Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, Dominique de Villepin, bonsoir.
R - Bonsoir.
Q - Je vous remercie d'être sur Europe 1, au Grand Rendez-Vous, à peine descendu d'avion. Vous venez, en effet, de rentrer de New York. Une semaine de rencontres tout azimut aux Nations unies permet sans doute de comprendre où en est le monde, où il va, plus près sans doute de la guerre que de la paix, ce qu'il demande, et comment des Etats sont en train de se rebeller, de se rassembler contre ce qui est, ou ce qui fut, l'hyper-puissance des Etats-Unis. Dès votre retour en France, vous avez dû constater que se développent deux débats : l'un, lancinant, récurrent, à la mode, sur le déclin et l'effacement de la France, l'autre sur l'avenir du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, et de son gouvernement, attaqué, affaibli, sur la défensive. Cela va-t-il aussi mal ? Le seul choix est-il aujourd'hui de baisser les bras et d'abdiquer ?
A New York, les présidents Bush et Chirac se sont rencontrés. Nous avons noté, en regardant toutes les images, pas longtemps, 45 minutes. Vous y étiez, vous assistiez à cet entretien. Pourquoi cette impression qu'ils n'ont plus grand chose à se dire et qu'entre les deux, c'est aussi glacial que l'Alaska ?
R - C'est une définition, une présentation, que je ne reconnais pas. J'étais à l'entretien et je peux vous dire que l'entretien a été nourri et amical. Nous avons, entre Américains et Français, beaucoup de choses à nous dire car le monde va mal. Evidemment, il faut unir nos forces pour essayer de trouver des solutions face à ces grands défis du monde. Ce changement du monde ne s'est pas produit en un jour, c'est le résultat de nombreuses années mais plus que jamais nous avons besoin de l'unité de la communauté internationale et la France est au rendez-vous.
Q - Est-ce que George Bush vous a convaincus, le président Chirac et vous, qu'il a raison sur l'avenir de l'Irak ?
R - Sur la scène internationale aujourd'hui, la question n'est pas de savoir qui a raison ou qui a tort, qui donnera une leçon à l'un ou pas.
Q - Sans donner de leçon, qu'est ce qui a évolué d'abord chez eux et puis chez nous, pendant cette semaine aux Nations unies ?
R - Il y a une réalité qui s'impose à tout le monde. Cette réalité est la situation de l'Irak. Il faut regarder les choses en face, la situation n'est pas bonne, elle est même mauvaise. Il y a une spirale, un engrenage de la violence et du terrorisme et il faut tout faire pour empêcher cela. La grande question est : comment faire ? Notre conviction, c'est que tout passe par un changement d'approche. On pourrait bien sûr céder à une tentation sécuritaire, augmenter encore davantage le nombre de troupes sur le terrain, apporter plus d'argent. Nous ne pensons pas que cela puisse être la solution. Nous pensons que la solution réside dans un transfert de souveraineté. Cela paraît un grand mot mais c'est un mot très important.
Q - L'Irak aux Irakiens. Mais sont-ils prêts à accueillir, ceux des Irakiens qui ont été désignés et qui n'ont pas tellement de légitimité puisque désignés par la puissance qui les occupe, pour être la base, le noyau de l'avenir politique de l'Irak ?
R - Il faut créer les conditions pour que cela soit possible. Justement, et c'est là où la France est en proposition, nous disons, aujourd'hui, en Irak, nous avons un Conseil de gouvernement et nous avons un Conseil des ministres. Il y a, à chaque fois, 25 Irakiens. Essayons, à travers un processus, de fabriquer, à partir de ces deux enceintes, un gouvernement provisoire bien sûr, mais qui sera dépositaire de façon intérimaire de la souveraineté jusqu'à ce que des élections puissent se tenir et qu'un véritable gouvernement élu puisse se présenter.
Q - Cela, c'est l'idéal ?
R - Non, ce n'est pas l'idéal.
Q - En combien de temps ? Quel est votre calendrier ?
R - Cela peut se faire dans un délai très court. Cela pourrait se faire d'ici à la fin de l'année. C'est comme cela que nous avons procédé en Afghanistan. Je crois qu'il faut insister sur la très grande importance de la souveraineté. Comment faire en sorte de stabiliser l'Irak si les Irakiens n'ont pas le sentiment d'être maîtres de leur destin ? Aujourd'hui, on voit une résistance s'organiser, on voit des mouvements se constituer, qui sont extrêmement divers. Il y a, à la fois, des résidus, des éléments du parti Baas, des groupes nationalistes. Il y a, en même temps, le facteur islamique et le facteur terroriste qui jouent. Tout cela ressemble un petit peu - et c'est l'image d'un expert de l'Irak - qui me paraît bonne, à une roue dont le centre serait le régime d'occupation. Aujourd'hui, dans ce cercle, dans cette roue, tous les rayons se construisent et se définissent contre le régime d'occupation américain et britannique constitué par les forces de la coalition. Faisons en sorte que le centre de la roue ne soit plus le régime d'occupation mais bien la souveraineté irakienne, les Irakiens eux-mêmes et on peut espérer ainsi changer la dynamique à la place d'un cercle vicieux, comme celui que l'on voit actuellement, avoir un cercle vertueux et à partir de là, la reconstruction deviendra possible.
