Texte intégral
(Interview à CBC-Radio Canada à Paris, le 3 mars 2003) :
Q - Merci de nous avoir accordé ce moment. En dépit du fait que l'Iraq est en train de détruire certains missiles maintenant, Washington objecte que cela ne change rien, que ce n'est pas une preuve que l'Iraq désarme réellement. Qu'en pensez-vous ?
R - Nous ne pouvons pas être d'accord avec une telle position et j'ai dit clairement, la France a dit clairement que c'était une étape importante. Je prends d'ailleurs note du fait que M. Hans Blix, le chef des inspecteurs, a déclaré que c'était une étape significative. Nous avons demandé, ensemble, au travers la résolution 1441 du Conseil de sécurité, de désarmer. Et, aujourd'hui, nous voyons des progrès. Nous enregistrons des progrès dans le domaine nucléaire et M. El Baradei, le chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique, a indiqué très clairement que d'ici deux mois il pourrait être en mesure de certifier que le programme nucléaire iraquien n'est plus une menace. Dans le domaine balistique, nous voyons aussi beaucoup de progrès et nous voyons des progrès également dans le domaine chimique et biologique.
Q - Est-ce que ces révélations, petit bout par petit bout, ne donnent pas des arguments à ceux qui disent qu'en réalité l'Iraq joue à cache-cache ? Est-ce que ce n'est pas un argument à ceux qui disent que si l'Iraq voulait vraiment désarmer, il pourrait tout révéler en une seule fois ?
R - C'est un argument qui a été utilisé par Colin Powell devant le Conseil de sécurité pendant la réunion du 14 février et Hans Blix y a répondu dans son dernier rapport. Il y dit qu'il n'y a aucun élément montrant que l'Iraq essaie de dissimuler ou s'efforce d'entraver le travail des inspecteurs. Je pense qu'en ce qui concerne ces aspects, il faut s'en tenir aux faits. Evidemment, nous sommes face à une crise difficile. Saddam Hussein est un dictateur. C'est un régime terrible. Nous savons tous cela et des inspections en Iraq avec un dictateur, ce n'est bien sûr pas la même chose que des inspections et le désarmement de l'Afrique du Sud avec Nelson Mandela. Mais nous le savions avant de rédiger la résolution 1441. Nous savions que ce serait un défi et un défi d'autant plus important qu'après la crise iraquienne il y aura d'autres crises de prolifération. La Corée du Nord : si nous utilisons la force, juste comme cela, utiliserons-nous demain la force avec la Corée du Nord et les autres pays responsables de prolifération ? C'est un défi très sérieux.
Q - Nous savons à quoi nous attendre. Vous dites que le Conseil de sécurité savait à quoi s'attendre, mais voici le problème de certains : la force, la menace de la force permet d'obtenir des résultats. Même la France l'a dit très clairement. La menace d'une action écrasante, c'est ce qui permet d'obtenir des résultats. Mais peut-on réellement attendre des Américains qu'ils restent là-bas pour quatre, cinq, six mois, avec leur économie qui en pâtit ? C'est demander beaucoup.
R - C'est une bonne question. Trois types de pression sont exercés sur l'Iraq. Bien sûr, la pression militaire. Il y a aussi la pression diplomatique, celle exercée par nos pays, la Russie quand elle envoie son ancien Premier ministre, M. Primakov. Il y a aussi l'échéancier fixé par la résolution 1441. Toutes les deux ou trois semaines nous avons des rapports et l'Iraq doit satisfaire à ces rapports. Elle a besoin du "OK" des inspecteurs, de ce qu'ils disent "oui". Nous avons progressé. Cela met une énorme pression sur l'Iraq. Nous ne devons pas sous-estimer cet échéancier donné par les inspections. Mais certaines personnes considèrent qu'en recourant à la force, nous sortirons plus vite de cette crise. En sommes-nous si sûrs ? En sommes-nous certains ? Combien de temps durera la guerre ? Cela peut être facile de gagner une guerre contre l'Iraq. On verra, peut-être. Mais construire la paix, cela prendra beaucoup plus de temps. Combien de temps faudra-t-il pour que les soldats américains, britanniques ou d'autres restent en Iraq ? Combien de temps, combien de mois, combien d'années ? C'est une question très importante et il n'est pas facile d'y répondre.
Q - Mais alors qu'est-ce que vous répondez aux Américains quand ils vous disent : Ecoutez, nous ne pouvons maintenir nos forces, nous devons appeler la réserve, nous avons déjà 200.000 hommes là-bas" ?
R - Les Etats-Unis ont eu pendant 50 ans 300.000 hommes basés en Europe, observant les pays d'Europe de l'Est, 300.000 ! Là, nous parlons de semaines ou de mois. Est-ce que nous allons faire la guerre à cause d'une question de calendrier ? Est-ce que cela en vaut la peine quand on se réveille la nuit en pensant à ces garçons, ces Américains, ces Anglais, et d'autres qui pourraient mourir demain ? Est-ce que cela vaut la peine de sacrifier la vie de ces jeunes hommes ? Ne peut-on faire autrement ? La France pense, avec beaucoup d'autres dans le monde - 90 % de la communauté mondiale, ce que nous ne devons pas oublier -, que nous devons continuer les inspections. Nous devons encore donner une chance à la paix. C'est très important. Il y a une majorité au Conseil de sécurité qui pense que nous devons travailler dur pour permettre aux inspecteurs d'accomplir leur mission. C'est décisif.
Q - Cela va être une semaine difficile au Conseil de sécurité à New York. Est-ce que vous croyez que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Espagne ont une chance de voir passer leur résolution ?
R - Non.
Q - Ils n'y arriveront pas ?
R - Non. Nous avons dit très clairement que nous nous opposerions à cette résolution. Les Russes ont dit très clairement qu'ils s'opposeraient à cette résolution et je crois que la plupart des pays du Conseil de sécurité ne veulent pas de cette résolution, parce qu'une seconde résolution n'est pas nécessaire maintenant. Si vous lisez attentivement la résolution 1441, vous voyez que la seconde résolution n'est mentionnée que dans l'hypothèse où nous sommes dans une impasse, sur la base d'un rapport des inspecteurs. Or, nous ne sommes pas dans une impasse. Vous ne pouvez pas, dans la même semaine, voir l'Iraq détruire ses missiles et dire que rien ne s'est produit.
Q - Oui, mais cela c'est de la logique ! Quid du lobbying ? Je reviens juste du Conseil de sécurité. Tout le temps, il m'a été dit que l'on n'avait jamais vu des pressions, pratiquement de l'intimidation, des tentatives de corruption, comme celles dont font l'objet les membres non permanents indécis dont on essaie d'obtenir cinq votes. Est-ce que la France le sait ? Est-ce que vous recevez des rapports sur ces tentatives sérieuses d'intimidation.
R - Je ne sais pas exactement ce qui se passe là-bas. Ce que je sais, c'est que le monde a changé. En 1991, durant la première guerre du Golfe, il y avait eu des rapports en ce sens, des gens écrivant là-dessus. C'était un monde différent. Aujourd'hui, tous les gouvernements du monde doivent rendre compte à leurs peuples. Ils doivent expliquer leurs positions. Ils doivent l'expliquer à leurs voisins. Vous ne pouvez pas brusquement changer d'avis parce que vous avez subi une pression. Vous devez vous expliquer, vous devez prendre vos responsabilités. C'est un monde différent, dans lequel vous pouvez ne pas être d'accord sur le genre de monde dans lequel vous voulez vivre. Nous pensons que nous devrions vivre dans un monde multipolaire, dans l'intérêt de tous. Un monde dominé par un seul pays n'est pas satisfaisant.
