l'améliorer encore un peu, mais il n'y avait pas de désaccord majeur.
Voilà l'exemple d'un sujet où les réactions ne sont pas les mêmes, les arguments ne sont pas les mêmes, et cela n'empêche pas de discuter, de travailler. Et maintenant, nous travaillons tous ensemble à essayer de permettre à M. Blix de travailler vraiment.
Sur les questions stratégiques, vous me demandez comment je vais faire, je vais procéder par question, je vais demander à mes interlocuteurs s'ils sont vraiment convaincus des menaces dont ils parlent. Y a-t-il vraiment une menace de la Corée du Nord alors même que tout le monde appuie la politique de la Corée du Sud ? Peut-on penser que s'il y a des projets de la Corée du Nord, ils sont dirigés contre les Etats-Unis ? Vu de France, cela paraît un peu étrange et nous avons du mal à penser que les Etats-Unis qui ont pu dissuader le formidable arsenal soviétique qui était le plus grand arsenal hostile que nous n'avons jamais vu, on a du mal à comprendre pourquoi la puissance américaine qui est la plus grande puissance militaire de tous les temps n'arriverait pas à dissuader deux ou trois menaces venant d'Etats tout petits, à bout de force.
Ce sont des questions, nous avons besoin de mieux comprendre les fondements de cette chose, ou bien alors c'est l'Iran mais je vois en même temps que les Etats-Unis essaient de trouver une politique qui sur certains points se rapproche de la politique européenne avec les mesures de levée de certains embargos. Nous cherchons malgré tout où est la menace malgré tout.
Je vais poser des questions là-dessus et aussi sur les conséquences parce que si les Etats-Unis décident malgré tout d'avancer, pour des raisons qui leur sont propres, cela aura des conséquences sérieuses et nous voudrions être sûrs qu'à Washington, on ne sous-estime pas les conséquences stratégiques. Cela peut quand même relancer la course aux armements si un certain nombre de pays pense que les Etats-Unis dispose d'un système qui leur donne une supériorité. C'est un problème, ce n'est pas inventé par la France uniquement pour compliquer les choses. Qu'est-ce que cela donnera dans la relation avec la Russie ? Quel est le type d'accords que le président Clinton recherchera avec le président Poutine en échange de quoi ? Je sais que tout cela est bilatéral, que le Traité de 1972 est américano-soviétique, mais cela a des conséquences sur le monde entier.
Je vais essayer de faire mieux comprendre nos interrogations.
Q - (Inaudible)
R - Il faut être capable de traiter les deux choses. Il n'y a pas de hiérarchie. A certains moments, nous parlons de la Tchétchénie en premier, quand j'ai fait la lettre avec Laurent Fabius, c'est une lettre que j'ai commencée en réalité à préparer avec Dominique Strauss-Kahn, avant la guerre de Tchétchénie. Nous avons continuer de travailler de réfléchir avec Christian Sautter et nous avons conclu avec Laurent Fabius. Ce n'est pas quelque chose que nous avons inventé dans le contexte de la Tchétchénie. A l'époque, l'idée était différente, c'était de tirer le bilan des années passées en matière d'aides à la Russie en coopération. La question était celle que j'ai posée tout à l'heure, c'était : avons-nous donné les bons conseils aux Russes ? Avons-nous posé les bonnes conditions avec l'idée que nous avons eu raison de coopérer avec la Russie, c'est un choix stratégiquement bon à partir de 1991, mais en revanche, les conseils donnés par les Etats-Unis, les pays d'Europe, le FMI ont mis l'accent uniquement sur la dérégulation comme si l'économie russe était une économie très développée, très sophistiquée dont il fallait simplement libérer les forces positives, et nous ne nous sommes absolument pas occupés du fait qu'en Russie, il n'y a pas d'Etat, il y a eu à certains moments, un Etat despotique, mais il n'y a jamais eu d'Etat moderne et par conséquent, il y a une sorte de jungle et nous sommes un peu responsables du développement des forces incontrôlées qui se sont répandues dans l'économie et dans la société russe. C'est le point de départ de la lettre. L'idée est peut-on réfléchir à la poursuite de l'aide en continuant à poser des conditions macro-économiques tout à fait logiques mais en les complétant et en encourageant la Russie à bâtir un Etat démocratique mais un Etat moderne, qui existe. Il y a un Etat aux Etats-Unis qui a rempli des fonctions et dans les économies les plus libérales mêmes, il y a des fonctions de régulation qui sont fondamentales ; or, un Etat où tout ce qui touche à la fiscalité est totalement flou, le cadastre est totalement flou, ce qui touche à la douane également, il est impossible, même en terme libéraux que cela fonctionne.
