Interview de Mme Noëlle Lenoir, ministre déléguée aux affaires européennes, à France Inter le 13 septembre 2003, sur les perspectives de l'Union européenne, son élargissement et les débats à propos de sa future Constitution.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Madame le Ministre, bonsoir. Vous êtes là pour faire un tour d'horizon, et pour les observateurs de l'Europe que nous sommes, on a l'impression que l'horizon européen est un peu bouché. Tout le monde parle d'un certain désordre. Pour les gens non initiés, beaucoup de citoyens - hélas, malgré ce que vous faites, malgré ce que nous disons, et je ne suis pas le seul à France Inter et à Radio France - se sentent un peu loin de nos problèmes. On se trompe un peu sur l'information. Par exemple, Madame la Ministre, lorsque Romano Prodi téléphone au Premier ministre français, c'est une info ?
R - Cela n'est pas une information mais la marque d'une ouverture nouvelle dans une Europe où l'on se parle, et de façon très directe. Il y a aujourd'hui parfois l'idée de tension au sein de l'Europe, par exemple sur la future Constitution ou le respect de nos obligations en matière de maîtrise budgétaire. Ce qu'il faut souligner avant tout, c'est que l'Europe est un lieu de négociation, de dialogue, donc de tension, et où l'on se parle. On se parle même très directement. Je trouve cela positif.
Q - En revanche, nous sommes en démocratie. En France, il y a une opposition, une majorité. On constate chaque fois que l'Europe s'adresse directement à un gouvernement, c'est toujours récupéré par l'opposition comme la marque d'une faute.
R - C'est l'écueil des démocraties et du système majoritaire dans lequel nous vivons. Mais, comme disait Churchill, il n'est pas parfait, mais c'est le moins mauvais de tous ceux que nous avons expérimentés auparavant. Donc, il faut s'y tenir. Ce que je souhaite, c'est qu'il y ait une responsabilité de tous les politiques, des partis politiques en particulier, et qu'on dise la vérité aux gens : à savoir que nous vivons une époque de grands rendez-vous historiques. D'une certaine manière, l'horizon n'a jamais été aussi ouvert depuis la chute du mur de Berlin. Pour la première fois, le continent européen construit son destin dans la paix. Ce n'est pas comme lorsqu'on construisait de grands empires européens par le sabre et par le sang. C'est dans la paix et grâce à un certain mode de négociation, nouveau dans le champ des démocraties européennes, que nous le faisons. Nous discutons, parfois nous nous disputons, et puis finalement, nous aboutissons à une solution équitable pour tous. Cela est entièrement nouveau. C'est une bonne nouvelle pour le XXIème siècle. Cela dit, vous avez raison de souligner que les citoyens de nos pays, qui sont aussi des citoyens européens, doivent ressentir pour l'Europe une affectio societatis. Il faut qu'ils se sentent vraiment des Européens dans leurs veines et dans leurs coeurs. On leur a mis l'euro dans la poche. Il faut mettre l'Europe dans les coeurs. C'est ce que vous contribuez à faire très régulièrement, je vous en remercie.
Q - Parlez-nous de ce tour d'Europe que vous venez de faire pour aller "tâter le pouls" des candidats qui vont entrer chez nous. Par quel pays avez-vous commencé ?
R - Je suis allée en Allemagne quelques jours après ma nomination. L'Allemagne est notre voisin immédiat et notre grand complice. Nous avons fait beaucoup de choses ensemble depuis la réconciliation. Nous avons créé l'Europe, qui est une oeuvre inédite dans l'histoire. Nous avons créé l'euro et nous avons continué à faire des propositions tout récemment pour peaufiner et enrichir le projet de Constitution européenne. Ensuite, je suis allée en Hongrie, un peu par le hasard des circonstances, mais aussi par choix. La Hongrie est un ancien grand empire qui a ses lettres de noblesse, une grande littérature, une grande musique, une grande histoire et qui est ensuite devenu un plus petit pays. Il a une dent contre nous à cause de ce fameux Traité de Trianon en 1920 qui a réduit sa superficie. Je pensais qu'il était donc utile d'aller rapidement en Hongrie parce que les Hongrois ont malgré tout gardé beaucoup de bons souvenirs de la France, et il faut se parler.