Q - Sinon, c'est la décomposition de l'Irak qui continue ?
R - On voit bien que les dangers qui guettent en Irak, c'est à la fois la "libanisation", c'est-à-dire des groupes ou des communautés les unes contres les autres. Cela peut même être la "somalisation", c'est-à-dire la division, la partition du pays. Quand s'est posée la question de la guerre et de la paix, l'élément sécurité était évidemment au coeur du débat. Il y avait l'argument terroriste, le lien qui existerait entre Saddam Hussein et Al Qaïda. Nous avons pensé, et l'ensemble des services de renseignements de l'époque le disait, qu'il n'y avait pas de lien entre les deux. Aujourd'hui, on voit que le terrorisme est partout en Irak. Le deuxième argument, c'était les armes de destruction massive. Elles n'ont toujours pas été trouvées. Le troisième argument de sécurité, c'était le remodelage de la région, l'idée que la paix serait plus facile au Moyen-Orient, en particulier avec Israël et qu'à partir de là, la stabilité de la région s'en trouverait accrue. C'est exactement l'inverse qui s'est produit.
Q - Donc les Américains ont tout faux ?
R - Les Américains, chemin faisant, se sont appuyés sur un autre argument. Il se trouve que nous partageons évidemment cet objectif qui était l'idée que, débarrassés du régime de Saddam Hussein, les Irakiens retrouveraient véritablement un régime.
Q - On va voir, Dominique de Villepin, comment agir justement pour essayer d'enclencher quelque chose comme un processus de paix.
Cette analyse française, avez-vous le sentiment qu'elle est aujourd'hui mieux comprise, mieux admise, ou tout simplement, un petit peu mieux entendue par Washington et par le président Bush ? Parce que c'est un peu humiliant pour eux de reconnaître qu'il y a de la vérité dans l'analyse que vous développez.
R - Je crois que cela participe d'un monde qui est un monde dangereux qui possède à la fois des dangers et de très grands atouts. Depuis la chute du Mur de Berlin, nous n'avons plus deux blocs qui s'opposent l'un à l'autre mais il y a, c'est vrai, une réalité, un vide qui se crée et qui doit nous obliger en permanence à la vigilance et à la mobilisation de la communauté internationale. Nous devons être attentifs. Je crois que les Américains comprennent. La question est de savoir comment nous pouvons tirer ensemble des conclusions permettant de restaurer la stabilité de l'Irak. Colin Powell a fait une avancée puisqu'il a proposé une Constitution dans un délai de six mois. En Afghanistan, la Constitution n'a toujours pas été réalisée et, pourtant, il y a un gouvernement légitime, le gouvernement de M. Karzaï, qui existe. Nous pensons donc que, plutôt que d'attendre, mois après mois, voire année après année, il convient de prendre tout de suite la mesure de la situation et de faire en sorte que cette souveraineté puisse être déléguée aux Irakiens car c'est la seule façon d'inverser la tendance.
Q - Essayons d'être encore plus précis et concrets. Au cours du voyage à New York, la France - le président de la République et vous - a promis de ne pas jouer du droit de veto de la France pour la prochaine résolution sur l'Irak que l'Amérique va présenter. Colin Powell a dit, aujourd'hui, dans deux ou trois jours. Est-ce que pour autant la France la votera ?
R - Nous verrons bien.
Q - L'hypothèse existe ?
R - La résolution n'a pas été encore déposée. Nous verrons le texte de la résolution. Colin Powell a dit cet après-midi qu'elle devrait être déposée d'ici deux jours. Nous verrons si ce texte prend en compte les aspirations françaises comme les aspirations d'une très large partie de la communauté internationale.
Q - Pas de blanc-seing autrement dit ?
R - A quoi doit servir cette résolution ? Si cette résolution, c'est simplement une énième résolution qui n'a pas vocation à changer la réalité des choses sur le terrain, elle sera votée mais elle ne modifiera pas les données. Ce que nous voulons, c'est une résolution qui permette à la communauté internationale de reconstruire l'Irak et c'est pour cela que nous faisons des propositions. Quelles sont ces propositions ? D'abord un transfert rapide de souveraineté dans un délai très court. Pour nous, les Irakiens dépositaires de la souveraineté, c'est le point de départ.
Q - Quels Irakiens ?
R - A partir du Conseil de gouvernement et du Conseil des ministres, en élargissant, et c'est là où l'ONU peut jouer un rôle central. L'ONU, dans ce processus de souveraineté, comme dans le processus de responsabilité, peut jouer tout son rôle en essayant de définir la légitimité idéale et notamment en élargissant éventuellement le nombre des responsables, les représentants des forces irakiennes à l'intérieur de ce futur gouvernement provisoire.
Q - Si on demande non seulement une aide financière, mais aussi matérielle, la France est-elle prête à y participer ? Si on a besoin que l'on participe au fardeau militaire, est-ce qu'on dit oui ? On voit que George Bush à envoyer en Irak un renfort, 10 000 hommes de la garde nationale. Est-ce que, si on vous demande des soldats, la France les envoie ?
R - Il faut faire les choses dans l'ordre. Il faut d'abord restaurer un minimum de sécurité en Irak qui crée les conditions de la reconstruction et donc de la participation de la communauté internationale. C'est cela l'enjeu de la résolution.