C'est donc ce problème que nous avons voulu poser parce que nous savons que ces dernières années, le FMI était trop indifférent à cette question. Au départ, cela n'a pas de rapport avec la Tchétchénie.
Ensuite arrive cette guerre de Tchétchénie, à cause de cela, allons-nous renoncer à avoir une politique russe. Nous n'allons pas y renoncer, on ne peut pas renoncer à avoir une politique à long terme avec la Russie, ce serait contre notre intérêt, c'est notre intérêt d'encourager la Russie à devenir un grand pays moderne, démocratique, pacifique. Bien sûr, je suis le premier à dire que cela ne se fait pas en un jour et on ne sait pas non plus combien de temps cela prend puisqu'il n'y a pas d'autre exemple historique. C'est un énorme pays qui n'a connu que le despotisme, que ce soit celui des Tsars ou alors le totalitarisme des communistes, il n'a jamais connu la liberté, ni l'économie de marché, avec un tout petit début de modernisation pendant une dizaine d'années au début du siècle, avant la guerre de 1914, mais cela ne compte pas dans les mentalités nationales. Cela n'a rien à voir avec les pays de l'Europe de l'est. La démocratie et l'économie de marché ne se sont pas développées comme cela en France en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis. Cela n'a rien à voir historiquement, on ne sait donc pas combien de temps cela dure. Mais notre intérêt est de pousser dans ce sens et c'est la démarche de cette proposition.
Quand arrive la guerre en Tchétchénie, nous pensons que c'est une très grave erreur des Russes, que c'est une politique complètement erronée, que l'on ne résout pas ce type de problèmes avec des bombardements ou par des actions purement militaires qui frappent en priorité les civils et nous pensons que les Russes auront toujours devant eux une guérilla permanente anti-coloniale et qu'ils se trompent et qu'ils devraient rechercher une solution politique. C'est ce que nous disons publiquement, en direct, c'est ce que j'ai dit au président Poutine lorsque je suis allé le voir.
A cause de la Tchétchénie, faut-il renoncer à avoir une politique à long terme par rapport à la Russie ? Non, l'Occident doit avoir cette politique et lorsqu'il y aura le G8, ils vont dire quelque chose à Poutine, il faut réfléchir. A cause de l'intérêt stratégique de la Russie, de son poids économique, faut-il renoncer à parler de la Tchétchénie ? Non et donc, la réponse est qu'il faut mener les deux de front.
Q - Les relations franco-russes sont-elles détériorées à cause de la Tchétchénie ?
R - Sur le fond, je n'ai pas d'inquiétude car les relations entre les pays ne sont pas fondées sur des éléments climatiques. Le type de relations entre les dirigeants, les dates des voyages, c'est un peu secondaire, anecdotique. Sur le fond, la Russie continuera à mon avis à attacher la même importance à ses relations avec la France, d'abord bien sûr avec les Etats-Unis, ensuite avec la France et l'Allemagne et donc cela ne me trouble pas. Il y a le G8, j'ai personnellement un rapport de travail qui marche bien avec M. Ivanov, les rencontres au sommet Poutine-Chirac auront lieu à un moment ou à un autre, et les Russes savent très bien que la France est un élément majeur de la détermination de la position des Quinze, un élément important de la décision du G8.