Q - A propos de l'initiative canadienne. Elle constate que les deux côtés ont des points de vue justifiés. Les Américains sont impatients pour des raisons que l'on peut comprendre. Les Européens, les Français avancent des arguments logiques qui ont du sens pour nous. Pourquoi ne pas couper la poire en deux et fixer une sorte de date limite à la fin du mois de mars ?
R - Nous sommes ouverts à toute initiative et toutes les possibilités de travailler à trouver une solution sont les bienvenues. Ce que nous croyons, c'est que la résolution 1441 ne fixait pas de date limite parce que les rapports des inspecteurs font office de date limite. Ils rendent compte de la situation sur le terrain. Nous n'avons donc pas besoin de plus de date butoir. Nous n'avons pas besoin d'ultimatum. Nous avons dit très clairement que nous ne voulons pas d'une situation qui permettrait l'automaticité du recours à la force parce qu'on ne déclenche pas la guerre pour une question de calendrier. Pour faire cela, il faut prendre ses responsabilités. Nous pouvons soutenir différentes initiatives proposant un meilleur échéancier pour chaque programme, des repères systématiques afin d'être plus efficaces. Si nous pouvons élaborer un programme de travail des inspecteurs plus précis, nous sommes prêts ou ouverts pour cela. C'est toute la signification du second mémorandum que nous avons proposé avec les Allemands et les Russes.
Q - L'initiative canadienne n'est pas concluante pour l'instant mais qui sait ce qui pourrait se passer dans le futur ?
R - Je crois qu'il est toujours bon de se rencontrer, de discuter, de voir ce qui peut sortir des consultations et nous sommes prêts et ouverts à des discussions dans cet esprit.
Q - Que se passera-t-il s'il n'y a pas de résolution des Nations unies et si les Américains vont de l'avant et attaquent quand même ? Il semble maintenant que les Britanniques ne le feront pas mais si les Américains attaquent, même sans leurs alliés britanniques, qu'est-ce que cela signifiera pour le monde et pour le Conseil de sécurité ?
R - Nous croyons que, quoiqu'il arrive, il n'est pas concevable d'imaginer un monde sans les Nations unies et sans le Conseil de sécurité parce qu'ils sont tous deux les seuls organes légitimes de la communauté internationale. Alors, ne nous faisons pas de soucis pour le futur des Nations unies. Elles sont indispensables. Elles pourraient être indispensables pour les Etats-Unis en Iraq. Les Etats-Unis peuvent aisément gagner la guerre mais elles auront besoin après de construire la paix. Pour construire la paix, vous avez besoin des Nations unies et du Conseil de sécurité. Nous aurons besoin d'une résolution. Après la résolution "pétrole contre nourriture", il faudra la remplacer et trouver d'autres possibilités et alors vous aurez besoin des Nations unies.
Q - Vous inquiétez-vous du degré d'animosité qui est apparu entre la France et les Etats-Unis à propos de l'Iraq - c'est un sujet très commenté - et de l'anti-américanisme en Europe, des sentiments anti-français que certains considèrent comme odieux aux Etats-Unis et dans les tabloïds. Vous avez vu les images. Est-ce que cela peut empoisonner le puits de l'Alliance Atlantique pour la génération à venir ?
R - Cela ne devrait pas. Nous avons connu cela dans le passé, à de nombreuses reprises.
Q - Aussi terrible que cela ?
R - Aussi terrible. J'étais aux Etats-Unis en 1986 durant la crise libyenne. C'était pareil. Nous avons déjà connu cela. On doit faire face. Ce n'est pas un problème entre l'Europe et les Etats-Unis. Ce n'est pas un problème entre la France et les Etats-Unis. C'est le problème de comment régler la question iraquienne. Et nous pouvons ne pas être d'accord. Quand vous avez un vrai ami, il a la responsabilité de vous dire ce qu'il pense même si c'est difficile, même si c'est difficile de l'écouter, vous le devez. Et il est important que toutes les décisions qui seront prises dans les semaines qui viennent, intègrent tous les paramètres. Et nous avons beaucoup de questions restées jusqu'ici sans réponse.
Q - Il y a, derrière, l'ombre de la Corée du Nord, l'Afghanistan ... Est-ce que nous avons des motifs de préoccupation plus sérieux pour l'avenir ?
R - Nous devrions. Il y a de très nombreuses crises différentes dans le monde et il ne faut pas tout mélanger. Si certains pensent que la guerre en Iraq réglera tout, ils se trompent. Cela pourrait être difficile demain et c'est pour cela que nous disons que la force n'est pas une solution. Cela ne peut être que le dernier recours parce que cela pourrait être encore plus difficile de faire la paix au Proche-Orient demain si l'on recourt à la force, car l'humiliation, le sentiment d'injustice croîtront, ainsi que le terrorisme. Comment est-ce que les groupes islamistes vont réagir ? Qui pourrait être le grand bénéficiaire du recours à la force dans le monde ? Les groupes islamistes, les groupes terroristes. Ils vont vraiment capitaliser sur cela. Parce que la haine entre les peuples, la haine entre les cultures, les oppositions entre religions, ne peuvent que créer plus de divisions, plus de frustrations, plus de haine. Alors, nous sommes très préoccupés par tout ceci et je crois que nous devrions ne pas mélanger ces différents sujets et trouver un moyen pour le Conseil de sécurité, pour les Nations Unies, de concevoir un outil, le bon outil, qui nous permette de faire face aux crises de prolifération. Nous sommes très prêts de trouver le moyen le plus efficace pour traiter ce type de crise de prolifération. Cet outil nous sera très utile pour d'autres crises si bien que ce qui est en jeu va bien au-delà de l'Iraq.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 mars 2003)
(Interview à Radio Canada à Paris, le 4 mars 2003) :
Q - Monsieur le ministre, Bonjour, merci d'avoir accepté notre invitation pour cette interview.
Je crains que nous assistions en ce moment à un dialogue de sourds entre, d'un côté les Anglo-saxons et particulièrement les Américains, et de l'autre l'axe franco-allemand et particulièrement la France puisque vous avez un droit de veto. Peut-on encore résoudre pacifiquement cette crise ?
R - Nous le souhaitons très vivement, et ce qui s'est passé au cours des dernières heures est évidemment important ; important parce que la décision de détruire les missiles qui sont en sa possession par l'Iraq, constitue, pour nous, une étape.
Q - Quatre missiles, pour l'instant.
R - Quatre. D'autres sont prévus au cours des prochains jours, jusqu'à la destruction totale des missiles. Je crois que ce que nous voyons dans le domaine balistique est un bon exemple pour ce qu'il faut faire, dans l'ensemble des autres domaines, c'est-à-dire le chimique, le biologique et évidemment le nucléaire, même si dans ce dernier domaine, de grands progrès ont déjà été faits et que M. El Baradeï a indiqué que dans quelques mois, il pourrait garantir l'absence de tout programme nucléaire iraquien.
Dans le domaine des missiles, le chef des inspecteurs de la CCVINU, M. Hans Blix, a indiqué clairement qu'il s'agissait d'un acte significatif, d'un élément important du désarmement de l'Iraq. Or, quel est l'objectif de la communauté internationale ? Désarmer l'Iraq. Donc, on ne peut pas à la fois dire " l'objectif, c'est le désarmement de l'Iraq" et quand l'Iraq accepte de désarmer, dire "c'est trop tard" ou ce n'est pas assez.
Q - En bon diplomate que vous êtes, vous saurez sans doute me dire que ce n'est pas ce que je vous dis, mais on a l'impression très claire, en écoutant Washington de plus en plus, que le désarmement était le prétexte officiel, mais que dans les faits, on veut en découdre avec Saddam Hussein. Ils ne semblent pas être très très patients. Comment on réconcilie ces deux agendas bien distincts ?