Beaucoup de pays disent : nous sommes prêts à participer à la reconstruction mais pour cela nous voulons plus de sécurité. Commençons donc par le début. Ce transfert de souveraineté nous paraît être l'élément premier. A partir de là, nous sommes réalistes. Nous voyons bien les difficultés d'un véritable transfert. Nous pensons que les responsabilités doivent être, elles, graduellement, progressivement transmises de l'actuelle administration américaine de la coalition vers les autorités irakiennes.
Q - Vous ne m'avez pas répondu sur les militaires.
R - Tout simplement parce que la question ne se pose pas aujourd'hui.
Q - Mais si elle se pose ? Et si les Américains, dans leur résolution, font une ouverture, à ce moment-là on peut imaginer que ce n'est pas impossible ? Oui ou non ?
R - Nous avons répondu, avec les Allemands, que nous étions prêts à participer à une coopération militaire pour la formation de l'armée et de la police irakiennes. Nous sommes logiques, nous sommes dans la continuité de notre raisonnement.
Q - Comme nous l'avons fait en Afghanistan ?
R - Oui, tout à fait, parce que nous pensons que les Irakiens sont mieux placés pour prendre en mains leur destin. Quand nous écoutons d'ailleurs les représentants du Conseil de gouvernement irakien, c'est dans ce sens qu'ils réfléchissent en préconisant, par exemple, que la sécurité intérieure soit davantage assurée par les Irakiens eux-mêmes. C'est pour vous dire qu'il faut véritablement regarder l'architecture globale et ne pas se contenter de mettre des rustines sur un système qui aujourd'hui marche mal et que nous pérenniserions alors même qu'il convient véritablement de remettre les choses en marche.
Q - Est-ce que la France peut toujours compter sur les Allemands et sur les Russes dont elle était si proche jusqu'à il y a quelques semaines, dans l'analyse de conflit, d'autant plus qu'on est en train de leur faire des "mamours". On reçoit M. Poutine dans le ranch de M. Bush.
R - Vous voulez une réponse brève, ma réponse est oui. Le président Chirac a rencontré le président Poutine et le chancelier Schröder. La réponse est oui.
Q - Ils sont des alliés solides, c'est ce que vous voulez dire ?
R - Nous partageons la même approche sur le dossier irakien comme sur beaucoup d'autres dossiers et sur toutes ces questions, il y a évidemment une très forte convergence de vue.
Q - Dans l'idéal, dans combien de temps les troupes étrangères quitteraient l'Irak ?
R - Nous pensons que le délai doit bien sûr être court. Il est difficile de parler d'un délai précis mais je pense que c'est une question de mois. Nous avions pensé que dans un délai de six à neuf mois, le transfert de responsabilités devrait être complet. Je crois qu'il faut effectivement prévoir un échéancier. Si nous voulons être crédibles auprès des Irakiens, si nous voulons les inciter à prendre en main leurs affaires, il faut les mobiliser, il faut les responsabiliser. Aujourd'hui, tout se passe en Irak comme si un grand nombre d'Irakiens assistaient en spectateurs de ce qui est en train de se passer. Ce n'est de l'intérêt de personne.
Q - D'autant plus qu'il y a de plus en plus de signes de la présence du parti Baas et de Saddam Hussein. A ce propos, il se cache, Saddam Hussein, il est vivant. Ses deux fils, on sait dans quelles conditions ils ont été abattus. Si Saddam Hussein était repéré ou localisé, est-ce que, pour vous, il faut l'abattre ou l'arrêter et le juger ?
R - Vous avez le goût de la science fiction. C'est évidemment une question qui ne se pose pas dans ces termes-là.
Q - Avec les Américains ?
R - En tout cas pour la communauté internationale. Il y a des règles au sein de la communauté internationale et il importe de respecter ces règles dans toutes circonstances.
Q - C'est-à-dire ?
R - C'est-à-dire d'être respectueux et, dans la mesure du possible, de capturer un prisonnier vivant.
Q - C'est-à-dire de l'arrêter et de le juger ?
R - Absolument.
Q - Vous venez de passer une semaine à New York. C'est un concentré de diplomatie. Combien de gens avez-vous rencontrés ? Vous avez compté ?
R - Un très grand nombre d'homologues, ministres des Affaires étrangères, et de chefs d'Etat.
Q - Une cinquantaine ?
R - Il y a un peu moins de 200 Etats représentés à l'ONU, cela fait effectivement beaucoup de monde.
Q - Cela sert à quelque chose ?
R - C'est très utile parce que cela permet de traiter et d'aborder toutes les grandes questions du monde. Il y a une grande question cette année qui est à l'ordre du jour internationale, la réforme des Nations unies. Nous voyons tous à quel point nous avons besoin d'un grand système moderne, efficace. Une des grandes leçons que nous pouvons tirer des derniers mois c'est, alors que l'on condamnait les Nations unies comme mortes, épuisées, sur le bord du chemin, de voir qu'elles sont au coeur de la vie internationale.
