Texte intégral
Q - Le Premier ministre, Lionel Jospin, a déclaré que la présidence française contribuerait à redonner du sens à la construction européenne. Pouvez-nous indiquer quelles sont les principales actions par lesquelles la présidence française entend engager ce processus fondamental ?
R - Effectivement, le Premier ministre, quand il a présenté les priorités de la présidence française, le 9 mai devant l'Assemblée nationale, a insisté sur notre volonté de rendre la construction européenne plus riche de sens pour l'ensemble de nos concitoyens. Cela signifie une Europe qui soit mieux en mesure de répondre aux aspirations concrètes de ses habitants et, dans le même temps, une Europe qui définisse mieux ses objectifs profonds.
Il s'agit, selon moi, d'être fidèle au dessein initial de l'aventure européenne : la paix sur le continent, l'accomplissement des valeurs démocratiques qui sont les nôtres et, enfin, le progrès social et "sociétal", si j'ose dire.
Pour cela, il faut une Europe qui fonctionne mieux, de façon plus lisible. Cela était déjà nécessaire à quinze. Cela devient vital dans la perspective de l'élargissement et d'une Europe à 25 membres ou plus.
La présidence française va donc s'efforcer de faire avancer l'ensemble de ces dossiers : la réforme institutionnelle, avec la Conférence intergouvernementale actuelle, la poursuite de la dynamique des négociations d'adhésion, la mise en place d'une Europe de la défense, l'Europe des valeurs, avec la Charte des droits fondamentaux, l'Europe de la croissance et de l'emploi et l'Europe du concret, aussi bien celle de l'espace européen de l'éducation que de la lutte contre la pollution.
Vous le voyez, le travail ne va pas manquer !
Q - Le Premier ministre a mentionné, comme vous l'avez vous-même déjà fait à plusieurs reprises, le projet d'une "Europe de la connaissance". Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
R - Il s'agit pour moi d'une dimension essentielle de cette Europe à la fois plus proche des préoccupations quotidiennes de ses citoyens, plus sensible à ses valeurs culturelles communes et donnant toute la priorité à "l'investissement intellectuel".
En un mot, il s'agit de favoriser la mobilité, en Europe, des étudiants, des enseignants, des jeunes en formation et des chercheurs, afin que chacun ait la possibilité, comme il l'entend, d'aller étudier, se former, enseigner dans tout autre pays de l'Union, sans que plus aucun obstacle, qu'il soit réglementaire, financier, pratique, ne vienne s'y opposer.
Vous le savez bien, cela n'est pas encore, loin de là, le cas actuellement. Les différences dans les cursus universitaires, dans les systèmes de diplômes, les rigidités statutaires pour les enseignants, les difficultés financières ou pratiques pour les étudiants et les jeunes ne permettent pas aujourd'hui à un étudiant français d'aller facilement étudier une année en Italie ou à un enseignant allemand d'aller enseigner en Grande-Bretagne.
Or, si nous voulons construire l'Europe des citoyens, il faut non seulement que ces échanges ne soient plus exceptionnels, mais qu'ils deviennent même la règle. Je souhaite qu'à l'avenir, il devienne normal d'achever un cycle d'études après avoir passé au moins un semestre ou, mieux, une année, dans un autre pays de l'Union.
Nous allons donc travailler à cela pendant notre présidence, en bénéficiant des orientations déjà fournies par le Conseil européen de Lisbonne de mars dernier, afin de pouvoir présenter, en décembre au Conseil européen de Nice, un véritable programme d'action pour l'Europe de la connaissance.
Et j'ajoute qu'il ne s'agit pas, comme j'entends parfois le dire, de revenir à ce qui aurait déjà existé en Europe il y a plusieurs siècles. On ne peut en effet comparer ce qu'était l'éducation - et encore plus l'enseignement universitaire - au Moyen Age, réservé à une infime élite qui, effectivement, voyageait fréquemment d'université à université en Europe, et ce qu'elle est devenue - heureusement - aujourd'hui, c'est-à-dire un enseignement pour le plus grand nombre.
Q - En matière d'Internet, la présidence française va-t-elle se concentrer sur la question de la connexion des écoles (qui est de toutes façons une priorité nationale dans la totalité des Etats membres) ? Ou bien va-t-elle s'intéresser à promouvoir l'Internet comme outil rapprochant les Européens de la construction communautaire (sites d'information, espaces interactifs, e-élections...) ?
