Déclaration de Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, sur l'avenir du Groupement d'intérêt public Mission de recherche droit et justice, Paris le 19 juin 2000.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Réunion du Conseil d'administration et du Conseil scientifique du Groupement d'intérêt public (GIP) Mission de recherche droit et justice, à Paris le 19 juin 2000

Texte intégral

Monsieur le Ministre de la Recherche,
Mesdames, Messieurs,
Pour la première fois dans son histoire, le ministère de la justice accueille le Ministre de la Recherche. C'est dire, cher Roger-Gérard SCHWARTZENBERG, combien votre présence est importante pour la communauté des chercheurs, universitaires et praticiens du droit et de la justice.
Il m'est difficile de remercier chacun personnellement pour sa participation à la réunion d'aujourd'hui. Permettez-moi donc simplement de dire à tous, combien j'apprécie que tant d'éminentes personnalités soient présentes pour évoquer ensemble les questions d'avenir.
1) Je voudrais d'abord faire quelques observations sur la forme et la composition de ce groupement d'intérêt public.
L'animation de la recherche au ministère de la justice a été trop longtemps confinée dans une simple vision administrative.
La Mission de recherche droit et justice a précisément été conçue sous forme d'un groupement d'intérêt public, pour permettre une ouverture intellectuelle, pour éviter que le ministère ne reste enfermé dans un cercle de réflexion trop restreint.
En 1992, Henri NALLET avait demandé qu'une expertise soit engagée avec le CNRS sur les conditions d'un développement et d'une véritable animation de la recherche. Ce travail commun a abouti en 1994 à la création du GIP, formule qui permet tout à la fois d'entretenir un lien permanent et des rapports de grande liberté entre les pouvoirs publics et les chercheurs.
Ce partenariat privilégié avec le CNRS, Madame la Directrice du département des sciences humaines et sociales du CNRS (Mme MAUREL), je sais qu'il a été apprécié très positivement par vos instances d'évaluation.
Cette appréciation est totalement partagée par mon ministère, représenté quant à lui dans le GIP par les responsables de ses deux directions législatives, celles qui conçoivent le droit : Madame la présidente du conseil d'administration - Mme Danielle RAINGEARD DE LA BLETIERE, DACS -, et M. Yves CHARPENEL, DACG.
Les autres partenaires membres fondateurs sont naturellement les représentants des professions, au premier rang desquels les avocats et les notaires.
Je remercie M. le Bâtonnier LEQUAI et M. le bâtonnier MOREAU, représentant le Président du conseil national des Barreaux (M. le bâtonnier Jean-René FARTHOUAT) et Monsieur le président du conseil supérieur du Notariat (Me Jean-Pierre DECORPS), de marquer, par votre présence, tout votre intérêt pour la Mission recherche.
Enfin, parce que la réflexion et la vision du long terme qu'apporte la recherche doit profiter à ceux qui disent le droit, les magistrats, il apparaissait indispensable que l'ENM soit associée à ce projet.
Votre présence, Monsieur le directeur de l'école nationale de la magistrature (M. Claude HANOTEAU) témoigne aussi du travail commun qui s'effectue désormais entre l'Ecole et le GIP.
Je tiens à saluer enfin les représentants des membres associés du GIP, l'Institut des hautes études sur la justice et l'Association française pour l'histoire de la justice, mais aussi, Monsieur le ministre, votre propre ministère, dont je sais, plus particulièrement au sein de la Direction de la recherche, qu'il apporte un soutien intellectuel précieux au GIP.
Dois-je souligner qu'il apporte aussi les crédits d'intervention en faveur de la recherche, dits BCRD (budget civil de la recherche et du développement), qui ont été substantiellement augmentés l'an dernier, sur la base du projet reconfiguré en 1999, alors qu'ils n'avaient pas varié depuis 10 ans ?
L'évaluation positive portée sur l'activité du GIP et son renouvellement pour six années, très soutenu par votre ministère, pourraient être l'occasion d'un nouvel effort auquel le ministère de la justice contribuera.
Enfin, je ne veux pas passer sous silence la direction du GIP.
Cher Jean-Paul JEAN, depuis un an et demi, vous apportez dans cette fonction - que vous occupez simultanément avec votre poste en juridiction, je tiens à le souligner - le dynamisme, la curiosité intellectuelle et l'esprit d'ouverture que l'on vous connaît depuis longtemps et que j'ai eu l'occasion d'apprécier personnellement.