Q - Vous êtes un peu dans le rôle de l'infirmière qui va panser les plaies de l'histoire ? Sommes-nous encore dans une certaine forme de ressentiment à cause de cette disposition historique ?
R - Les blessures de l'histoire restent tout le temps. Ce sont des blessures, nous les soignons mais je ne suis pas une infirmière, je serais plutôt une élève qui apprend tous les jours. Je considère que nous avons beaucoup à apprendre de ces nouveaux pays. Ils ont une grande histoire derrière eux et beaucoup de douleurs. Il ne faut pas oublier qu'ils sortent d'un régime d'oppression qui a duré près d'un demi-siècle. Ils se soignent tout seuls. Ils n'ont pas besoin de moi, si ce n'est pour leur rappeler que la France est avec eux. Il est beaucoup plus aisé aujourd'hui de se donner la main, qu'hier, puisqu'il n'y a plus le mur de Berlin. Ces pays ont besoin de notre présence. Mais nous avons besoin, aussi de leur présence. Ils nous enrichissent autant que nous les enrichissons.
Q - Nous avons l'impression, ici et là, que nous sommes un peu condescendants avec ceux que nous allons accueillir. Il s'agit en fait du retour des enfants prodigues !
R - Absolument, le retour au bercail. Ces pays n'ont pas à avoir de complexes vis-à-vis de nous. Nous ne leur faisons pas l'aumône même si nous les aidons sur le plan financier. Dans l'après-guerre, les Américains aussi nous ont aidés avec le plan Marshall. En réalité, nous construisons un espace de paix, puisque nous voulons continuer à être en paix en Europe. Nous construisons notre destin. Y a-t-il beaucoup de peuples de différentes nations qui, ensemble, ont la chance d'avoir autant de maîtrise de leur destin ? C'est cela qu'il faut expliquer aux auditeurs. Grâce à l'Europe, nous pesons plus directement sur notre destin que bien d'autres citoyens à travers le monde.
Q - C'est l'exemple franco-allemand multiplié par 10 ?
R - Absolument. C'est pourquoi je voudrais que tous ceux qui nous écoutent sachent que cette famille européenne comporte des membres différents - il y aura encore des controverses, des polémiques, des frottements mais qu'ils partagent une vision commune, celle de croire dans les valeurs de civilisation. C'est à dire la possibilité de vivre ensemble en étant différents et en affirmant son identité.
Q - Nous sommes à quelques semaines de la prise en main par les Etats du projet "Giscard", et si nous prenions à la lettre ce qui se dit dans les médias, nous serions plutôt inquiets sur le résultat de cette étude par les Etats membres de l'Union, que nous appelons la Conférence intergouvernementale.
R - Ce ne sera pas facile mais je suis persuadée que nous allons y arriver. Les six pays fondateurs ont la même position. La France, l'Allemagne, l'Italie et les trois pays de Bénélux sont exactement sur le même registre. Ils veulent que la Constitution soit "l'enfant" de la Convention présidée par Valéry Giscard d'Estaing, c'est à dire que son équilibre ne soit pas trop changé. La Convention a discuté pendant des mois de façon très ouverte. Tous les partis politiques, d'opposition et de majorité des différents pays y étaient associés avec les 28 gouvernements des pays candidats ou actuellement Etats membres, des représentants de la Commission, des parlementaires nationaux, des parlementaires européens. Nous avons parlé et débattu. Ce qui a été fait est une expérience démocratique unique au monde. Il ne faut pas la gâcher. Les six pays fondateurs sont pour l'adoption d'un texte qui reprenne l'équilibre de celui approuvé par consensus au sein de la Convention. Les pays qui s'estiment un peu en décalage ou qui ont un certain nombre d'objections et de propositions à formuler, doivent être écoutés. Nous les écouterons.