Q - On a le sentiment vu d'ici en lisant ce qui vient de là-bas, à travers toute la presse française, internationale, que, comme vous dites "le monde n'est plus ce qu'il était etc..." mais surtout qu'il y a trois, quatre pays dont on voit le nom qui réapparaît sans arrêt, le Brésil, l'Inde, l'Afrique du sud, la Chine bien sûr, ailleurs, puisqu'elle est déjà aux Nations unies, et qui ont envie de se faire entendre, qui ont envie depuis Cancun, qui se manifestent, qui vont se manifester cette semaine à Tokyo, qui se sont manifestés à Dubaï. Est-ce que l'on sent que certains des pays refusent maintenant ou l'unilatéralisme américain ou le sentiment de l'hyper-puissance ou le monde tel qu'il était ?
R - Le monde s'organise et c'est une bonne nouvelle pour le monde. On le voit bien effectivement à travers les négociations de Cancun, à travers une solidarité économique qui s'est exprimée, notamment du groupe des 22 pays menés par le Brésil, par l'Inde, par l'Afrique du sud. Mais il y a aussi, et c'est important, une solidarité politique. Et la crise irakienne a été particulièrement révélatrice de cette volonté du sud, de prendre en main ses responsabilités. Le club des pays non alignés au Conseil de sécurité dont on a souvent parlé à cette époque, le Chili, le Mexique, le Cameroun, la Guinée et d'autres, tout le Pakistan, tous ces Etats voulaient affirmer clairement leur voix et leur façon de voir le monde. Et c'est pour cela, que nous avons multiplié les passerelles, les dialogues avec ces Etats, parce que nous pensons que le monde gagnera à être mieux organisé, mieux structuré, à davantage prendre en compte le point de vue de l'ensemble de ces Etats.
Un autre élément intéressant. Lors des réunions du Conseil de sécurité des derniers mois, un certain nombre de grands Etats du sud, c'était vrai du Brésil, c'était vrai en particulier de l'Afrique du sud, ont clairement dit "les Etats du continent qui nous représentent au Conseil de sécurité doivent exprimer les positions du continent". Cette organisation du monde, cette structuration régionale, cette structuration par les préoccupations du sud est un élément important, parce que dans toutes les régions, où l'on voit que des organisations régionales s'affirment, le monde est plus stable. Et c'est ce que nous souhaitons notamment demain pour le Moyen-Orient. Plus le Moyen-Orient s'affirmera, plus le monde se structurera de façon pacifique.
Q - Mais vous dites la stabilité. Aujourd'hui on a une impression de désordre. Est-ce que vous, personnellement, et le président français, vous n'êtes pas aussi un peu responsables de cette envie d'un certain nombre de pays de se faire entendre davantage quand vous alliez, juste avant la guerre, vous faire entendre aux Nations unies avec le discours. Au passage, quand vous avez été applaudi, qu'avez-vous ressenti ?
R - Beaucoup d'émotion. Mais je l'ai compris un peu plus tard parce qu'avec la traduction, les applaudissements se sont déclenchés un peu plus tard et c'est Kofi Annan qui m'a expliqué que les applaudissements n'étaient pas quelque chose d'habituel. Je l'ai découvert.
Q - Vous pensiez qu'on applaudissait quelqu'un d'autre, non ?
R - Non. La vérité, c'est que j'étais davantage dans ce qui se passait à ce moment-là au Conseil de sécurité et qui était important pour toute la communauté internationale.
Q - Quand je dis que vous êtes responsable, on entend, même parfois dans votre majorité, en France et dans certains pays, on dit que la France en fait trop, en a trop fait justement pour provoquer aussi l'émergence de pays qui font entendre leur voix et qui menacent la stabilité ?
R - Ceux qui disent cela oublient une des très grandes réalités du monde. C'est que la puissance dans le monde a changé de nature. Pendant longtemps, on mesurait la puissance d'un pays uniquement à sa capacité technologique, économique ou militaire. Aujourd'hui, il y a un facteur nouveau sur la scène internationale qui est l'élément d'identité. C'est cette variable culturelle, cette variable religieuse qui fait qu'un pays aussi, que les pays aussi veulent s'exprimer, veulent être entendus, veulent qu'on reconnaisse leur personnalité. Il y a bien longtemps que cet élément-là est au cur de la diplomatie française. Le président de la République a toujours insisté sur ce dialogue des cultures. Parce qu'aujourd'hui, si l'on veut éviter les incompréhensions, les frustrations, les guerres, les coupures dans le monde, les désordres, il faut faire un pas en avant vers ces Etats. Et c'est tout le sens du réengagement de la France en Afrique, de l'engagement de la France auprès des pays du sud. Vous savez à quel point nous avons plaidé dans toutes les grandes enceintes multilatérales pour que la solidarité entre le Nord et le Sud, s'exprime plus largement. Il y a là un grand débat qu'il nous faut mener. D'autant que, ayons conscience de cela, la plupart des pays du monde échappe aujourd'hui à la capacité, soit d'une puissance, soit des grands Etats du Nord. Prenons les problèmes d'environnement. Prenons les problèmes de justice et de la Cour pénale internationale. Tous ces problèmes-là sont au-delà de nos simples capacités. Nous avons besoin des Nations unies et c'est pour cela que la réforme des Nations unies est si importante. Une meilleure représentation au Conseil de sécurité, une meilleure représentation dans les institutions financières internationales. Il est normal que ces Etats aient leurs voix, aient leurs mots et participent pleinement à la démocratie mondiale. C'est une nécessité. Beaucoup voudraient s'abriter sur un unitaléralisme. Nous pensons que la démocratie mondiale donne les meilleures garanties de la...