Nous avons donc dit ce que nous devions dire, je crois que nous avons eu raison de le dire et je ne pense pas que cela mette en péril de quelques façons la relation franco-russe. Elle ne peut pas être fondée sur le fait que les Français sont obligés d'approuver ce que font les Russes. C'est d'une autre nature et cela ne veut pas dire du tout que nous négligeons cette relation, elle est très importante pour nous mais c'est une relation où nous devons être capables de dire les choses surtout si nous pensons que les Russes se trompent. Lorsque l'on parle de la Tchétchénie, nous avons parlé dans des termes durs, mais pas dans des termes agressifs par rapport à la Russie. Le fond du raisonnement est de dire à la Russie qu'elle se trompe. Non seulement les conséquences sur les populations sont horribles, mais vous vous trompez. Ce n'est pas un drame, c'est un débat que l'on doit être capable d'avoir. Je suis donc serein.
Q - (Inaudible)
R - Presque tous les ministres à qui j'ai écris m'ont dit que c'est très intéressant, c'est le bon moment, il faut une coordination sur ce que l'on va faire avec M. Poutine et il faut que l'on en parle de façon plus détaillée et dans tous les cas, ils annoncent des réactions plus détaillées.
En effet, c'est cette réaction qui a été formalisée dans le Conseil Affaires générales et dans le Conseil Ecofin et durant une période de quelques semaines, nous allons continuer de discuter.
Q - Concernant le Sud-Liban, les choses avancent-elles ?
R - Les choses ne sont pas conclues, nous voyons bien que nous sommes de plus en plus dans l'hypothèse du retrait unilatéral. Comme vous le savez, nous aurions préféré qu'il y ait un accord, nous n'avons pas complètement renoncé à convaincre les Israéliens et les Syriens de reprendre les discussions mais je vois bien que le climat n'est pas très propice. Et là, pour le coup, les efforts français et américains sont vraiment les mêmes pour essayer de relancer les choses. Vous vous rappelez peut-être qu'en novembre dernier, nous avions joué un rôle important pour convaincre les uns et les autres de commencer à parler, et après, cela s'est arrêté. Nous sommes donc dans l'hypothèse du retrait unilatéral. Là-dessus, je dois dire que les positions des uns et des autres sur ce qui se passera après ne sont pas très claires, elles ne sont pas suffisamment claires pour conclure. Ce n'est pas un problème posé à la France en particulier, c'est un problème posé au Conseil de sécurité, c'est une résolution du Conseil, la résolution 425, la résolution 426, c'est pour cela que nous avons demandé à Kofi Annan de faire le point. Il faut examiner la situation, de nous faire des recommandations nous les attendons. Mais, on ne peut pas décider de mettre la FINUL à la frontière du Sud-Liban si on est dans le brouillard complet. Il faut tout de même avoir un minimum d'engagement de l'Etat libanais pour assurer ses fonctions puisque la résolution 425 a été faite pour lui permettre de rétablir sa souveraineté, l'intégrité du pays etc. Il faut un minimum de signaux de la part de la Syrie sur ce qu'ils feront ensuite. Il faut qu'il y ait quelques indications des Israéliens sur la façon dont ils vont gérer la situation ensuite, et aujourd'hui, on voit bien que les positions israéliennes peuvent être extraordinairement différentes entre un incident et un autre. On ne peut donc pas mettre une FINUL ou une autre FINUL renforcée peut-être, on ne peut pas prendre de décision alors que les choses restent aussi incertaines. Et comme je l'ai dit, cela ne peut pas concerner la France seule, cela concerne le Conseil de sécurité dans son ensemble et d'une façon ou d'une autre, il faudra que les autres membres permanents marquent leur engagement par rapport à cette mission difficile. Si les conditions dont je viens de parler sont à peu près rassemblées, si cela permet de travailler, nous verrons les questions plus concrètes comme la taille de la FINUL, son mandat, son organisation, son système de commandement, pour qu'elle soit vraiment efficace et qu'elle ne soit pas dans la situation de l'actuelle FINUL qui a souvent regardé passer les différentes forces en mouvement./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 mai 2000)