Q - Ce qu'il faut rappeler aux Français est qu'avant la Convention, il s'est passé 10 ans. Nous avons fait ce que nous avons pu en 10 ans, nous n'avons pas su apaiser les jalousies. Nous n'allons pas recommencer pendant 10 ans ?
R - Non, les gouvernements français et allemand souhaitent reprendre l'exercice et maintenir l'équilibre. Cela dit, un certain nombre de pays est gêné par le nouveau calcul de la majorité proposé pour les décisions prises dans le cadre communautaire. Ces pays trouvent que leur poids devrait être plus grand
Q - L'Espagne ?
R - Oui, et la Pologne. Il y a aussi des discussions sur les effectifs de la Commission européenne car certains pays voudraient ad vitam eternam avoir un commissaire. Et ce, bien que la Commission ne représente pas les Etats, mais défend un intérêt général européen. Il y aura donc des discussions sur ce point. La France n'est pas fermée aux discussions. Au contraire, nous sommes à l'écoute. Et c'est ce que je fais quand je vais discuter avec tous mes interlocuteurs dans ces différents pays. Mais nous maintenons le cap, nous considérons qu'il faut que l'expérience démocratique de la Convention soit utile et permette d'aboutir à un consensus au sein de la CIG.
Q - Vous avez parlé des " Six fondateurs " qui sont heureusement restés solidaires. Tony Blair, qui "est actuellement dans le pétrin", vient de nous "sortir" un truc : la règle de l'unanimité serait bottée en touche sur les plans de fiscalité, de diplomatie et de défense ? Il a oublié qu'il était à Saint-Malo ?
R - Oui, bien sûr.
Q - Alors pourquoi fait-il cela ? N'est-ce pas pour augmenter la cacophonie dont tous les Européens - qu'ils soient dans les 15 ou les 25 pays - sont en train de souffrir ?
R - Non. La population britannique a toujours eu vis à vis de l'Europe un sentiment un peu mitigé. Parce que "l'Angleterre est une île", comme disait André Siegfried. Et puis aussi les Britanniques - on l'a vu encore récemment - sont tiraillés entre un tropisme d'outre-Atlantique et l'Europe continentale. Je pense qu'il ne faut pas s'inquiéter du fait que les chefs d'Etat ou de gouvernement en Europe s'expriment. On a le droit de s'exprimer. Je peux vous dire qu'après, autour de la table, peu d'entre eux, et même jusqu'ici pas un ne veut être responsable d'un échec.
Q - On peut dire aussi que les propos de Tony Blair ont été repris - et c'est normal - par l'ensemble de la presse, et notamment chez nous. Mais Tony Blair s'adressait peut-être plus à son opposition qu'aux partenaires européens.
R - Il y a là un vrai problème. C'est que l'on ne peut plus s'adresser uniquement à son électorat ou à sa population. Nous vivons aujourd'hui dans une société de communication qui efface, d'une certaine manière, les frontières. Donc, ce que l'on dit chez soi devient une parole sur la scène internationale.
Q - Au moment de la seconde Guerre du Golfe, les opinions dans certains pays ont eu un avis différent de celui des chefs d'Etat de ces pays-là. C'est nouveau ?
R - C'est nouvellement exprimé. On assiste aujourd'hui à la construction d'une véritable opinion publique internationale. C'est vrai à travers les ONG, qui sont des organisations de stature internationale. C'est vrai aussi à travers les médias puisque l'on sait en temps réel ce qui se passe, non pas seulement pour "la porte à côté" mais même au bout du monde. Cela forme donc une communauté de réflexion et de réaction vis à vis d'un certain nombre de problèmes.
Q - A votre avis, la Pologne est-elle capable de faire "capoter" la future Constitution, de mettre en cause, en somme, sa validité tout simplement en votant contre ? Deuxième question : compte tenu du contexte polonais, n'y a-t-il pas un risque de voir l'un des Quinze - la France, l'Allemagne, l'Italie ou un autre - ne pas ratifier l'élargissement ? Enfin, va-t-on trouver un compromis, il faut l'espérer, mais sur quelles bases ?