Q - Et un jour, peut-être, un Parlement mondial pour que les citoyens disent un peu leurs voix venant de tous les pays. Cela est autre chose... ?
Q - S'agissant du Proche-Orient, quel regard vous portez aujourd'hui sur la situation au Proche-Orient. C'est un mot que vous n'aimez pas du tout mais on a l'impression que c'est le fatalisme qui prévaut, c'est comme cela. Il n'y a pas grand chose à faire sinon peut-être, pour certains, demander le départ d'Arafat ?
R - Non. Et c'est un peu le sentiment que j'ai eu dans beaucoup de mes conversations aux Nations unies, sentiment d'impasse, sentiment d'inquiétude et de désespoir. Je crois qu'il ne faut pas se résigner. Car il faut bien comprendre, que si nous ne faisons rien au Proche-Orient, outre le fait que le dossier du Proche-Orient est lié à la situation générale du Moyen-Orient et notamment la situation irakienne, si nous ne faisons rien, cela ne sera pas le statu quo. Les choses ne resteront pas en l'état. Elles se dégraderont considérablement. Et la situation peu être bien pire que celle que nous connaissons aujourd'hui. Engrenage du terrorisme, engrenage de la guerre.
Q - Il va y avoir des élections présidentielles en 2004 aux Etats-Unis. On a l'impression que tout va rester paralysé, figé jusqu'en 2005 ?
R - Mais nous ne pouvons pas nous le permettre. Et nous ne sommes pas sans capacité. Premier élément : relancer la feuille de route. On a mis beaucoup de temps à définir une feuille de route entre les différentes parties, qui permet véritablement de s'entendre sur un chemin. Quand les choses sont difficiles, il faut accélérer, passer d'une phase à une autre. Nous avons plaidé depuis plusieurs mois dans le sens d'une conférence internationale. Nous pensons qu'il faut un électrochoc pour cette région pour changer la donne.
Q - C'est-à-dire quoi ?
R - La Conférence internationale par exemple. Faire en sorte que cesse la guerre des préalables. Chacun se situe dans la position de dire que l'autre fasse le premier geste le premier. Sortons de cette impasse. Donc, accélérer les procédures. Je crois qu'il faut d'ailleurs avoir des alternatives. Et il y a beaucoup d'autres modalités possibles, par exemple, le déploiement d'une force d'interposition dans la région. Par exemple, accélérer le processus de souveraineté du côté palestinien, si cela peut permettre de débloquer les choses.
Q - Qu'est-ce qu'on fait du mur ou de ce que les Israéliens appellent la clôture de sécurité ?
R - La sécurité est un argument légitime et chacun comprend bien que les Israéliens puissent assurer leur sécurité.
Q - Mais c'est un principe le mur ?
R - Mais le mur, sur le plan des principes, ne correspond pas à notre époque, bien évidemment et, par ailleurs, son tracé conviendrait à figer les choses de façon inacceptable puisque la communauté internationale s'entend pour créer un Etat palestinien sur la base des frontières de 1976.
Q - Un mot sur Yasser Arafat. C'est un interlocuteur valable ou, pour être un peu provocateur, un gêneur, aujourd'hui ?
R - Mais Yasser Arafat est là. Il est le président, il est l'autorité légitime palestinienne. Je crois que cette tentation de cristalliser, de personnaliser les débats internationaux, c'est une erreur. Pensons à la paix. Agissons dans le sens de la paix et les choses alors avanceront. Tant que nous mettons des préalables, tant que nous dicterons celui qui doit être l'interlocuteur, eh bien, évidemment, les choses seront...
Q - Vraiment, vous êtes un optimiste, Dominique de Villepin ?
R - C'est parce que je suis un inquiet par tempérament que je crois aux vertus de l'action. Imaginez ce que sera le Proche Orient si les choses ne bougent pas au cours des prochains mois ? Croyez-vous que nous pouvons nous offrir le luxe de ne rien faire ?
Q - Voici la grande semaine pour l'Europe. Là on revient au ministre des Affaires étrangères. Un de ces rendez-vous avec l'histoire et qu'elle ne doit pas manquer. Les gouvernements vont se prononcer sur le projet Giscard d'Estaing sur la constitution de l'Europe. C'est un projet qui est controversé, combattu par un certain nombre des dix nouveaux entrants, la Pologne et d'autres. Est-ce que la France veut garder ce projet tel qu'il est ? Le supprimer ? Le corriger ?
R - Je crois, et tous les Européens en conviennent, que le projet de Constitution qui a été défini par la Convention et avec le soutien et le concours actif du président Giscard d'Estaing est un bon projet. Ce qu'il convient maintenant c'est de clarifier, de préciser un certain nombre des difficultés qui peuvent se poser encore sur quelques points : la tâche du ministre des Affaires étrangères, préciser le fonctionnement, et la tâche du président du Conseil. Il y a un certain nombre de points à préciser. Faut-il tout remettre sur la table ? Je crois que ce serait une immense erreur. Ce serait prendre le risque de repartir pour de longs mois, voire des années. Ce n'est évidemment pas l'intérêt de l'Europe. A partir de là, il faut donc que la négociation s'engage, vous l'avez dit, dès la fin de la semaine prochaine, c'est le lancement de cette Conférence intergouvernementale. Il y a l'espoir de pouvoir terminer d'ici la fin de l'année. Nous le souhaitons. Car je crois qu'il y a un équilibre qui a été trouvé. Si nous pouvons amender, corriger, compléter, très bien. Ne prenons pas le risque de nous diviser sur ce projet de Constitution.