R - Il y a, dans le discours de l'Administration américaine, en tout cas d'une large partie de l'administration, un glissement qui est significatif entre le désarmement de l'Iraq, la volonté de changer le régime iraquien et peut-être l'aspiration à remodeler le Moyen-Orient. Nous en restons très clairement au seul objectif fixé par la communauté internationale : le désarmement de l'Iraq. Pourquoi ? Parce qu'introduire l'idée d'un changement de régime pour la communauté internationale, c'est introduire un principe d'instabilité, d'incertitude extrêmement important. A partir de quand considérera-t-on qu'un régime est acceptable et jusqu'où ? Qui fera le choix ? Qui pourra décider ? Nous pensons que le seul organe légitime qui confère véritablement une légitimité sur la scène internationale, ce sont les Nations unies et qu'il n'appartient pas à un Etat de juger par lui-même.
Q - Donc, l'heure est grave parce que, s'il fallait que les Américains décident unilatéralement de changer le régime à Bagdad, de court-circuiter le processus onusien, il y aurait de graves conséquences pour la suite des choses.
R - Par exemple ?
Q - Je vous pose la question.
R - Il y aurait bien évidemment de graves conséquences pour la région et pour l'Iraq puisque nous serions alors dans une situation de guerre et c'est une des grandes inquiétudes qu'a aujourd'hui la France, comme une très large partie de la communauté internationale. Près de 90 % des peuples du monde partagent ce sentiment que la force ne peut être employée qu'en dernier recours. Avons-nous tout tenté en Iraq ? Nous pensons que non. C'est pour cela que nous avons fait des propositions de mémorandum, en liaison avec les Russes et les Allemands, pour perfectionner le travail des inspections, pour permettre à la communauté internationale d'avoir un outil contre le risque de prolifération, qui nous permette de régler la crise iraquienne, mais aussi toutes les autres crises de prolifération qui vont apparaître : la crise de la Corée du Nord, les autres pays qui possèdent des armes de destruction massive. Il n'y a pas que l'Iraq. Alors, évidemment, cette affaire est très importante parce que la guerre, cela signifie quoi ? Des morts, des morts parmi la population civile, des morts parmi les jeunes militaires américains, britanniques ou d'autres pays. Peut-on dire que cette guerre est utile ? Peut-on dire que ceux qui risquent de mourir dans cette guerre, véritablement cela valait la peine ?
Nous disons qu'aujourd'hui, tout n'a pas été tenté. Nous disons qu'aujourd'hui, le recours à la force est prématuré et qu'il convient donc d'en rester à l'objectif de la communauté internationale.
Q - Vous êtes très conscient - d'autres avant moi aujourd'hui vous ont posé la question - que la crédibilité des Nations unies passe aussi par la menace à la périphérie de Bagdad et donc que les Etats-Unis jusqu'à maintenant, avec leurs muscles militaires, ont réussi à donner aux inspecteurs du mordant, ce qu'ils n'avaient pas depuis quelques années. Donc, la guerre ne peut être exclue d'aucune façon.
R - Bien sûr la pression mise par l'armée américaine sur Bagdad est très importante, nous le reconnaissons tous. Le président français, Jacques Chirac, l'a reconnu fortement et salué dans une interview récente à Time Magazine. Mais il y a d'autres éléments qui font pression aujourd'hui. Il y a des pressions diplomatiques des pays arabes, de certains pays proches de l'Iraq comme la Russie.
Q - Sur Saddam Hussein ? Vous pensez que cela a de l'influence ?
R - Bien sûr. Mais il y a surtout l'horlogerie interne à la résolution 1441, qui prévoit que tous les quinze jours/trois semaines, les inspecteurs font rapport. Quand vous êtes en classe et qu'il y a des examens tous les quinze jours/trois semaines, eh bien vous travaillez, vous travaillez dur, vous êtes sous la pression. C'est ce que fait l'Iraq, ce qu'a fait l'Iraq avant le 14 février, c'est ce que fait l'Iraq avant le prochain rendez-vous du 7 mars ; et nous obtenons des progrès. Faut-il interrompre un processus qui donne des résultats ? La réponse de la France est claire, comme pour une majorité d'ailleurs de membres du Conseil de sécurité, c'est non.
Q - Mais vous savez que l'Iraq a le don et le talent de se glisser dans chaque interstice. Gagner du temps, c'est une spécialité de Saddam Hussein et je vous ramène à la résolution 1441 que vous avez appuyée. Il semble que les mots employés sont assez clairs. On parle d'une déclaration nécessaire de l'arsenal par l'Iraq, - de ce point de vue là, ça n'a pas encore été très concluant - et d'une coopération immédiate et complète. Avez-vous, de l'extérieur, l'impression que l'Iraq s'est comporté de cette façon ?
R - Nous avons l'impression que la coopération de l'Iraq avance.
Q - Est-ce que c'est immédiat ?
R - Alors, c'est un point important. Il faut être précis. Quand nous avons rédigé cette résolution, - et vous savez que la France a occupé une place importante dans cette rédaction - nous savions tous, dès le départ, que nous avions à faire à une dictature, une terrible dictature, et nous partageons le sentiment bien évidemment de nos amis américains sur la nature du régime iraquien, une terrible dictature. Désarmer l'Iraq, faire des inspections en Iraq, par définition, dans un pays qui est une dictature, c'est difficile. Ce n'est pas pareil de désarmer en Afrique du Sud, au pays de Nelson Mandela - il a fallu deux ans - que de désarmer dans une dictature. Mais c'est le défi qu'il nous faut relever car il y a beaucoup de dictatures aujourd'hui, dans le monde, qui possèdent des armes de destruction massive. C'est le cas de la Corée du Nord. Va-t-on faire la guerre en Corée du Nord ? Si l'on pose comme principe que les inspections ne peuvent pas marcher dans une dictature, qu'il n'est pas possible de désarmer une dictature, cela veut-il dire qu'il faudra faire la guerre à chaque fois. Nous avons au contraire une chance de bâtir un outil pour la communauté internationale, qui marche.
Q - Cela créerait un précédent, un étalon ...
R - Mais c'est bien l'idée, c'est d'avoir un outil exemplaire, de faire en sorte que nous puissions régler ces crises de prolifération. Et il faut, - et je le dis pour l'ensemble de nos amis canadiens - éviter la confusion entre terrorisme et prolifération. Bien sûr, il peut y avoir des liens à travers des organisations terroristes et nous devons tout faire pour l'éviter. Mais, est-ce que l'Iraq aujourd'hui est en lien direct avec Al Qaïda ? Aucun élément n'a permis de le prouver. Il n'y a pas de lien direct entre le 11 septembre et Bagdad. Nous devons donc, avec beaucoup d'humilité et de méticulosité, comme d'exigence, traiter l'ensemble de ces questions avec détermination. Bien sûr, la guerre peut paraître un raccourci. On peut penser qu'on va aller plus vite grâce à la guerre. Je crains que la guerre, que le chemin de la guerre ne soit beaucoup plus long que celui des inspections car, après la guerre, il faut construire la paix et cela peut prendre très longtemps pour effacer les divisions, les humiliations, les frustrations dans une région aussi fracturée que le Moyen-Orient.
Q - Alors, je vous vois toujours résolument patient. Imaginons que l'Iraq, par exemple avec les missiles Al-Samoud, décide d'en détruire un par semaine pour que ce rapport des inspecteurs toutes les deux semaines soit toujours un peu favorable. Pourrions-nous subir ce strip-tease pendant des semaines et des semaines, sans mettre le poing sur la table et dire à Saddam Hussein, ce n'est pas assez ?
