Interview de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, à LCI le 17 septembre 2003, sur la position de la Commission européenne concernant le démantèlement d'Alstom, les contraintes budgétaires de la France face au Pacte de stabilité, la future Constitution de l'Europe et les relations franco-allemandes.

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Q - Des affaires qui semblent de plus en plus, il faut le reconnaître, délicates. On a le sentiment que rien ne va plus entre Paris et Bruxelles. Aujourd'hui, c'est la Commission européenne qui recale le plan qu'avait conçu le gouvernement pour sauver Alstom. Quand on dit sauver Alstom, c'est 100.000 emplois à travers le monde et 30.000 en France. La Commission dit que ce plan contrevient aux règlements de concurrence européens. Est-ce qu'aujourd'hui, vous avez encore le sentiment qu'il est possible, pour l'Etat, de sauver Alstom ?
R - Il est essentiel pour l'Etat, il est essentiel pour les emplois, de sauver Alstom. 30.000 emplois en France, ce n'est pas négligeable. Il est possible, ce faisant, de respecter les règles de la concurrence européenne, qui sont des règles équitables et nécessaires. C'est la raison pour laquelle nous sommes en phase de négociation. Le Commissaire européen Mario Monti, que j'ai d'ailleurs vu voici plusieurs semaines notamment à ce sujet, nous a donné un délai supplémentaire de discussion jusqu'au 22 septembre. C'est une procédure tout à fait habituelle.

Q - Le 22 septembre, c'est tout près. Il reste quelques jours, sinon quelques heures pour trouver une solution. Quelle type de solution peut-on trouver, dans laquelle l'Etat n'entrerait plus dans le capital d'Alstom ? La solution proposée par la France faisait de l'Etat le premier actionnaire d'Alstom, si j'ai bien compris.
R- Sans anticiper sur une solution qui n'est pas encore trouvée - si elle était déjà trouvée, nous aurions arrêté les pendules aujourd'hui - il est normal que la Commission ait fait savoir qu'elle voulait un accord. Et nous sommes évidemment favorables à une solution d'accord. La Commission a fait valoir qu'un plan de sauvetage ne se heurtait pas à une objection de principe, mais qu'il fallait effectivement que l'aide de l'Etat ne soit pas une aide en forme de participation sans retour. C'est sans doute vers un système d'obligations convertibles que l'on s'achemine, mais c'est un peu compliqué. L'idée est que le plan de sauvetage corresponde à une aide satisfaisant le besoin de renflouer l'entreprise afin qu'ensuite elle puisse de nouveau être autonome.

Q - Vous parlez d'une forme de participation sans retour et récusée par Bruxelles. Cela signifierait, si l'on prend le système d'obligation, un remboursement postérieur que l'Etat demanderait à l'entreprise de rapatrier. Vous croyez que les banques marcheront dans une telle construction ?
R - Vous avez raison de souligner que le vrai sujet est à la fois de sauver l'emploi et d'aider cette entreprise dans cette conjoncture difficile pour elle, et par ailleurs, de rassurer les banquiers qui ont marqué leur intérêt pour des participations dans l'entreprise. Nous allons trouver un équilibre. C'est ce que Mario Monti a indiqué lui-même en disant que, en l'état, le plan présenté par la France ne pouvait pas être admis, mais qu'il avait confiance dans la possibilité de trouver un accord. C'est à cela que mon collègue du ministère des Finances, Francis Mer, travaille ardemment.

Q - En toute hypothèse, si l'on ne trouvait pas un accord - Jean-Pierre Chevènement disait tout à l'heure qu'il fallait éviter ce qu'il appelait un "Waterloo" industriel et social - est-ce que la France peut décider de ne pas tenir compte de la Commission de Bruxelles au nom de l'emploi ?
R - Il n'y a pas d'exemple dans lequel nous n'ayons pas trouvé d'accord. Dans le passé, y compris récent, d'autres pays ont obtenu la possibilité, sous certaines conditions, de sauver des entreprises en péril. Cela a été le cas en Grande-Bretagne avec British Energy, une entreprise très importante puisqu'elle fournit 20 à 25% de l'électricité de ce pays. Il y a eu aussi en Allemagne, Holtzmann, un constructeur dans le BTP, qui a bénéficié d'aides du gouvernement. Nous sommes dans un cas très difficile, mais pas unique.