R - Comme vous le savez, et Lionel Jospin l'a encore réaffirmé il y a quelques jours à Marseille, le gouvernement est déterminé à développer toutes les possibilités offertes par les nouvelles technologies, qu'il s'agisse de leur impact industriel et économique ou des opportunités qu'elles présentent en matière de développement social, culturel, éducatif, etc...
Dans ce contexte, les orientations de la politique européenne, avec le programme "e-Europe" présenté à Lisbonne par la Commission et qui devrait être adopté lors du prochain Conseil européen de juin, vont tout à fait dans le bon sens.
Vous avez mentionné l'Internet à l'école, c'est effectivement une orientation déjà entreprise par la France et que nous allons encore renforcer. Au-delà, il est exact que l'Internet peut être un formidable moyen de rapprocher les Européens entre eux, de mieux communiquer et de mieux s'informer sur l'Europe.
D'ores et déjà, nous y consacrons beaucoup de moyens, avec notamment le site d'information de "Sources d'Europe", centre d'information sur l'Europe placé sous la double responsabilité de mon ministère et de la Commission européenne (http://www.info-europe.fr) et relié à un réseau de points d'information décentralisés, dans les régions et départements français, en cours de constitution. Pendant notre présidence, nous disposerons également d'un site très attractif et informatif.
Quant à la perspective d'élections sur le Net, comme vous l'évoquez, c'est peut-être une piste qui méritera d'être explorée, afin de lutter contre la tendance actuelle à l'abstentionnisme, mais je crois qu'elle demandera encore un certain temps !
Q - Vous soutenez activement la tenue à Paris en octobre 2000 du grand congrès "Nouvelle Europe, nouveaux défis, nouvelles générations". Comment un tel événement s'insère-t-il dans votre vision de la présidence française ?
R - Cette initiative m'est apparue très positive, car elle sera d'abord une grande occasion de rencontre et de dialogue entre étudiants venus de toute l'Europe. Ensuite, les débats qui auront lieu permettront justement de mieux éclairer les souhaits des jeunes citoyens de l'Europe et les réponses que nous sommes en mesure de leur apporter. C'est pourquoi mon ministère apporte tout son soutien à ces rencontres, auxquelles je souhaite le plus grand succès.
Q - La France souhaite pousser à la mise en place rapide d'une agence européenne de sécurité alimentaire. Les récentes et multiples crises affectant la sécurité alimentaire ont en effet mobilisé les citoyens sur ces questions. Comment voyez-vous le fonctionnement de cette agence ? Une supra-structure au-dessus des agences existantes ? Ou bien une agence en réseau bâtie un peu sur le modèle du système européen des banques centrales ? Ou un simple organe de coordination ? Quelle sera la place de la Commission dans ce dispositif ?
R - La sécurité alimentaire sera au premier rang des priorités de notre présidence. Le projet de création d'une autorité européenne de sécurité alimentaire progresse au sein du Conseil. Il reste à en fixer les principes de fonctionnement, avec en particulier deux questions en suspens : la séparation nette entre évaluation du risque et gestion du risque d'une part ; l'articulation des compétences entre niveau communautaire et niveau national. D'une manière générale, la création de l'AFSSA en France par la loi de 1998 sur la sécurité sanitaire, fait école et inspire à la fois de nombreux Etats membres ainsi que l'Union européenne dans la mise en place d'un système plus ambitieux de surveillance des risques alimentaires, ce qui correspond à une demande très forte des citoyens européens. Ce chantier sera donc emblématique de notre volonté de rapprocher l'Europe des préoccupations quotidiennes des citoyens.
Q - Selon vous, quelles sont les lignes de partage, et leurs raisons d'être, qui séparent les différents Etats membres sur les trois points centraux de la CIG ?
R - Les négociations sont en cours au sein de la Conférence intergouvernementale depuis quelques mois. Comme vous le mentionnez, trois points sont en discussion : la taille de la Commission européenne, avec l'objectif d'améliorer son fonctionnement et sa collégialité ; l'extension du recours au vote à la majorité qualifiée, avec l'objectif de faciliter le processus de prise de décision en Europe et la "repondération" des voix au Conseil, c'est à dire une meilleure prise en compte du poids réel de chaque Etat membre.