R - Il y a pour tout cela des juges arbitres que la résolution 1441 a nommés. Ce sont les chefs des inspections, M. El Baradeï, M. Blix. Ces juges arbitres ont rencontré les Iraquiens. Ils ont défini un calendrier de destruction des missiles. Je crois qu'il en a 4 qui ont été détruits aujourd'hui. Dans les prochains jours, il y en aura 5 autres puis ainsi de suite. Il faut s'en remettre aux inspecteurs. Les inspecteurs ont dit : "la destruction des missiles doit commencer le 1er mars". La France a dit : "il faut que Saddam Hussein détruise ses missiles à partir du 1er mars". Faisons confiance à ceux qui sont sur le terrain, qui sont à la fois l'oeil et la main de la communauté internationale. Il ne faut pas être en contradiction avec la ligne que nous nous sommes nous-mêmes fixée. C'est essentiel pour l'avenir de notre communauté internationale.
Q - Justement, pour l'avenir de la communauté internationale, ce qui est perçu, et je sais que vous refusez le mot, comme une rupture assez sérieuse entre Paris et Washington. Est-ce que ça ne laissera pas dans tous les cas de figure de profondes cicatrices ?
R - Non, et vous savez pourquoi ?
Q - En aucune façon ?
R - Nous avons connu dans le passé des moments de passion. Je l'ai vécu moi-même en 1986 quand j'étais à Washington sur l'affaire libyenne. Il y a des moments de passion. Vous savez, entre amis, on peut avoir des différences. Il faut attendre d'un ami qu'il vous dise la vérité. C'est parfois désagréable à entendre.
Q - Alors, c'est vous qui dites la vérité ?
R - Nous disons ce que nous pensons. Les Américains nous disent les choses. Nous, nous disons ce que nous pensons. Mais quand on prend une décision aussi importante que celle d'une intervention militaire, il faut intégrer toutes les questions. Combien de temps la guerre va-t-elle durer ? Combien de temps faudra-t-il pour bâtir la paix ? Quel sera le coût d'une éventuelle guerre ? On parle de 60 milliards de dollars, près de 100 milliards selon certaines estimations. Imaginez ce qu'on pourrait faire avec une telle somme, éradiquer la pauvreté, lutter contre le sida en Afrique, servir la démocratie à travers le monde. Vous savez, la responsabilité morale et politique, c'est de faire des choix, des arbitrages. Tant que nous pouvons avancer sur le chemin pacifique du désarmement, faisons-le. Si nous n'avons pas d'autres possibilités, alors il faudra envisager peut-être le recours à la force.
Q - Est-ce des amis qui se disent la vérité laissent entendre, comme le fait Washington, que la France dans ce dossier fait preuve de beaucoup de duplicité, qu'elle a des intérêts marqués en Iraq, Elf Total - à une époque, on vendait des centrales nucléaires - et que la France ne joue pas à visière levée, qu'elle a des intérêts et qu'elle joue ses intérêts au Conseil de sécurité et fait donc le jeu de Saddam Hussein.
R - Il faut éviter de céder à de mauvais arguments. Vous savez quelle est la part de la France dans les exportations de pétrole iraquien : 8 %. Vous savez quelle est la part des Etats-Unis : 40 %. Vous savez quelle est la place de l'Iraq comme partenaire commercial de la France, le 53ème et il représente 0,3 % de notre commerce et il n'y a pas un seul contrat pétrolier signé avec l'Iraq. Donc, je crois qu'il faut revenir aux réalités, éviter les procès d'intention. Quand la France se bat sur la scène internationale pour défendre une certaine idée de l'ordre mondial, elle souhaite un monde multipolaire où tout le monde puisse prendre sa responsabilité. C'est l'intérêt des Etats-Unis, c'est l'intérêt de tous les pays du monde, c'est l'intérêt de l'Europe. C'est parce que nous avons la conviction que, si nous voulons avancer vers un monde plus sûr, plus stable, plus juste, nous avons besoin de tous. Alors, ne cédons pas à la passion facile. Cherchons au contraire des solutions. Et vous me demandiez tout à l'heure si je pensais que l'ONU allait subir les conséquences. C'est bien évidemment une question importante pour la France, très attachée au système multilatéral.
Q - C'est assez fondamental. C'est aussi vrai pour le Canada.
R - Je le sais bien. Et bien, nous répondons que non. Nous répondons que si l'ONU était détournée de sa mission pour donner un chèque en blanc à un pays qui serait désireux à un instant de décréter une intervention militaire, c'est là où l'ONU serait fragilisée. L'ONU, elle a pour but de servir la paix dans le monde. Il faut donc être très attentif et nous disons que, quel que soit le scénario, y compris d'une intervention unilatérale, l'ONU, de toutes façons, sera incontournable le jour où il faudra construire la paix. Comment gérer la question des réfugiés ? Comment gérer l'exploitation des richesses iraquiennes ? Je vous rappelle qu'aujourd'hui c'est une résolution qui règle cela, "Pétrole contre nourriture". Si nous voulons changer le système, il faudra une autre résolution. Le droit international, personne ne peut en faire fi. Il y a là une responsabilité pour la communauté mondiale et c'est dans ce sens que nous voulons travailler.
Q - Je voudrais terminer avec le Canada et le rôle qu'il joue présentement aux Nations unies. Vous êtes familier avec ce projet qui circule. On vous a contacté. Est-ce que le Canada a travaillé avec vous ?
R - Tout à fait. J'ai eu mon ami Bill Graham sur ce sujet. Nous avons longuement parlé et nous voulons explorer l'ensemble des possibilités, trouver la voie d'un accord possible. Ce qui est important pour la France, c'est justement de ne pas céder à la logique d'ultimatum qui prépare à la guerre. Pas d'automaticité du recours à la force. Travailler sur la base de programmes très clairs, sur la base d'échéanciers, programme par programme. C'est ce que demandent les inspecteurs. Il faut avancer dans cette voie car il nous faut des repères, il nous faut un calendrier. La logique d'ultimatum, elle n'est pas dans l'esprit de la résolution 1441 qui n'a fixé aucun délai. Nous pensons que tant que les inspections peuvent avancer, à nous d'être plus exigeants sur les calendriers, sur les délais, sur les repères à fixer. A nous de travailler avec les inspecteurs, parce que je le répète, nous faisons des inspections dans une dictature. On pourrait facilement dire, de toutes façons, quoi que fasse Saddam Hussein, comment le croire, c'est un dictateur. Alors soyons responsables. Faisons des propositions, faisons preuve d'exigence et d'imagination. C'est de cela peut-être dont la communauté internationale a le plus besoin.
Q - Je terminerai là-dessus. Quand on vous a applaudi au Conseil de sécurité, qu'avez-vous ressenti ?
R - Vous savez, c'était un moment très important pour la communauté internationale. Nous venions d'écouter Hans Blix et M. El Baradeï. Je parlais avant la plupart des autres membres du Conseil de sécurité, avant mon collègue russe, avant Colin Powell. J'étais surtout soucieux de ce qu'allaient répondre les différents partenaires du Conseil de sécurité à M. Blix et à M. El Baradeï. L'objectif, nous pensons toujours, et je pense toujours à cet objectif, c'est d'essayer d'avancer dans la voie du désarmement. Donc, par définition, les applaudissements sont un instant, ce n'est pas cela qui compte. Ce qui compte au bout de chemin, c'est le résultat pour la communauté mondiale. C'est cela qui est la vraie préoccupation. L'obsession de toutes nos diplomaties. Je sais que c'est au coeur de la préoccupation canadienne. Vous savez que c'est au coeur de la préoccupation française. C'est une responsabilité très lourde qui fait que l'on ne dort pas toujours comme on le souhaiterait. Mais je crois que l'enjeu en vaut la peine.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 mars 2003)
Q - Merci de nous avoir accordé ce moment. En dépit du fait que l'Iraq est en train de détruire certains missiles maintenant, Washington objecte que cela ne change rien, que ce n'est pas une preuve que l'Iraq désarme réellement. Qu'en pensez-vous ?
