Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "La Repubblica" du 12 juillet 2000, sur la volonté française de réussir la Conférence intergouvernementale pendant sa présidence, les problèmes de la majorité qualifiée et de la repondération des voix, l'élargissement et sur les relations de l'Union européenne avec l'Autriche et la Grande-Bretagne.

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Média : La Repubblica - Presse étrangère

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Q - Au début de la présidence française, on a eu l'impression qu'il y avait deux tendances dans la position française sur l'Europe avec la déclaration que le président de la République a faite et ce que des membres du gouvernement ont fait, vous notamment. Cette impression est-elle exacte ?
R - C'est une illusion d'optique, car cela ne porte pas sur le même temps. Tout ce que nous allons faire pendant la Présidence de l'Union a été élaboré en concertation entre le président de la République et le gouvernement, et sera exprimé de façon conjointe et identique.
Q - Sur l'avenir, il peut y avoir différentes positions mais pas sur les réalisations concrètes durant le semestre français ?
R - Comme l'a dit le Premier ministre, le débat à long terme sur l'avenir de l'Europe est un débat démocratique et libre. Il est souhaitable qu'il se développe. Il n'entre pas pour autant dans l'ordre du jour de la Présidence et nous devons en tout état de cause réussir la Conférence intergouvernementale. Car, si les Quinze ne sont pas capables d'aboutir tous ensemble à un accord à Nice, toutes les spéculations sur l'avenir ne reposent que sur du vent.
Q - Sur le débat d'avenir, il y a eu des expressions qui ont provoqué les polémiques ou touché des sensibilités car, par exemple, lorsque le président de la République a parlé d'un groupe pionnier, immédiatement on a dit que ce serait quelque chose d'extérieur à la Commission et donc, un axe franco-allemand, un noyau dur qui excluait le reste. Il y a des réactions dont vous avez certainement eu connaissance ?
R - Le président de la République a lui-même formulé des propositions. Pour autant, ce n'est ni à l'Allemagne ni à la France de décider seules. Dans le débat qui s'est engagé, il y a des propositions qui concernent l'ensemble de l'Union et d'autres, qui privilégient l'idée d'un groupe moteur, noyau dur, groupe pionnier...
Q - Aujourd'hui, le président du Conseil italien dit d'accord pour le noyau dur, mais sans la Grande-Bretagne c'est impossible.
R - Je pense qu'il est en effet impossible d'exclure a priori un pays. Qu'il s'agisse de noyau dur ou de groupe d'avant-garde, il faut répondre à la question que j'ai posée en réagissant au discours de Joschka Fischer : Qui constitue ce groupe ? Ce débat doit se poursuivre et il faudra encore du temps pour que tout cela se décante.
Q - Croyez-vous que le concept de l'Etat-nation, qui est resté fort, résistera ?
R - Il s'est déjà beaucoup modifié. Les Etats ne fonctionnent plus comme avant, ils se sont modernisés, ouverts, décentralisés, ils ont appris à travailler ensemble, ils exercent en Europe leur souveraineté en commun dans le cadre de traités... il y a donc eu une évolution très considérable. Les nations elles-mêmes ont évolué. L'Etat-nation, qui est au croisement de ces deux notions, n'est plus le même. Il n'empêche qu'il reste une réalité profonde. On ne peut pas dire en effet qu'il y ait aujourd'hui un peuple européen qui se soit substitué aux peuples français, allemand, italien, etc... Joschka Fischer le reconnaît. Il faut donc combiner la vision d'avenir et le réalisme et c'est d'ailleurs pour cela que l'on ne peut pas plaquer sur la réalité européenne un schéma fédéral classique. La situation de l'Europe n'a aucune espèce de rapport avec celle des Etats-Unis, à leurs origines. Par contre, il faut creuser la piste de la "fédération d'Etats-nations".
Q - Sur un plan concret, sur le semestre français, quels sont les sujets, les réalisations, sur lesquels on pourra juger du succès de la présidence française ?
R - S'il n'y avait pas cette échéance institutionnelle, nous aurions surtout mis au premier plan ce qui relève de " l'Europe des citoyens ", et de la croissance et de l'emploi. C'est le souci premier du gouvernement français. Mais, de fait, c'est maintenant, et pas plus tard, qu'il faut réussir la réforme institutionnelle, celle qui a échoué en 1996/97.
Q - En vue de l'élargissement ?
R - Pas seulement. Même s'il n'y avait pas l'élargissement, il faudrait améliorer le fonctionnement des institutions car elles sont en train de se gripper. A fortiori lorsqu'on passe de quinze à vingt-sept et potentiellement plus.
Q - Parmi les questions, restent celles de la majorité qualifiée et de la repondération des voix ?
R - I1 faut étendre autant que possible la majorité qualifiée, ce qui pour nous est lié à la repondération substantielle des voix au profit des pays les plus peuplés.
Q - Là il y aura une opposition tenace des petits pays ?
R - Peut-être. Sur chaque point il y a des désaccords et des résistances mais il faudra bien trouver une solution quand même, dans l'intérêt de l'Union toute entière. Je ne pense pas qu'il puisse y avoir un problème de nature à bloquer l'ensemble. De toute façon, la repondération est une nécessité : aujourd'hui, il y a un rapport de un à cinq dans les droits de vote entre les Etats-membres et un rapport de 1 à 200 dans la démographie. Ce n'est pas tenable avec le grand élargissement.