J'y ajouterai l'amélioration du système dit des "coopérations renforcées", qui doit permettre à quelques Etats membres d'aller de l'avant dans un domaine précis, quand bien même tous les autres Etats ne souhaitent pas ou ne peuvent pas s'y associer. Il en va du maintien et même du renforcement de la capacité d'action de l'Union européenne dans le contexte de l'élargissement.
Pour le moment, les discussions avancent très favorablement. Vous me permettrez de ne pas en dire plus, à ce stade, sur les différences qui peuvent encore exister sur certains points entre les uns et les autres.
Q - Envisagez-vous la possibilité que la CIG puisse déboucher sur un accord insuffisant ou bancal ? Et si c'était le cas, quelle serait l'attitude de la présidence française : conclusion et renvoi à une autre CIG des aspects non résolus ? Ou bien constat d'échec ?
R - Les autorités françaises souhaitent bien évidemment aboutir à un bon accord d'ici la fin de l'année. Je suis convaincu que cela est parfaitement possible. Cela étant, nous ne sommes pas des intégristes de la date, pour je ne sais quelle fierté de présidence. Si jamais il s'avérait nécessaire de poursuivre un peu les discussions au-delà du 31 décembre pour aboutir à un bon accord, ce ne serait pas dramatique. Mais, encore une fois, je ne me place pas dans cette hypothèse.
Q - Quels sont à votre avis les critères qui détermineront le succès ou l'échec de la présidence française, sachant que cette présidence risque de constituer un moment charnière dans l'histoire de l'UE au regard des thèmes qu'elle doit traiter ?
R - Nous ne voulons faire preuve d'aucune forfanterie. Une présidence est un moment - bref, de surcroît - qui doit avant tout s'inscrire dans une continuité afin d'être efficace. C'est pourquoi je dirai que notre première réussite sera de poursuivre et de mener à bien l'excellent travail accompli actuellement par la présidence portugaise et de bien transmettre le témoin à la présidence suédoise qui nous suivra.
Cependant, vous avez raison de dire que cette présidence intervient à un moment très important de la construction européenne et que nous avons une réelle volonté de faire aboutir certaines réformes nécessaires.
Je pense pouvoir dire qu'avec le succès de la CIG et une bonne réforme des institutions - qui représentera, je le dis pour ceux qui nous reprochent notre manque d'ambition, la mutation la plus importante des institutions européennes depuis le traité de Rome -, avec l'élaboration de la Charte des droits fondamentaux et avec des avancées décisives sur l'Europe citoyenne - je pense à l'agenda social, à l'espace européen de l'éducation, sans oublier la Défense européenne -, nous n'aurons pas démérité.
Q - La prochaine présidence française aura lieu vers 2007. A quoi ressemblera l'UE à votre avis à cette date ?
R - Tout d'abord, il est difficile de prévoir aujourd'hui quand aura lieu la prochaine présidence, car cela dépendra du nombre de pays candidats qui auront rejoint l'Union d'ici là. Nous serons certainement plus de quinze en 2007 et notre présidence en sera d'autant repoussée. Ce qui montre bien, d'ailleurs, qu'il faudra réfléchir à un autre mode de gouvernement de l'Europe que les présidences tournantes actuelles.
Pour le reste, je crois que l'Europe aura commencé, en 2007, à accueillir certains des pays candidats. J'espère qu'elle fonctionnera de façon plus efficace, avec des procédures souples, autour du concept de coopérations renforcées, permettant aux Etats membres qui le souhaiteront et qui le pourront d'aller de l'avant dans certains domaines tout en conservant une cohérence d'ensemble à l'Union. C'est ainsi que nous pourrons résoudre les possibles contradictions entre élargissement et approfondissement.
Il est souhaitable, en toute hypothèse, que les Européens commencent à réfléchir à ce que devra être l'Europe au cours des prochaines décennies, comme vient de le faire très utilement le ministre allemand des affaires étrangères, Joshka Fischer. La France y contribuera au cours des prochains mois, car la perspective immédiate de la présidence ne nous empêche pas de regarder, dès maintenant, sur le long terme. Nous montrerons ainsi que l'Europe n'est pas à cours d'idées, bien au contraire !./.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 mai 2000)