R - Nous ne pouvons pas être d'accord avec une telle position et j'ai dit clairement, la France a dit clairement que c'était une étape importante. Je prends d'ailleurs note du fait que M. Hans Blix, le chef des inspecteurs, a déclaré que c'était une étape significative. Nous avons demandé, ensemble, au travers la résolution 1441 du Conseil de sécurité, de désarmer. Et, aujourd'hui, nous voyons des progrès. Nous enregistrons des progrès dans le domaine nucléaire et M. El Baradei, le chef de l'Agence internationale de l'énergie atomique, a indiqué très clairement que d'ici deux mois il pourrait être en mesure de certifier que le programme nucléaire iraquien n'est plus une menace. Dans le domaine balistique, nous voyons aussi beaucoup de progrès et nous voyons des progrès également dans le domaine chimique et biologique.
Q - Est-ce que ces révélations, petit bout par petit bout, ne donnent pas des arguments à ceux qui disent qu'en réalité l'Iraq joue à cache-cache ? Est-ce que ce n'est pas un argument à ceux qui disent que si l'Iraq voulait vraiment désarmer, il pourrait tout révéler en une seule fois ?
R - C'est un argument qui a été utilisé par Colin Powell devant le Conseil de sécurité pendant la réunion du 14 février et Hans Blix y a répondu dans son dernier rapport. Il y dit qu'il n'y a aucun élément montrant que l'Iraq essaie de dissimuler ou s'efforce d'entraver le travail des inspecteurs. Je pense qu'en ce qui concerne ces aspects, il faut s'en tenir aux faits. Evidemment, nous sommes face à une crise difficile. Saddam Hussein est un dictateur. C'est un régime terrible. Nous savons tous cela et des inspections en Iraq avec un dictateur, ce n'est bien sûr pas la même chose que des inspections et le désarmement de l'Afrique du Sud avec Nelson Mandela. Mais nous le savions avant de rédiger la résolution 1441. Nous savions que ce serait un défi et un défi d'autant plus important qu'après la crise iraquienne il y aura d'autres crises de prolifération. La Corée du Nord : si nous utilisons la force, juste comme cela, utiliserons-nous demain la force avec la Corée du Nord et les autres pays responsables de prolifération ? C'est un défi très sérieux.
Q - Nous savons à quoi nous attendre. Vous dites que le Conseil de sécurité savait à quoi s'attendre, mais voici le problème de certains : la force, la menace de la force permet d'obtenir des résultats. Même la France l'a dit très clairement. La menace d'une action écrasante, c'est ce qui permet d'obtenir des résultats. Mais peut-on réellement attendre des Américains qu'ils restent là-bas pour quatre, cinq, six mois, avec leur économie qui en pâtit ? C'est demander beaucoup.
R - C'est une bonne question. Trois types de pression sont exercés sur l'Iraq. Bien sûr, la pression militaire. Il y a aussi la pression diplomatique, celle exercée par nos pays, la Russie quand elle envoie son ancien Premier ministre, M. Primakov. Il y a aussi l'échéancier fixé par la résolution 1441. Toutes les deux ou trois semaines nous avons des rapports et l'Iraq doit satisfaire à ces rapports. Elle a besoin du "OK" des inspecteurs, de ce qu'ils disent "oui". Nous avons progressé. Cela met une énorme pression sur l'Iraq. Nous ne devons pas sous-estimer cet échéancier donné par les inspections. Mais certaines personnes considèrent qu'en recourant à la force, nous sortirons plus vite de cette crise. En sommes-nous si sûrs ? En sommes-nous certains ? Combien de temps durera la guerre ? Cela peut être facile de gagner une guerre contre l'Iraq. On verra, peut-être. Mais construire la paix, cela prendra beaucoup plus de temps. Combien de temps faudra-t-il pour que les soldats américains, britanniques ou d'autres restent en Iraq ? Combien de temps, combien de mois, combien d'années ? C'est une question très importante et il n'est pas facile d'y répondre.
Q - Mais alors qu'est-ce que vous répondez aux Américains quand ils vous disent : Ecoutez, nous ne pouvons maintenir nos forces, nous devons appeler la réserve, nous avons déjà 200.000 hommes là-bas" ?
R - Les Etats-Unis ont eu pendant 50 ans 300.000 hommes basés en Europe, observant les pays d'Europe de l'Est, 300.000 ! Là, nous parlons de semaines ou de mois. Est-ce que nous allons faire la guerre à cause d'une question de calendrier ? Est-ce que cela en vaut la peine quand on se réveille la nuit en pensant à ces garçons, ces Américains, ces Anglais, et d'autres qui pourraient mourir demain ? Est-ce que cela vaut la peine de sacrifier la vie de ces jeunes hommes ? Ne peut-on faire autrement ? La France pense, avec beaucoup d'autres dans le monde - 90 % de la communauté mondiale, ce que nous ne devons pas oublier -, que nous devons continuer les inspections. Nous devons encore donner une chance à la paix. C'est très important. Il y a une majorité au Conseil de sécurité qui pense que nous devons travailler dur pour permettre aux inspecteurs d'accomplir leur mission. C'est décisif.
Q - Cela va être une semaine difficile au Conseil de sécurité à New York. Est-ce que vous croyez que les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'Espagne ont une chance de voir passer leur résolution ?
R - Non.
Q - Ils n'y arriveront pas ?
R - Non. Nous avons dit très clairement que nous nous opposerions à cette résolution. Les Russes ont dit très clairement qu'ils s'opposeraient à cette résolution et je crois que la plupart des pays du Conseil de sécurité ne veulent pas de cette résolution, parce qu'une seconde résolution n'est pas nécessaire maintenant. Si vous lisez attentivement la résolution 1441, vous voyez que la seconde résolution n'est mentionnée que dans l'hypothèse où nous sommes dans une impasse, sur la base d'un rapport des inspecteurs. Or, nous ne sommes pas dans une impasse. Vous ne pouvez pas, dans la même semaine, voir l'Iraq détruire ses missiles et dire que rien ne s'est produit.
Q - Oui, mais cela c'est de la logique ! Quid du lobbying ? Je reviens juste du Conseil de sécurité. Tout le temps, il m'a été dit que l'on n'avait jamais vu des pressions, pratiquement de l'intimidation, des tentatives de corruption, comme celles dont font l'objet les membres non permanents indécis dont on essaie d'obtenir cinq votes. Est-ce que la France le sait ? Est-ce que vous recevez des rapports sur ces tentatives sérieuses d'intimidation.
R - Je ne sais pas exactement ce qui se passe là-bas. Ce que je sais, c'est que le monde a changé. En 1991, durant la première guerre du Golfe, il y avait eu des rapports en ce sens, des gens écrivant là-dessus. C'était un monde différent. Aujourd'hui, tous les gouvernements du monde doivent rendre compte à leurs peuples. Ils doivent expliquer leurs positions. Ils doivent l'expliquer à leurs voisins. Vous ne pouvez pas brusquement changer d'avis parce que vous avez subi une pression. Vous devez vous expliquer, vous devez prendre vos responsabilités. C'est un monde différent, dans lequel vous pouvez ne pas être d'accord sur le genre de monde dans lequel vous voulez vivre. Nous pensons que nous devrions vivre dans un monde multipolaire, dans l'intérêt de tous. Un monde dominé par un seul pays n'est pas satisfaisant.