Votre volonté de constamment favoriser les approches interdisciplinaires est je crois, aussi reconnue. Le fait que vos deux directeurs adjoints, que je salue, soient, l'un, chargé de recherches au CNRS (M. Georges GARIOUD), l'autre, professeure des universités (Mme Hélène PAULIAT) constitue le gage de cette pluridisciplinarité.
Je reviendrai sur votre activité et vos projets, mais je voudrais déjà souligner tout l'intérêt de ce lieu exceptionnel de rencontre de compétences diverses que constitue le conseil scientifique de la Mission.
Je veux tout d'abord saluer, bien entendu, le président du conseil scientifique, M. Jean-Denis BREDIN qui symbolise plus que tout autre l'éclectisme savant hérité des Lumières, les liens privilégiés entre l'université, la justice, la littérature, l'histoire, la morale
Parmi les 20 membres que comporte le nouveau conseil, je remarque avec plaisir que les femmes sont enfin représentées.
Je relève l'ouverture européenne marquée par l'entrée de M. le professeur MORENO CATENA de l'Université de MADRID et de M. POTOCKI, juge au tribunal de première instance de LUXEMBOURG.
J'ai remarqué aussi la place réservée aux différentes disciplines de l'Université à travers leurs représentants parmi les plus impliqués dans la démarche de recherche.
Je salue enfin la présence, dans ce conseil scientifique des juristes, des magistrats, des sociologues, des économistes, des historiens, qui bénéficient chacun d'une compétence indiscutable dans leur discipline et qui sont mus par une curiosité intellectuelle augurant bien des débats qui vont vous rassembler.
2) Votre activité de recherche s'inscrit bien, évidemment dans une vision à long terme du droit et de la justice
La recherche ne s'inscrit pas dans un monde différent de celui que nous connaissons, mais dans un autre temps. Cette vision du long terme, nous devons constamment l'avoir à l'esprit, et il vous appartient de nous la rappeler lorsque c'est nécessaire.
Pour autant, je ne pense pas qu'il faille opposer, comme s'ils devaient être étanches, le monde de la décision politique et celui de la recherche même si leurs rythmes sont différents.
Comment en effet ne pas réfléchir ensemble aux bouleversements induits par la mondialisation des échanges, la circulation des hommes, des informations, des marchandises et des services, en particulier ceux de nature juridique ?
Vous savez que la présidence française de l'Union européenne commence dans quelques jours. Pour avoir vécu, au plus près de la décision politique, la construction européenne, l'effondrement du bloc de l'Est, la réunification allemande, je peux vous dire que, lorsque l'histoire s'accélère, il est essentiel que les intellectuels jouent leur rôle, éclairent le politique, apportent leurs savoirs, leurs analyses, leur recul, leurs opinions argumentées.
Aujourd'hui, la mondialisation du droit, la montée du judiciaire dans les régulations sociales, tant au niveau national qu'international, ouvrent sans doute des champs intellectuels parmi les plus passionnants, les plus nécessaires, mais, paradoxalement, parmi les moins travaillés.
Voilà un domaine dans lequel j'attends beaucoup de la Mission dans le rôle d'animation et de soutien qui est le sien.
3) Quelles sont donc les priorités pour l'avenir ?
Monsieur le Directeur, j'ai remarqué combien, depuis 18 mois, grâce à une démarche volontariste, le domaine européen et les recherches comparatives sont enfin devenus prioritaires.
Les projets cofinancés en 1999 par la Commission européenne sur les couples binationaux ou en 2000 sur la lutte contre la criminalité économique et financière sont totalement en phase avec les priorités que j'ai dégagées.
Ainsi, désormais une seule juridiction en Europe, celle du dernier domicile commun, sera compétente pour statuer sur les conflits de la séparation. De même, la lutte contre le blanchiment, la mise en oeuvre d'EUROJUST, des pôles financiers, constituent autant de réalisations déterminantes pour l'avenir.
La présidence française est l'occasion de marquer encore plus ces priorités développées depuis trois ans, et c'est avec plaisir que je participerai au colloque européen que vous organisez en novembre, avec le SAEI et le soutien de la commission européenne, sur les dispositifs de lutte contre la criminalité économique et financière.
Parmi tous les projets que vous avez engagés, j'ai remarqué celui relatif à la spécificité française de l'administration de la justice (avec l'Institut international d'administration publique), vos initiatives sur l'introduction de la démarche-qualité dans la justice, le soutien aux recherches sur l'économie de la justice ...
Voilà bien des domaines qui m'apparaissent essentiels. La culture de l'évaluation, de la gestion - en particulier la gestion des ressources humaines - étaient par trop étrangères à ce ministère, même si je sais que les magistrats et fonctionnaires, depuis plusieurs années, se sont engagés dans de profonds changements (déconcentration, création des services administratifs régionaux).