Q - Vous n'êtes pas surprise par le comportement de la Commission, et notamment par le Commissaire Mario Monti ? A-t-il finalement changé de jurisprudence ? C'est la première fois que l'injonction vient avant le plan de sauvetage. Est-ce que cela signifie que vous avez mal préparé le dossier, ou que la Commission en veut particulièrement à notre pays ?
R - Il faut dédramatiser. Aujourd'hui, dans la société d'information dans laquelle nous vivons, toutes ces négociations se déroulent dans la plus grande transparence, elles sont commentées, et leurs différentes étapes sont annoncées par les parties prenantes. C'est habituel. Le gouvernement ne pouvait pas laisser cette entreprise à la dérive, ni prendre le risque d'un chômage massif des employés. Nous avons donc notifié les mesures que nous comptions prendre en même temps que nous avons engagé un processus qui est maintenant en discussion.

Q - C'est le point de vue français. Comment interprétez-vous l'attitude de Mario Monti, qui envoie à la presse un inventaire de tous les dossiers qui s'accumulent sur son bureau et qui concernent la France, France Télécom, Bull, EDF, Crédit Mutuel, Fusion, Lagardère VUP, Alcan, Pechiney, Moulinex Bref, on a le sentiment d'une sorte d'énervement de la Commission à notre encontre.
R - Je ne connais pas les conditions dans lesquelles Mario Monti rend publiques ses informations. Elles sont de toutes façons publiques. Le gouvernement français ne les cache pas. Il y a un certain nombre d'entreprises en France, comme dans d'autres pays, qui ont éprouvé de grandes difficultés. Dans le contexte actuel de fort ralentissement de la croissance, nous ne pouvions pas les laisser s'enfoncer. Cela eut été totalement déraisonnable. La Commission ne nous dit pas non, elle nous dit : revoyez votre copie pour le 22 septembre. Le Commissaire Monti - que je connais fort bien depuis des années et qui est dénué de toute agressivité - dit : "j'ai confiance, nous allons vers un accord".

Q - Vous n'êtes pas tentée par un mouvement de colère contre les "bureaux de Bruxelles", pour reprendre une expression utilisée par le Premier ministre ?
R - Je ne vais pas commenter ce qui a pu être dit ou compris. C'est vrai qu'il y a des bureaux à Bruxelles,

Q - Quand on pense à bureaux, on pense à bureaucrates, on pense à des gens qui ne connaissent pas les problèmes de l'emploi,,,
R - La Commission applique des règles, et comme le président de la Commission, Romano Prodi, l'a dit à propos du Pacte de stabilité, ces règles doivent être appliquées avec intelligence et sans stupidité. Ce qui prouve bien qu'entre l'application automatique et aveugle des règles que les Etats européens se sont eux-mêmes assignées, comme le Pacte de stabilité ou les règles de concurrence équitable, et une application de ces règles adaptée aux situations concrètes, la marge existe. C'est dans le sens de la personnalisation de la mesure que va la Commission, et c'est dans ce sens qu'elle va aller pour Alstom.

Q - Vous n'avez pas le sentiment que nous payons là notre légèreté vis-à-vis du Pacte de stabilité, ou notre discours fluctuant sur le Pacte de stabilité et les déficits ?
R - La France, en liaison avec les Pays-Bas, a déposé à la Convention sur l'avenir de l'Europe, présidée par M. Giscard d'Estaing, une contribution qui va dans le sens du renforcement des pouvoirs de la Commission. La Commission a pour mission de défendre l'intérêt général européen et de faire appliquer la règle européenne. Chacun est donc dans son rôle. Il y a souvent des tensions entre les Etats et la Commission. Mais la Commission est là pour aider les Etats à remplir leurs devoirs et à respecter leurs engagements. Les Etats ont également intérêt à respecter ces engagements. C'est ce qui se passe, quelles que soient les remarques que les uns font aux autres.