Q - A propos de l'initiative canadienne. Elle constate que les deux côtés ont des points de vue justifiés. Les Américains sont impatients pour des raisons que l'on peut comprendre. Les Européens, les Français avancent des arguments logiques qui ont du sens pour nous. Pourquoi ne pas couper la poire en deux et fixer une sorte de date limite à la fin du mois de mars ?
R - Nous sommes ouverts à toute initiative et toutes les possibilités de travailler à trouver une solution sont les bienvenues. Ce que nous croyons, c'est que la résolution 1441 ne fixait pas de date limite parce que les rapports des inspecteurs font office de date limite. Ils rendent compte de la situation sur le terrain. Nous n'avons donc pas besoin de plus de date butoir. Nous n'avons pas besoin d'ultimatum. Nous avons dit très clairement que nous ne voulons pas d'une situation qui permettrait l'automaticité du recours à la force parce qu'on ne déclenche pas la guerre pour une question de calendrier. Pour faire cela, il faut prendre ses responsabilités. Nous pouvons soutenir différentes initiatives proposant un meilleur échéancier pour chaque programme, des repères systématiques afin d'être plus efficaces. Si nous pouvons élaborer un programme de travail des inspecteurs plus précis, nous sommes prêts ou ouverts pour cela. C'est toute la signification du second mémorandum que nous avons proposé avec les Allemands et les Russes.
Q - L'initiative canadienne n'est pas concluante pour l'instant mais qui sait ce qui pourrait se passer dans le futur ?
R - Je crois qu'il est toujours bon de se rencontrer, de discuter, de voir ce qui peut sortir des consultations et nous sommes prêts et ouverts à des discussions dans cet esprit.
Q - Que se passera-t-il s'il n'y a pas de résolution des Nations unies et si les Américains vont de l'avant et attaquent quand même ? Il semble maintenant que les Britanniques ne le feront pas mais si les Américains attaquent, même sans leurs alliés britanniques, qu'est-ce que cela signifiera pour le monde et pour le Conseil de sécurité ?
R - Nous croyons que, quoiqu'il arrive, il n'est pas concevable d'imaginer un monde sans les Nations unies et sans le Conseil de sécurité parce qu'ils sont tous deux les seuls organes légitimes de la communauté internationale. Alors, ne nous faisons pas de soucis pour le futur des Nations unies. Elles sont indispensables. Elles pourraient être indispensables pour les Etats-Unis en Iraq. Les Etats-Unis peuvent aisément gagner la guerre mais elles auront besoin après de construire la paix. Pour construire la paix, vous avez besoin des Nations unies et du Conseil de sécurité. Nous aurons besoin d'une résolution. Après la résolution "pétrole contre nourriture", il faudra la remplacer et trouver d'autres possibilités et alors vous aurez besoin des Nations unies.
Q - Vous inquiétez-vous du degré d'animosité qui est apparu entre la France et les Etats-Unis à propos de l'Iraq - c'est un sujet très commenté - et de l'anti-américanisme en Europe, des sentiments anti-français que certains considèrent comme odieux aux Etats-Unis et dans les tabloïds. Vous avez vu les images. Est-ce que cela peut empoisonner le puits de l'Alliance Atlantique pour la génération à venir ?
R - Cela ne devrait pas. Nous avons connu cela dans le passé, à de nombreuses reprises.
Q - Aussi terrible que cela ?
R - Aussi terrible. J'étais aux Etats-Unis en 1986 durant la crise libyenne. C'était pareil. Nous avons déjà connu cela. On doit faire face. Ce n'est pas un problème entre l'Europe et les Etats-Unis. Ce n'est pas un problème entre la France et les Etats-Unis. C'est le problème de comment régler la question iraquienne. Et nous pouvons ne pas être d'accord. Quand vous avez un vrai ami, il a la responsabilité de vous dire ce qu'il pense même si c'est difficile, même si c'est difficile de l'écouter, vous le devez. Et il est important que toutes les décisions qui seront prises dans les semaines qui viennent, intègrent tous les paramètres. Et nous avons beaucoup de questions restées jusqu'ici sans réponse.
Q - Il y a, derrière, l'ombre de la Corée du Nord, l'Afghanistan ... Est-ce que nous avons des motifs de préoccupation plus sérieux pour l'avenir ?
R - Nous devrions. Il y a de très nombreuses crises différentes dans le monde et il ne faut pas tout mélanger. Si certains pensent que la guerre en Iraq réglera tout, ils se trompent. Cela pourrait être difficile demain et c'est pour cela que nous disons que la force n'est pas une solution. Cela ne peut être que le dernier recours parce que cela pourrait être encore plus difficile de faire la paix au Proche-Orient demain si l'on recourt à la force, car l'humiliation, le sentiment d'injustice croîtront, ainsi que le terrorisme. Comment est-ce que les groupes islamistes vont réagir ? Qui pourrait être le grand bénéficiaire du recours à la force dans le monde ? Les groupes islamistes, les groupes terroristes. Ils vont vraiment capitaliser sur cela. Parce que la haine entre les peuples, la haine entre les cultures, les oppositions entre religions, ne peuvent que créer plus de divisions, plus de frustrations, plus de haine. Alors, nous sommes très préoccupés par tout ceci et je crois que nous devrions ne pas mélanger ces différents sujets et trouver un moyen pour le Conseil de sécurité, pour les Nations Unies, de concevoir un outil, le bon outil, qui nous permette de faire face aux crises de prolifération. Nous sommes très prêts de trouver le moyen le plus efficace pour traiter ce type de crise de prolifération. Cet outil nous sera très utile pour d'autres crises si bien que ce qui est en jeu va bien au-delà de l'Iraq.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 mars 2003)
(Interview à Radio Canada à Paris, le 4 mars 2003) :
Q - Monsieur le ministre, Bonjour, merci d'avoir accepté notre invitation pour cette interview.
Je crains que nous assistions en ce moment à un dialogue de sourds entre, d'un côté les Anglo-saxons et particulièrement les Américains, et de l'autre l'axe franco-allemand et particulièrement la France puisque vous avez un droit de veto. Peut-on encore résoudre pacifiquement cette crise ?
R - Nous le souhaitons très vivement, et ce qui s'est passé au cours des dernières heures est évidemment important ; important parce que la décision de détruire les missiles qui sont en sa possession par l'Iraq, constitue, pour nous, une étape.
Q - Quatre missiles, pour l'instant.
R - Quatre. D'autres sont prévus au cours des prochains jours, jusqu'à la destruction totale des missiles. Je crois que ce que nous voyons dans le domaine balistique est un bon exemple pour ce qu'il faut faire, dans l'ensemble des autres domaines, c'est-à-dire le chimique, le biologique et évidemment le nucléaire, même si dans ce dernier domaine, de grands progrès ont déjà été faits et que M. El Baradeï a indiqué que dans quelques mois, il pourrait garantir l'absence de tout programme nucléaire iraquien.
Dans le domaine des missiles, le chef des inspecteurs de la CCVINU, M. Hans Blix, a indiqué clairement qu'il s'agissait d'un acte significatif, d'un élément important du désarmement de l'Iraq. Or, quel est l'objectif de la communauté internationale ? Désarmer l'Iraq. Donc, on ne peut pas à la fois dire " l'objectif, c'est le désarmement de l'Iraq" et quand l'Iraq accepte de désarmer, dire "c'est trop tard" ou ce n'est pas assez.
Q - En bon diplomate que vous êtes, vous saurez sans doute me dire que ce n'est pas ce que je vous dis, mais on a l'impression très claire, en écoutant Washington de plus en plus, que le désarmement était le prétexte officiel, mais que dans les faits, on veut en découdre avec Saddam Hussein. Ils ne semblent pas être très très patients. Comment on réconcilie ces deux agendas bien distincts ?