Vous m'avez fait part du fait de ce que ce ne sont pas les projets qui manquent, mais le plus souvent les équipes, notamment les jeunes chercheurs capables, sous la responsabilité scientifique d'un " senior ", de renouveler, voire d'initier la réflexion sur ce champ de la justice considéré difficile à investir.
La création d'un prix de la recherche droit et justice, sur le principe duquel le conseil d'administration vient de donner un avis favorable, devrait aider à faire émerger ces jeunes chercheurs.
Je compte aussi sur le ministère de la recherche et le CNRS, Monsieur le Ministre, pour y aider par le " fléchage " de postes de chercheurs et d'allocations de recherche sur le champ du droit et de la justice.
Mais les chercheurs viendront d'autant plus facilement sur ces domaines qu'ils seront assurés de pouvoir aisément accéder aux sources.
Monsieur le Directeur, dans un rapport que je vous avais demandé sur " les outils de connaissance, d'analyse et de prévision du ministère de la justice ", vous évoquiez ainsi " le trésor sous exploité " que constituaient les données statistiques du ministère et des juridictions.
Vous souhaitiez que l'accès à ces sources soit facilité pour les chercheurs, sous réserve bien entendu, de préserver l'anonymat des données à caractère personnel. Cette proposition me semble tout à fait pertinente dans son principe et je souhaite qu'elle soit expertisée dans les meilleurs délais.
La vision extérieure et indépendante des chercheurs et universitaires me semblerait particulièrement utile, par exemple, pour mieux comprendre le fonctionnement des juridictions, les interactions avec les pratiques des avocats, mais aussi pour évaluer l'impact et la mise en uvre des réformes engagées.
Je ne prends comme exemple que la rémunération au titre de l'aide judiciaire de la transaction et de la tentative de transaction avant jugement, dans la loi sur l'accès au droit, ou encore l'effectivité de l'impact voulu de prévention des expulsions, dans la loi de lutte contre l'exclusion.
J'ai constaté avec satisfaction que commençaient des recherches sur la justice commerciale et que vous alliez lancer un appel d'offres sur les aspects économiques du droit de la famille.
Le champ de la recherche en milieu pénitentiaire se développe grâce au pôle qui vient d'être constitué à l'ENAP (Ecole nationale d'administration pénitentiaire) et aux appels d'offres du GIP.
Je constate en revanche que le secteur de la recherche sur la jeunesse - et plus particulièrement sur la jeunesse en difficulté - est aujourd'hui très éclaté. J'attends avec intérêt les propositions de restructuration que vous élaborez actuellement avec la directrice de la PJJ avant d'en discuter avec le CNRS.
De multiples autres domaines du droit et de la justice doivent s'ouvrir à la recherche. Bien évidemment, j'attends beaucoup de vos propositions au cours du débat qui va suivre.
Je tiens toutefois à vous faire part d'une question qui me paraît parmi les plus importantes actuellement : celle de la montée en puissance des autorités administratives indépendantes et les conditions posées par les juridictions suprêmes pour assurer l'impartialité du fonctionnement de ces organismes.
Permettez moi aussi de vous proposer deux thématiques qui me semblent traitées de façon encore trop embryonnaire :
- Celui de l'impact des nouvelles technologies sur le fonctionnement de la justice ;
- Celui du sens et de l'effectivité des peines.
J'aimerais aussi que le champ du fonctionnement de la justice administrative soit mieux investi par la recherche, tout comme, plus généralement, celui de disciplines particulières du droit privé où l'impact de la régulation juridique pour nos concitoyens doit être mesuré : droit social, droit de la sécurité sociale, droit de la consommation.
Je serais enfin très intéressée par des travaux de recherche portant sur l'appel des décisions de première instance. Les premiers présidents me disent régulièrement que nombre d'appels sont totalement dilatoires ou répondent à d'autres stratégies que celle de voir dire le droit.
Ne serait-il pas possible, conjointement avec les avocats et les avoués, d'engager un travail sur cette question fondamentale pour le fonctionnement quotidien des juridictions ?
J'ai bien conscience que les champs de recherche sont immenses, que les projets ne peuvent pas toujours se situer en phase avec l'action réformatrice, que les chercheurs sont libres de leurs objets de recherche, et ne peuvent miraculeusement investir les domaines de la justice et du droit.