Q - Avez-vous le sentiment, après le discours du chef de l'Etat dans l'Yonne, hier, concernant les relations avec la Commission européenne et après les engagements pris par Jean-Pierre Raffarin, que le chapitre de tensions sur le Pacte de stabilité est tourné et clos ?
R - Il n'y a jamais eu de vraies tensions. Il y a, de la part de la Commission, une très grande vigilance, parce qu'un certain nombre d'Etats - l'Allemagne, le Portugal, et nous également - sont dans une situation difficile au regard du respect du Pacte de stabilité et de croissance. Il ne faut pas que l'on puisse accréditer l'idée - vis à vis des investisseurs, des marchés mondiaux - que les Etats européens laissent "filer" les déficits. Cela pourrait fragiliser l'une des grandes conquêtes de la construction européenne, qui est la stabilité monétaire avec la monnaie unique, l'euro. Chacun est dans son rôle. Nous disons ce que nous avons à dire, mais finalement, vous allez le constater pour Alstom, nous allons arriver à un accord convenable.

Q - Le Premier ministre s'est engagé à réduire le déficit structurel de notre pays de 0,5% chaque année. Dans le budget 2004, où est cette réduction de 0,5% ?
R - Le budget 2004 va être présenté le 24 septembre. Un certain nombre de mesures ont déjà été rendues publiques. Ce que je peux vous dire, c'est qu'il y a une maîtrise budgétaire en France, aussi douloureuse soit-elle en période de ralentissement de la croissance. Il n'y aura pas, en effet, en principe, un euro supplémentaire de dépensé à la fin 2003 par rapport à ce qui était prévu dans le projet de loi de finances initial voté en décembre 2002. Par conséquent, il y a vraiment une maîtrise budgétaire. Par ailleurs, nous attendions des rentrées plus importantes, des rentrées fiscales qui n'ont pas été totalement au rendez-vous parce que le chômage était là, du fait d'une conjoncture internationale défavorable.

Q - Cette situation de tension, qui est peut être exagérée, entre Paris, nos partenaires européens et la Commission de Bruxelles, risque d'avoir des retombées sur le déroulé de la Conférence intergouvernementale qui va s'ouvrir à partir du 4 octobre, et qui doit ratifier un projet de Constitution élaboré par la Convention. Première anicroche, on voit que c'est déjà la Commission qui refuse le projet élaboré sous la présidence de M. Valéry Giscard d'Estaing, notamment sur le nombre de commissaires.
R - Vous allez un peu vite dans vos conclusions. Vous avez dit tout à l'heure que la Commission avait "recalé" le dossier Alstom. Or, elle nous a demandé de présenter des adaptations pour le 22 septembre. Vous indiquez maintenant que la Commission aurait refusé le projet de Constitution

Q - Disons, elle critique
R - En réalité, la Commission a rendu un avis et fait valoir un peu ses propositions. Elle est aussi dans son rôle. Elle nous demande d'apporter des modifications plus substantielles que celles que les six pays fondateurs voudraient apporter. Il se trouve - et ce n'est pas un hasard, cela a une forte signification politique - que les six pays qui ont créé l'Europe en 1957 voudraient que le projet de Constitution élaboré par la Convention soit adopté presque tel quel. Nous craignons qu'en rouvrant le débat, nous ne puissions pas aboutir à un texte, alors que nous avons annoncé une Constitution européenne pour les citoyens européens. Et ces citoyens ont le droit de savoir comment ils seront gouvernés au niveau européen.

Q - Mais à quelle pression allez-vous devoir résister ? L'Espagne n'est pas du tout d'accord sur le poids qui lui est donné. Elle estime que par rapport au Traité de Nice, elle va avoir un poids moins grand. Pensez à tous les pays qui entrent dans l'Europe et notamment la Pologne. Cela fait beaucoup de contestation ?
R - Chacun exprime ses points de vue. Les pays fondateurs disent : "attention, il faut être vigilant, n'ouvrez pas la boîte de Pandore". Les pays plus petits ou ceux qui vont entrer en 2004 disent : "ne pourrions-nous pas avoir plus de poids ?". L'Espagne avait été avantagée par le compromis de Nice qui, dans la pondération des voix, lui donnait un poids important qui est presque celui de la France ou de l'Allemagne. Elle demande que nous revenions à ce compromis. Tout le monde exprime ses points de vue. Au niveau de la conférence intergouvernementale, il y aura des débats, sans soute des changements, que peut-être nous, Français, ne souhaitons pas. Mais nous arriverons à un texte. Parce qu'il y a une volonté politique commune de doter les citoyens européens d'une Constitution.