R - Il y a, dans le discours de l'Administration américaine, en tout cas d'une large partie de l'administration, un glissement qui est significatif entre le désarmement de l'Iraq, la volonté de changer le régime iraquien et peut-être l'aspiration à remodeler le Moyen-Orient. Nous en restons très clairement au seul objectif fixé par la communauté internationale : le désarmement de l'Iraq. Pourquoi ? Parce qu'introduire l'idée d'un changement de régime pour la communauté internationale, c'est introduire un principe d'instabilité, d'incertitude extrêmement important. A partir de quand considérera-t-on qu'un régime est acceptable et jusqu'où ? Qui fera le choix ? Qui pourra décider ? Nous pensons que le seul organe légitime qui confère véritablement une légitimité sur la scène internationale, ce sont les Nations unies et qu'il n'appartient pas à un Etat de juger par lui-même.
Q - Donc, l'heure est grave parce que, s'il fallait que les Américains décident unilatéralement de changer le régime à Bagdad, de court-circuiter le processus onusien, il y aurait de graves conséquences pour la suite des choses.
R - Par exemple ?
Q - Je vous pose la question.
R - Il y aurait bien évidemment de graves conséquences pour la région et pour l'Iraq puisque nous serions alors dans une situation de guerre et c'est une des grandes inquiétudes qu'a aujourd'hui la France, comme une très large partie de la communauté internationale. Près de 90 % des peuples du monde partagent ce sentiment que la force ne peut être employée qu'en dernier recours. Avons-nous tout tenté en Iraq ? Nous pensons que non. C'est pour cela que nous avons fait des propositions de mémorandum, en liaison avec les Russes et les Allemands, pour perfectionner le travail des inspections, pour permettre à la communauté internationale d'avoir un outil contre le risque de prolifération, qui nous permette de régler la crise iraquienne, mais aussi toutes les autres crises de prolifération qui vont apparaître : la crise de la Corée du Nord, les autres pays qui possèdent des armes de destruction massive. Il n'y a pas que l'Iraq. Alors, évidemment, cette affaire est très importante parce que la guerre, cela signifie quoi ? Des morts, des morts parmi la population civile, des morts parmi les jeunes militaires américains, britanniques ou d'autres pays. Peut-on dire que cette guerre est utile ? Peut-on dire que ceux qui risquent de mourir dans cette guerre, véritablement cela valait la peine ?
Nous disons qu'aujourd'hui, tout n'a pas été tenté. Nous disons qu'aujourd'hui, le recours à la force est prématuré et qu'il convient donc d'en rester à l'objectif de la communauté internationale.
Q - Vous êtes très conscient - d'autres avant moi aujourd'hui vous ont posé la question - que la crédibilité des Nations unies passe aussi par la menace à la périphérie de Bagdad et donc que les Etats-Unis jusqu'à maintenant, avec leurs muscles militaires, ont réussi à donner aux inspecteurs du mordant, ce qu'ils n'avaient pas depuis quelques années. Donc, la guerre ne peut être exclue d'aucune façon.
R - Bien sûr la pression mise par l'armée américaine sur Bagdad est très importante, nous le reconnaissons tous. Le président français, Jacques Chirac, l'a reconnu fortement et salué dans une interview récente à Time Magazine. Mais il y a d'autres éléments qui font pression aujourd'hui. Il y a des pressions diplomatiques des pays arabes, de certains pays proches de l'Iraq comme la Russie.
Q - Sur Saddam Hussein ? Vous pensez que cela a de l'influence ?
R - Bien sûr. Mais il y a surtout l'horlogerie interne à la résolution 1441, qui prévoit que tous les quinze jours/trois semaines, les inspecteurs font rapport. Quand vous êtes en classe et qu'il y a des examens tous les quinze jours/trois semaines, eh bien vous travaillez, vous travaillez dur, vous êtes sous la pression. C'est ce que fait l'Iraq, ce qu'a fait l'Iraq avant le 14 février, c'est ce que fait l'Iraq avant le prochain rendez-vous du 7 mars ; et nous obtenons des progrès. Faut-il interrompre un processus qui donne des résultats ? La réponse de la France est claire, comme pour une majorité d'ailleurs de membres du Conseil de sécurité, c'est non.
Q - Mais vous savez que l'Iraq a le don et le talent de se glisser dans chaque interstice. Gagner du temps, c'est une spécialité de Saddam Hussein et je vous ramène à la résolution 1441 que vous avez appuyée. Il semble que les mots employés sont assez clairs. On parle d'une déclaration nécessaire de l'arsenal par l'Iraq, - de ce point de vue là, ça n'a pas encore été très concluant - et d'une coopération immédiate et complète. Avez-vous, de l'extérieur, l'impression que l'Iraq s'est comporté de cette façon ?
R - Nous avons l'impression que la coopération de l'Iraq avance.
Q - Est-ce que c'est immédiat ?
R - Alors, c'est un point important. Il faut être précis. Quand nous avons rédigé cette résolution, - et vous savez que la France a occupé une place importante dans cette rédaction - nous savions tous, dès le départ, que nous avions à faire à une dictature, une terrible dictature, et nous partageons le sentiment bien évidemment de nos amis américains sur la nature du régime iraquien, une terrible dictature. Désarmer l'Iraq, faire des inspections en Iraq, par définition, dans un pays qui est une dictature, c'est difficile. Ce n'est pas pareil de désarmer en Afrique du Sud, au pays de Nelson Mandela - il a fallu deux ans - que de désarmer dans une dictature. Mais c'est le défi qu'il nous faut relever car il y a beaucoup de dictatures aujourd'hui, dans le monde, qui possèdent des armes de destruction massive. C'est le cas de la Corée du Nord. Va-t-on faire la guerre en Corée du Nord ? Si l'on pose comme principe que les inspections ne peuvent pas marcher dans une dictature, qu'il n'est pas possible de désarmer une dictature, cela veut-il dire qu'il faudra faire la guerre à chaque fois. Nous avons au contraire une chance de bâtir un outil pour la communauté internationale, qui marche.
Q - Cela créerait un précédent, un étalon ...
R - Mais c'est bien l'idée, c'est d'avoir un outil exemplaire, de faire en sorte que nous puissions régler ces crises de prolifération. Et il faut, - et je le dis pour l'ensemble de nos amis canadiens - éviter la confusion entre terrorisme et prolifération. Bien sûr, il peut y avoir des liens à travers des organisations terroristes et nous devons tout faire pour l'éviter. Mais, est-ce que l'Iraq aujourd'hui est en lien direct avec Al Qaïda ? Aucun élément n'a permis de le prouver. Il n'y a pas de lien direct entre le 11 septembre et Bagdad. Nous devons donc, avec beaucoup d'humilité et de méticulosité, comme d'exigence, traiter l'ensemble de ces questions avec détermination. Bien sûr, la guerre peut paraître un raccourci. On peut penser qu'on va aller plus vite grâce à la guerre. Je crains que la guerre, que le chemin de la guerre ne soit beaucoup plus long que celui des inspections car, après la guerre, il faut construire la paix et cela peut prendre très longtemps pour effacer les divisions, les humiliations, les frustrations dans une région aussi fracturée que le Moyen-Orient.
Q - Alors, je vous vois toujours résolument patient. Imaginons que l'Iraq, par exemple avec les missiles Al-Samoud, décide d'en détruire un par semaine pour que ce rapport des inspecteurs toutes les deux semaines soit toujours un peu favorable. Pourrions-nous subir ce strip-tease pendant des semaines et des semaines, sans mettre le poing sur la table et dire à Saddam Hussein, ce n'est pas assez ?