Les chercheurs peuvent simplement être incités à venir sur certains terrains, par projet et par incitation financière à leurs réalisations, grâce en particulier à une politique d'appels d'offre, à partir de priorités dégagées dans la programmation scientifique. Il n'y aura pas d'évolution sans politique volontariste.
La fonction du GIP doit à ce titre être renforcée, en particulier pour développer la recherche comparative, évidemment plus coûteuse. C'est pourquoi, j'ai décidé, en plus de la dotation du Budget civil de la recherche et du développement (BCRD) du ministère de la recherche, de vous affecter des crédits d'intervention afin de soutenir les actions prioritaires dont le ministère a besoin pour l'avenir. Mais bien entendu, ce surcroît de crédits va se doubler d'un surcroît de travail, pour votre équipe et pour le conseil scientifique..
4) Je voudrais enfin insister sur le rôle de la Mission de recherche droit et justice et de son conseil scientifique dans une fonction prospective nécessaire au ministère de la justice
En effet, je souhaite que le conseil scientifique de la Mission de recherche, compte tenu du regroupement de compétences qu'il constitue, intervienne plus encore en appui du ministère de la justice pour l'aider à mieux anticiper les questions auxquelles il aura à faire face dans les années à venir. Je m'appuie, là encore, Monsieur le Directeur, sur votre rapport qui formulait des propositions pour renforcer les capacités de prévision du ministère.
La qualité des travaux du GIP a d'ores et déjà conduit le ministère, plus particulièrement la direction des affaires civiles, à vous saisir récemment de deux missions s'appuyant sur des groupes d'experts.
La première concerne la loi du 13 mars 2000 relatif à la preuve électronique et il vous a été demandé de préparer la réflexion nécessaire à l'élaboration du décret relatif à la dématérialisation des actes authentiques.
La seconde porte sur l'instauration de barèmes indicatifs en matière de pension de nature alimentaire, question qui doit être expertisée en vue du projet de loi relatif à la famille que je présenterai au début de l'année prochaine.
Je sais par ailleurs que, soutenu par la DACG, vous avez commencé une réflexion commune avec le centre d'études et de prévision du ministère de l'Intérieur et le centre de prospective de la gendarmerie, sur les missions et les métiers de la police judiciaire. Ces sujets me paraissent en effet essentiels.
Il me semble que d'autres thèmes pourraient faire l'objet d'une réflexion prospective dont le GIP assurerait l'animation, grâce à une cellule ad hoc, qui travaillerait avec l'appui du ministère.
Je pense en particulier à la prospective des territoires de justice, celle des nouveaux métiers de justice, de la juridiction 2020 au cur des nouvelles technologies, au devenir des peines ....
Il s'agit ici, en s'appuyant sur des réseaux d'experts, d'anticiper les grandes questions pour l'avenir, de défricher le terrain, d'éclairer la préparation des décisions. Bien entendu, ces nouvelles missions nécessiteront un renforcement des moyens du GIP et le ministère de la justice y contribuera.
En conclusion
Vous avez compris, Mesdames et Messieurs, que mon invitation traduisait aussi une forte demande de ma part à chacun d'entre vous, pour une contribution intellectuelle dont la justice a besoin.
Je souhaiterais, au cours de l'échange qui suivra l'intervention de M. le Ministre de la Recherche, que les membres du conseil scientifique et les représentants des partenaires institutionnels du GIP fassent connaître les questions qui leur paraissent prioritaires à anticiper.
Je voudrais aussi que vous me disiez si, en plus de votre participation au conseil scientifique, dans ce cadre de liberté et de confrontation intellectuelle que constitue la Mission de recherche, certains d'entre vous sont prêts à s'inscrire dans ce travail prospectif, en intégrant ces réseaux d'experts dont je viens de parler.
Régulièrement, et sur une plage de temps supérieure à celle prévue pour aujourd'hui, j'aurais plaisir à faire le point avec vous sur quelques uns de ces thèmes, pour nourrir ma réflexion personnelle et celle du ministère.
En tous cas, aujourd'hui, en vous accueillant dans ce ministère, je souhaitais apporter mon soutien à l'action de la Mission de recherche, dont le renouvellement récent pour six années à l'unanimité de ses partenaires constitue le gage de la qualité de ses travaux. Je voulais aussi vous remercier d'alimenter, par votre apport intellectuel et votre engagement, la réflexion sur le champ du droit de la justice, si nécessaire tant la demande sociale est forte.
En le remerciant à nouveau pour sa présence, je passe la parole à M. le Ministre de la Recherche. Ensuite, le débat pourra s'engager.
(source http://www.justice.gouv.fr, le 21 juin 2000)