R - C'est une question très riche. "Capable de faire capoter" ? Si l'on prend ce mot de "capable" à la lettre, évidemment, parce qu'il faut l'unanimité des 25 pour adopter cette Constitution. C'est une Constitution au sens politique et non strictement juridique, puisque si elle était une Constitution au sens national du terme, il faudrait une simple majorité pour l'adopter. Or c'est toujours l'unanimité, il faut que tout le monde soit d'accord. Je ne pense pas, cela étant, que la Pologne va exercer son droit d'obstruction ou de veto. Pourquoi ? Les Polonais ont montré à travers l'histoire - cela a d'ailleurs été l'un de leurs avantages avec Solidarnosc, qu'ils savaient résister, qu'ils savaient protester. Ils ont, du reste, emporté de nouvelles conquêtes lors des négociations sur le financement de l'élargissement : ils ont obtenu ce fameux milliard d'euros en plus. Le gouvernement polonais est profondément conscient qu'entrer dans l'Europe, c'est une chance historique. Je pense donc qu'ils ne voteront pas contre la Constitution. Ils vont discuter pied à pied, mais ils ne voteront pas contre. Ces débats vont-ils hypothéquer chez nous la ratification de l'élargissement ? Je ne le pense pas. Chez les Quinze, il n'y a pas de référendum. Les ratifications se feront uniquement par voie législative. En France, le projet de loi va être présenté en novembre au Parlement et je n'ai aucun doute sur l'aboutissement favorable du vote. Enfin, un compromis est-il possible ? C'est le complément de la réponse à la première question. Un compromis sera possible. Nous ne le souhaitons pas mais le texte sera retouché. Il y aura par exemple des discussions sur le calcul de la majorité qualifiée : qui a combien de voix par rapport au voisin ? Ce sera en quelque sorte une discussion de marchands, si je peux m'exprimer ainsi. Sera aussi posée la question des effectifs de la Commission. Il faudra également sans doute apporter des précisions en ce qui concerne le statut du futur ministre des Affaires étrangères européen. Ce poste est une grande innovation par rapport à l'identité politique de l'Europe. Sa description est restée incomplète et cela ne nous gênerait pas, nous Français, que nous soient apportées des précisions. Il y aura peut-être aussi des discussions relatives aux valeurs chrétiennes, à la référence à la religion. Mais tout ceci va être à la fois houleux et constructif et je n'ai pas beaucoup de doutes sur la finalisation des travaux de la CIG en 2004.
Q - La continuité du rapprochement franco-allemand fonctionne très bien en Europe, il y aura d'ailleurs bientôt un Conseil des ministres franco-allemand et en octobre, ce sont les 22 présidents de régions français et les 16 présidents de Länder qui vont se rencontrer à Poitiers. La construction franco-allemande, comme l'ont voulue le Chancelier Schröder et le président Chirac, continue de mieux en mieux avec les échanges de fonctionnaires dans tous les cabinets ?
R - "Le moteur franco-allemand", puisque c'est l'expression la plus usitée, passe à la vitesse supérieure. Pourquoi ? Essentiellement parce que l'Europe élargie est un nouveau contexte mais aussi un nouveau défi. Dans la mission de ces deux pays qui, historiquement, ont fait l'Europe sur la base de leur réconciliation, il y a celle de réussir cet élargissement en forme d'unification du continent.
Q - Et votre homologue prend des cours de français ?
R - Mon homologue prend des cours de français. J'ai pris des cours d'allemand. Pour l'instant, nous nous parlons encore, hélas, dans une langue que je ne nommerai pas. Mais bientôt nous allons pouvoir échanger dans nos langues. En tous les cas, j'espère faire des progrès en allemand, c'est dur "aber das ist sehr schön" !
Q - Danke schön ! Auf Wiedersehen Madame la Ministre !
R - Vielen dank
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 septembre 2003)