Q - Est-ce que vous êtes favorable, vous personnellement, à un référendum sur l'Europe ?
R - C'est une décision qui appartient au président de la République.
Q - Oui, il va consulter etc... mais son ministre des Affaires étrangères s'il vous pose la question ?
R - Evidemment, je ne verrais que des avantages à ce qu'un référendum puisse être retenu mais, une fois de plus, c'est la décision souveraine du président de la République.
Q - Sur l'Europe. Est-ce que, pour reprendre le titre d'un livre qui vient de sortir en librairie, est-ce qu'il n'y a pas un risque pour la France de faire preuve d'arrogance. En Europe, certains, et notamment certains petits pays, considèrent que la France parle haut et fort. C'est un peu contradictoire avec d'autres livres parus. Vous êtes entre le déclin, l'effacement et l'arrogance. Cocorico ?
R - Ce sont les mêmes. Les mêmes parlent de déclin et en même temps d'arrogance. On se demande si la France idéale, pour un certain nombre d'entre eux, ce ne serait pas un pays qui aurait un sac de cendres sur la tête et qui s'excuserait d'exister. Ce n'est pas l'idée que je me fais de la France. Je crois d'ailleurs que ce n'est pas l'idée que se font les peuples du monde et que se fait la majorité des Etats de la planète. Nous avons vocation et nous avons même le devoir de dire un certain nombre de choses, fixer un certain nombre de caps et c'est bien ce que nous faisons en Europe. J'aimerais insister sur le rôle qui a été celui de la France, en liaison avec nos amis allemands, depuis maintenant un peu plus d'un an, pour relancer l'Europe. C'est grâce au moteur franco-allemand que nous avons pu lancer la réforme institutionnelle. C'est grâce au moteur franco-allemand que nous avons pu faire des propositions dans le domaine de l'agriculture. Je crois qu'il y a là, et il faut en avoir conscience, une dimension indispensable.
Q - Il y a là le devoir de la France d'être leader avec les Allemands ?
R - Il y a le devoir pour la France, avec les Allemands, d'être aux avant-postes. Bien évidemment il faut y être en concertation.
Q - Sans arrogance ?
R - Mais sans aucune arrogance. Je crois d'ailleurs que, si l'on devait qualifier la diplomatie française depuis un certain nombre de mois, j'emploierai plus le mot "retenue" qu'arrogance.
Q - Et ceux qui vous disent Tony Blair, la stratégie de Tony Blair qui entre parenthèse vient de dire "je ne regrette rien" parce qu'il est menacé dans son propre parti, les Travaillistes.
R - Mais nous voulons travailler avec les Britanniques, bien sûr. Le récent sommet qui s'est tenu entre M. Gerhard Schröder, M. Tony Blair et M. Jacques Chirac marque bien cette volonté d'avancer et d'avancer sur les institutions, d'avancer sur la défense européenne. C'est un sujet où nous avons fait de grands progrès. Pour la première fois, nous avons eu des interventions des pays européens autonomes qui s'agissent de la Macédoine, du Congo en Iturie. Ce sont des pas en avant très importants et la France y prend toute sa part.
Q - Dominique de Villepin vous devriez venir plus souvent vous expliquer sur la politique étrangère et la diplomatie, parce qu'on vous précipite, on vous bouscule. Il y a la Côte d'Ivoire. Il y a eu de nouveaux soubresauts, de nouvelles violences. Est-ce que la zone contrôlée par l'armée française doit à nouveau et va à nouveau s'étendre ?
R - Tout ce que nous faisons en Côte d'Ivoire, nous le faisons en liaison avec les autorités ivoiriennes et l'ensemble des forces ivoiriennes. C'est tout l'esprit des accords de Marcoussis, vous vous rappelez, qui ont été signés l'année dernière. A partir de là, se pose toujours la question de la sécurité du territoire ivoirien. Nous avons pris des dispositions pour élargir notre capacité sur ce territoire, dans l'ouest du pays. Se pose la question aujourd'hui dans le nord. Nous allons, bien sûr, évoquer cette question avec les autorités ivoiriennes. Ce que nous ferons, nous le ferons en liaison avec ces autorités.
Q - Il faut envoyer des soldats encore, en plus ?
R - Non, je crois que nous avons un dispositif qui est déjà important. Ce dispositif est complété par la présence de troupes de la CEDEAO. Ce que nous avons demandé aux Nations unies, c'est de faire en sorte que l'engagement des Nations unies, par le biais de forces de maintien de la paix, puisse s'accroître. Vous savez qu'il va y avoir le déploiement d'une force de 15.000 hommes au Liberia. Il y a plus de 10.000 hommes actuellement au Sierra Leone. Nous voulons une vision régionale des efforts de paix dans cette partie du monde.