Q - Pourquoi ne suivez-vous pas le quotidien des travaux de cette conférence intergouvernementale ? Ce serait Pascale Andreani qui est conseillère du Premier ministre qui s'en chargerait.
R - Je serai à la conférence intergouvernementale. Lors du dernier Conseil européen, il a été décidé qu'il y aurait des réunions au sommet de chefs d'Etat et de gouvernement, et des réunions de ministres des Affaires étrangères et ministres des Affaires européennes. Il y aura trois ou quatre sommets de chefs d'Etat et de gouvernement et cinq, peut-être davantage, réunions de ministres des Affaires étrangères et européennes. Si nous devions former des groupes de travail d'experts, ce que nous ne souhaitons pas, nous Français, mais que certains pays ont demandé, ces groupes de travail d'experts seraient composés et le nom de Pascale Andreani serait proposé. Mais il n'y a pour l'instant pas de groupe de travail d'experts.

Q - Etes-vous partisane d'un référendum pour ratifier cette Constitution ?
R - Je n'ai pas à être partisane ou non partisane, puisque c'est le président de la République qui en décidera. Que ce soit un référendum ou un vote par le Parlement, la démocratie directe ou la démocratie représentative, les deux formules répondent à des objectifs parfaitement démocratiques et citoyens. Le président de la République décidera de la voie à suivre.

Q - Vous avez été nommée Secrétaire générale pour la coopération franco-allemande avec votre homologue allemand. Tout cela pour organiser ces conseils des ministres qui auront lieu régulièrement entre la France et l'Allemagne. Le premier grand conseil aura lieu demain à Berlin. Il y sera présenté une initiative européenne sur l'emploi et la croissance, je ne me trompe pas ?
R - Cette initiative franco-allemande se veut une contribution à la relance, en Europe, de la croissance et de la compétitivité.

Q - Et qui devrait être ensuite soumise à nos partenaires européens. Confirmez-vous le programme de grands travaux d'infrastructures à l'échelle européenne, constitué d'une dizaine de volets et qui engagerait quelques 3 milliards d'euros ?
R - Non. Je confirme qu'il y aura une liste de projets. J'ai lu cette information comme vous, aujourd'hui. Il y aura des projets équilibrés qui ne seront pas uniquement centrés sur les infrastructures. Il n'y a pas eu d'évaluation de coût. L'idée est de marquer l'engagement politique des deux pays à participer à la problématique de la relance de la croissance, lancée par la Présidence italienne. Par ailleurs, nous avons l'intention, mais c'est le président de la République et le chancelier Schröder qui l'annonceront demain, de pousser certains projets phares qui correspondent à la problématique de la relance de la croissance.

Q - Comment financer cette relance, s'il y a par exemple un partenariat public/privé, sans augmenter les déficits ?
R - C'est le grand sujet. Il y a une dizaine d'années, le président de la Commission d'alors, Jacques Delors, avait proposé un emprunt. Dans la période récente, Giulo Tremonti, ministre des Finances italien, au nom de la Présidence italienne, a suggéré de faire appel à des prêts de la Banque européenne d'investissement. Il y a une autre évolution : par exemple, pour financer le transport ferroviaire, il est envisagé de demander une participation à l'usager. Il y a une grande réflexion, et le sujet devrait être à l'ordre du jour des prochains Conseils des ministres européens.

Q - Le projet de mettre en place une première réunion qui réunirait les quinze ministres du Travail, la Commission européenne, et des représentants syndicaux et patronaux. Est-ce aussi à l'ordre du jour demain ?
R - Non. C'est une proposition du Premier ministre. Il y a effectivement une très grande sensibilisation en Europe au problème de l'emploi.

Q - Allez-vous en parler demain ?
R - Je ne crois pas que ce soit lié. Le Conseil franco-allemand de demain est une initiative de croissance. Sur l'emploi, les Européens sont inquiets parce que la relance aux Etats-Unis, avec un taux de croissance de près de 4%, ne se concrétise pas par des créations d'emploi, et cela est une vraie difficulté.

Q - Merci beaucoup.

(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 septembre 2003)