Q - Durant les deux septennats de M. Mitterrand, vous avez été au centre de la politique française et européenne. Qu'est-ce qui a changé sur le plan des leaders, sur l'élan des hommes politiques européens vis-à-vis de l'Europe par rapport à l'époque d'Helmut Kohl ?
R - Beaucoup de choses ont changé. D'abord, il y a eu un changement qualitatif lorsque nous sommes passés de 12 à 15, comme si d'une communauté nous devenions une organisation internationale comme les autres. Je ne peux pas le démontrer, mais je constate que les équilibres sont moins nets, les leadership moins clairs, qu'il est plus difficile d'élaborer un consensus.
Q - C'est la normalité probablement.
R - C'est vrai que l'esprit des origines s'éloigne, et les nouveaux dirigeants qui arrivent n'ont pas la même vision, la même motivation. L'Europe a eu des succès énormes, la décision de l'euro a été une réussite historique. Il y a peut-être eu une sorte de temps de répit, comme si l'Europe reprenait ses forces avant d'aller plus loin. Maintenant l'élan revient.
Q - Concernant l'Autriche, quelques mois ont passé depuis les élections et la formation du gouvernement autrichien, pensez-vous que les décisions européennes vis-à-vis de l'Autriche étaient pondérées, bien calculées et ont donné un certain effet ?
R - Je pense que cette réaction collective était justifiée et nécessaire. Dans l'Europe d'aujourd'hui, l'utilisation démagogique de sentiments d'inquiétude ou de xénophobie ne peut être acceptée. Je crois que ce qui a été fait a eu des résultats, ainsi le texte qui a été signé par les deux partis de la coalition à la demande du président Klestil n'aurait jamais existé si le reste de l'Europe n'avait pas réagi. Je pense aussi que le comportement du gouvernement de Vienne depuis en a tenu compte.
Q - On a parlé à plusieurs reprises de la possibilité que cela se produise en Italie, aux prochaines élections avec l'entrée de M. Bossi au travers duquel certains voient des traces haideriennes. Cela poserait-il un problème pour les autres pays de la Communauté ?
R - D abord il ne s'agit que d'une hypothèse et de toute façon, les deux situations ne seraient pas comparables.
Q - Sur le plan de la défense, c'est un chapitre qui tient à cur à la France. Lorsqu'il y a eu une récente polémique, on a dit que l'Allemagne avait renoncé au mark et la France a récupéré une large partie de sa souveraineté monétaire avec l'euro mais, sur le plan de la défense, la France n'a pas renoncé à sa force nucléaire qui serait le pendant de la renonciation du mark par les Allemands. Qu'en pensez-vous ?
R - C'est une fausse symétrie. De son côté, la France a renoncé au franc alors que le franc était redevenue une monnaie forte, grâce à la politique économique menée depuis 1983. On ne peut pas dire que seule l'Allemagne a accepté un renoncement. Comme nous, l'Allemagne exerce maintenant sa souveraineté monétaire en commun avec ses partenaires dans la zone euro, et elle l'a fait car elle a été finalement convaincue que l'euro serait une grande monnaie mondiale. L'un des grands mérites historiques du chancelier Kohl est d'avoir voulu cela. L'arme nucléaire, elle, est une garantie ultime de survie. Pour que la crédibilité de la dissuasion soit assurée, il faut qu'il y ait un "dissuadeur" unique qui puisse affirmer de façon convainquante " si vous menacez mon pays dans ses intérêts vitaux, vous vous exposez à votre tour à un risque vital ". La paix est garantie par ce mécanisme. Pour que cette posture soit transposable au niveau européen, il faut que le "dissuadeur" soit crédible et donc qu'il parle au nom d'un peuple européen unique. Peut-être qu'un jour, la question se posera en ces termes, mais ce n'est pas la situation d'aujourd'hui.
Donc, ni la France ni la Grande Bretagne ne se sont inscrits dans cette logique. Cela n'a pas empêché la France ni la Grande Bretagne de rapprocher leurs positions en matière de défense européenne : nous avons assoupli notre position sur l'OTAN, la Grande-Bretagne a assoupli la sienne sur l'Union européenne, nous avons pu nous rejoindre, définir une voie de progrès sur laquelle les autres Européens se sont, pour l'essentiel, trouvés d'accord, notamment l'Italie et l'Allemagne, et c'est ce qui permet aujourd'hui à tout le monde d'avancer.
Q - A propos de la Grande-Bretagne, voyez-vous des changements, son entrée dans l'euro, M. Blair vous semble-t-il beaucoup plus proche de l'Union ?
R - La Grande-Bretagne est devenue une composante essentielle de l'Union européenne. Je suis certain des convictions européennes de Tony Blair. Certes, il doit compter avec les réticences de l'opinion publique britannique vis-à-vis de l'euro, mais je pense que ses arguments finiront par l'emporter. Je comprends le souci de la Grande-Bretagne, aujourd'hui, d'être partie prenante des avant-gardes, quelles que soient leurs appellations. Nous n'avons plus affaire à la Grande-Bretagne de Mme Thatcher. De même que pour moi, s'il doit y avoir, sous une forme ou sous une autre, un groupe moteur, il est inconcevable sans l'Italie.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 août 2000)