R - Il y a pour tout cela des juges arbitres que la résolution 1441 a nommés. Ce sont les chefs des inspections, M. El Baradeï, M. Blix. Ces juges arbitres ont rencontré les Iraquiens. Ils ont défini un calendrier de destruction des missiles. Je crois qu'il en a 4 qui ont été détruits aujourd'hui. Dans les prochains jours, il y en aura 5 autres puis ainsi de suite. Il faut s'en remettre aux inspecteurs. Les inspecteurs ont dit : "la destruction des missiles doit commencer le 1er mars". La France a dit : "il faut que Saddam Hussein détruise ses missiles à partir du 1er mars". Faisons confiance à ceux qui sont sur le terrain, qui sont à la fois l'oeil et la main de la communauté internationale. Il ne faut pas être en contradiction avec la ligne que nous nous sommes nous-mêmes fixée. C'est essentiel pour l'avenir de notre communauté internationale.
Q - Justement, pour l'avenir de la communauté internationale, ce qui est perçu, et je sais que vous refusez le mot, comme une rupture assez sérieuse entre Paris et Washington. Est-ce que ça ne laissera pas dans tous les cas de figure de profondes cicatrices ?
R - Non, et vous savez pourquoi ?
Q - En aucune façon ?
R - Nous avons connu dans le passé des moments de passion. Je l'ai vécu moi-même en 1986 quand j'étais à Washington sur l'affaire libyenne. Il y a des moments de passion. Vous savez, entre amis, on peut avoir des différences. Il faut attendre d'un ami qu'il vous dise la vérité. C'est parfois désagréable à entendre.
Q - Alors, c'est vous qui dites la vérité ?
R - Nous disons ce que nous pensons. Les Américains nous disent les choses. Nous, nous disons ce que nous pensons. Mais quand on prend une décision aussi importante que celle d'une intervention militaire, il faut intégrer toutes les questions. Combien de temps la guerre va-t-elle durer ? Combien de temps faudra-t-il pour bâtir la paix ? Quel sera le coût d'une éventuelle guerre ? On parle de 60 milliards de dollars, près de 100 milliards selon certaines estimations. Imaginez ce qu'on pourrait faire avec une telle somme, éradiquer la pauvreté, lutter contre le sida en Afrique, servir la démocratie à travers le monde. Vous savez, la responsabilité morale et politique, c'est de faire des choix, des arbitrages. Tant que nous pouvons avancer sur le chemin pacifique du désarmement, faisons-le. Si nous n'avons pas d'autres possibilités, alors il faudra envisager peut-être le recours à la force.
Q - Est-ce des amis qui se disent la vérité laissent entendre, comme le fait Washington, que la France dans ce dossier fait preuve de beaucoup de duplicité, qu'elle a des intérêts marqués en Iraq, Elf Total - à une époque, on vendait des centrales nucléaires - et que la France ne joue pas à visière levée, qu'elle a des intérêts et qu'elle joue ses intérêts au Conseil de sécurité et fait donc le jeu de Saddam Hussein.
R - Il faut éviter de céder à de mauvais arguments. Vous savez quelle est la part de la France dans les exportations de pétrole iraquien : 8 %. Vous savez quelle est la part des Etats-Unis : 40 %. Vous savez quelle est la place de l'Iraq comme partenaire commercial de la France, le 53ème et il représente 0,3 % de notre commerce et il n'y a pas un seul contrat pétrolier signé avec l'Iraq. Donc, je crois qu'il faut revenir aux réalités, éviter les procès d'intention. Quand la France se bat sur la scène internationale pour défendre une certaine idée de l'ordre mondial, elle souhaite un monde multipolaire où tout le monde puisse prendre sa responsabilité. C'est l'intérêt des Etats-Unis, c'est l'intérêt de tous les pays du monde, c'est l'intérêt de l'Europe. C'est parce que nous avons la conviction que, si nous voulons avancer vers un monde plus sûr, plus stable, plus juste, nous avons besoin de tous. Alors, ne cédons pas à la passion facile. Cherchons au contraire des solutions. Et vous me demandiez tout à l'heure si je pensais que l'ONU allait subir les conséquences. C'est bien évidemment une question importante pour la France, très attachée au système multilatéral.
Q - C'est assez fondamental. C'est aussi vrai pour le Canada.
R - Je le sais bien. Et bien, nous répondons que non. Nous répondons que si l'ONU était détournée de sa mission pour donner un chèque en blanc à un pays qui serait désireux à un instant de décréter une intervention militaire, c'est là où l'ONU serait fragilisée. L'ONU, elle a pour but de servir la paix dans le monde. Il faut donc être très attentif et nous disons que, quel que soit le scénario, y compris d'une intervention unilatérale, l'ONU, de toutes façons, sera incontournable le jour où il faudra construire la paix. Comment gérer la question des réfugiés ? Comment gérer l'exploitation des richesses iraquiennes ? Je vous rappelle qu'aujourd'hui c'est une résolution qui règle cela, "Pétrole contre nourriture". Si nous voulons changer le système, il faudra une autre résolution. Le droit international, personne ne peut en faire fi. Il y a là une responsabilité pour la communauté mondiale et c'est dans ce sens que nous voulons travailler.
Q - Je voudrais terminer avec le Canada et le rôle qu'il joue présentement aux Nations unies. Vous êtes familier avec ce projet qui circule. On vous a contacté. Est-ce que le Canada a travaillé avec vous ?
R - Tout à fait. J'ai eu mon ami Bill Graham sur ce sujet. Nous avons longuement parlé et nous voulons explorer l'ensemble des possibilités, trouver la voie d'un accord possible. Ce qui est important pour la France, c'est justement de ne pas céder à la logique d'ultimatum qui prépare à la guerre. Pas d'automaticité du recours à la force. Travailler sur la base de programmes très clairs, sur la base d'échéanciers, programme par programme. C'est ce que demandent les inspecteurs. Il faut avancer dans cette voie car il nous faut des repères, il nous faut un calendrier. La logique d'ultimatum, elle n'est pas dans l'esprit de la résolution 1441 qui n'a fixé aucun délai. Nous pensons que tant que les inspections peuvent avancer, à nous d'être plus exigeants sur les calendriers, sur les délais, sur les repères à fixer. A nous de travailler avec les inspecteurs, parce que je le répète, nous faisons des inspections dans une dictature. On pourrait facilement dire, de toutes façons, quoi que fasse Saddam Hussein, comment le croire, c'est un dictateur. Alors soyons responsables. Faisons des propositions, faisons preuve d'exigence et d'imagination. C'est de cela peut-être dont la communauté internationale a le plus besoin.
Q - Je terminerai là-dessus. Quand on vous a applaudi au Conseil de sécurité, qu'avez-vous ressenti ?
R - Vous savez, c'était un moment très important pour la communauté internationale. Nous venions d'écouter Hans Blix et M. El Baradeï. Je parlais avant la plupart des autres membres du Conseil de sécurité, avant mon collègue russe, avant Colin Powell. J'étais surtout soucieux de ce qu'allaient répondre les différents partenaires du Conseil de sécurité à M. Blix et à M. El Baradeï. L'objectif, nous pensons toujours, et je pense toujours à cet objectif, c'est d'essayer d'avancer dans la voie du désarmement. Donc, par définition, les applaudissements sont un instant, ce n'est pas cela qui compte. Ce qui compte au bout de chemin, c'est le résultat pour la communauté mondiale. C'est cela qui est la vraie préoccupation. L'obsession de toutes nos diplomaties. Je sais que c'est au coeur de la préoccupation canadienne. Vous savez que c'est au coeur de la préoccupation française. C'est une responsabilité très lourde qui fait que l'on ne dort pas toujours comme on le souhaiterait. Mais je crois que l'enjeu en vaut la peine.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 7 mars 2003)