Q - Si l'armée française quitte la Côte d'Ivoire, le régime tient combien de minutes ?
R - Je ne parlerai pas du régime, je parle de la Côte d'Ivoire. La présence française a évité une catastrophe en Côte d'Ivoire, c'est-à-dire a évité une catastrophe pour tous les Ivoiriens.
Q - Est-ce qu'il y a une politique étrangère de droite et une politique étrangère de gauche ?
R - Je crois qu'il y a d'abord une politique étrangère de la France. Il s'agit de défendre la vision de la France, de défendre les intérêts de la France et il y a une volonté particulièrement forte exprimée par ce gouvernement, d'affirmer le rôle de la France d'affirmer la responsabilité de la France. Je crois qu'il y a un devoir français dans le monde d'aujourd'hui, plus que jamais, tant ce monde change.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 septembre 2003)
R - Bonsoir.
Q - Je vous remercie d'être sur Europe 1, au Grand Rendez-Vous, à peine descendu d'avion. Vous venez, en effet, de rentrer de New York. Une semaine de rencontres tout azimut aux Nations unies permet sans doute de comprendre où en est le monde, où il va, plus près sans doute de la guerre que de la paix, ce qu'il demande, et comment des Etats sont en train de se rebeller, de se rassembler contre ce qui est, ou ce qui fut, l'hyper-puissance des Etats-Unis. Dès votre retour en France, vous avez dû constater que se développent deux débats : l'un, lancinant, récurrent, à la mode, sur le déclin et l'effacement de la France, l'autre sur l'avenir du Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, et de son gouvernement, attaqué, affaibli, sur la défensive. Cela va-t-il aussi mal ? Le seul choix est-il aujourd'hui de baisser les bras et d'abdiquer ?
A New York, les présidents Bush et Chirac se sont rencontrés. Nous avons noté, en regardant toutes les images, pas longtemps, 45 minutes. Vous y étiez, vous assistiez à cet entretien. Pourquoi cette impression qu'ils n'ont plus grand chose à se dire et qu'entre les deux, c'est aussi glacial que l'Alaska ?
R - C'est une définition, une présentation, que je ne reconnais pas. J'étais à l'entretien et je peux vous dire que l'entretien a été nourri et amical. Nous avons, entre Américains et Français, beaucoup de choses à nous dire car le monde va mal. Evidemment, il faut unir nos forces pour essayer de trouver des solutions face à ces grands défis du monde. Ce changement du monde ne s'est pas produit en un jour, c'est le résultat de nombreuses années mais plus que jamais nous avons besoin de l'unité de la communauté internationale et la France est au rendez-vous.
Q - Est-ce que George Bush vous a convaincus, le président Chirac et vous, qu'il a raison sur l'avenir de l'Irak ?
R - Sur la scène internationale aujourd'hui, la question n'est pas de savoir qui a raison ou qui a tort, qui donnera une leçon à l'un ou pas.
Q - Sans donner de leçon, qu'est ce qui a évolué d'abord chez eux et puis chez nous, pendant cette semaine aux Nations unies ?
R - Il y a une réalité qui s'impose à tout le monde. Cette réalité est la situation de l'Irak. Il faut regarder les choses en face, la situation n'est pas bonne, elle est même mauvaise. Il y a une spirale, un engrenage de la violence et du terrorisme et il faut tout faire pour empêcher cela. La grande question est : comment faire ? Notre conviction, c'est que tout passe par un changement d'approche. On pourrait bien sûr céder à une tentation sécuritaire, augmenter encore davantage le nombre de troupes sur le terrain, apporter plus d'argent. Nous ne pensons pas que cela puisse être la solution. Nous pensons que la solution réside dans un transfert de souveraineté. Cela paraît un grand mot mais c'est un mot très important.
Q - L'Irak aux Irakiens. Mais sont-ils prêts à accueillir, ceux des Irakiens qui ont été désignés et qui n'ont pas tellement de légitimité puisque désignés par la puissance qui les occupe, pour être la base, le noyau de l'avenir politique de l'Irak ?
R - Il faut créer les conditions pour que cela soit possible. Justement, et c'est là où la France est en proposition, nous disons, aujourd'hui, en Irak, nous avons un Conseil de gouvernement et nous avons un Conseil des ministres. Il y a, à chaque fois, 25 Irakiens. Essayons, à travers un processus, de fabriquer, à partir de ces deux enceintes, un gouvernement provisoire bien sûr, mais qui sera dépositaire de façon intérimaire de la souveraineté jusqu'à ce que des élections puissent se tenir et qu'un véritable gouvernement élu puisse se présenter.
Q - Cela, c'est l'idéal ?
R - Non, ce n'est pas l'idéal.
Q - En combien de temps ? Quel est votre calendrier ?
R - Cela peut se faire dans un délai très court. Cela pourrait se faire d'ici à la fin de l'année. C'est comme cela que nous avons procédé en Afghanistan. Je crois qu'il faut insister sur la très grande importance de la souveraineté. Comment faire en sorte de stabiliser l'Irak si les Irakiens n'ont pas le sentiment d'être maîtres de leur destin ? Aujourd'hui, on voit une résistance s'organiser, on voit des mouvements se constituer, qui sont extrêmement divers. Il y a, à la fois, des résidus, des éléments du parti Baas, des groupes nationalistes. Il y a, en même temps, le facteur islamique et le facteur terroriste qui jouent. Tout cela ressemble un petit peu - et c'est l'image d'un expert de l'Irak - qui me paraît bonne, à une roue dont le centre serait le régime d'occupation. Aujourd'hui, dans ce cercle, dans cette roue, tous les rayons se construisent et se définissent contre le régime d'occupation américain et britannique constitué par les forces de la coalition. Faisons en sorte que le centre de la roue ne soit plus le régime d'occupation mais bien la souveraineté irakienne, les Irakiens eux-mêmes et on peut espérer ainsi changer la dynamique à la place d'un cercle vicieux, comme celui que l'on voit actuellement, avoir un cercle vertueux et à partir de là, la reconstruction deviendra possible.
Q - Sinon, c'est la décomposition de l'Irak qui continue ?
R - On voit bien que les dangers qui guettent en Irak, c'est à la fois la "libanisation", c'est-à-dire des groupes ou des communautés les unes contres les autres. Cela peut même être la "somalisation", c'est-à-dire la division, la partition du pays. Quand s'est posée la question de la guerre et de la paix, l'élément sécurité était évidemment au coeur du débat. Il y avait l'argument terroriste, le lien qui existerait entre Saddam Hussein et Al Qaïda. Nous avons pensé, et l'ensemble des services de renseignements de l'époque le disait, qu'il n'y avait pas de lien entre les deux. Aujourd'hui, on voit que le terrorisme est partout en Irak. Le deuxième argument, c'était les armes de destruction massive. Elles n'ont toujours pas été trouvées. Le troisième argument de sécurité, c'était le remodelage de la région, l'idée que la paix serait plus facile au Moyen-Orient, en particulier avec Israël et qu'à partir de là, la stabilité de la région s'en trouverait accrue. C'est exactement l'inverse qui s'est produit.
Q - Donc les Américains ont tout faux ?
R - Les Américains, chemin faisant, se sont appuyés sur un autre argument. Il se trouve que nous partageons évidemment cet objectif qui était l'idée que, débarrassés du régime de Saddam Hussein, les Irakiens retrouveraient véritablement un régime.
Q - On va voir, Dominique de Villepin, comment agir justement pour essayer d'enclencher quelque chose comme un processus de paix.
Cette analyse française, avez-vous le sentiment qu'elle est aujourd'hui mieux comprise, mieux admise, ou tout simplement, un petit peu mieux entendue par Washington et par le président Bush ? Parce que c'est un peu humiliant pour eux de reconnaître qu'il y a de la vérité dans l'analyse que vous développez.
R - Je crois que cela participe d'un monde qui est un monde dangereux qui possède à la fois des dangers et de très grands atouts. Depuis la chute du Mur de Berlin, nous n'avons plus deux blocs qui s'opposent l'un à l'autre mais il y a, c'est vrai, une réalité, un vide qui se crée et qui doit nous obliger en permanence à la vigilance et à la mobilisation de la communauté internationale. Nous devons être attentifs. Je crois que les Américains comprennent. La question est de savoir comment nous pouvons tirer ensemble des conclusions permettant de restaurer la stabilité de l'Irak. Colin Powell a fait une avancée puisqu'il a proposé une Constitution dans un délai de six mois. En Afghanistan, la Constitution n'a toujours pas été réalisée et, pourtant, il y a un gouvernement légitime, le gouvernement de M. Karzaï, qui existe. Nous pensons donc que, plutôt que d'attendre, mois après mois, voire année après année, il convient de prendre tout de suite la mesure de la situation et de faire en sorte que cette souveraineté puisse être déléguée aux Irakiens car c'est la seule façon d'inverser la tendance.
Q - Essayons d'être encore plus précis et concrets. Au cours du voyage à New York, la France - le président de la République et vous - a promis de ne pas jouer du droit de veto de la France pour la prochaine résolution sur l'Irak que l'Amérique va présenter. Colin Powell a dit, aujourd'hui, dans deux ou trois jours. Est-ce que pour autant la France la votera ?
R - Nous verrons bien.
Q - L'hypothèse existe ?
R - La résolution n'a pas été encore déposée. Nous verrons le texte de la résolution. Colin Powell a dit cet après-midi qu'elle devrait être déposée d'ici deux jours. Nous verrons si ce texte prend en compte les aspirations françaises comme les aspirations d'une très large partie de la communauté internationale.
Q - Pas de blanc-seing autrement dit ?
R - A quoi doit servir cette résolution ? Si cette résolution, c'est simplement une énième résolution qui n'a pas vocation à changer la réalité des choses sur le terrain, elle sera votée mais elle ne modifiera pas les données. Ce que nous voulons, c'est une résolution qui permette à la communauté internationale de reconstruire l'Irak et c'est pour cela que nous faisons des propositions. Quelles sont ces propositions ? D'abord un transfert rapide de souveraineté dans un délai très court. Pour nous, les Irakiens dépositaires de la souveraineté, c'est le point de départ.
Q - Quels Irakiens ?
R - A partir du Conseil de gouvernement et du Conseil des ministres, en élargissant, et c'est là où l'ONU peut jouer un rôle central. L'ONU, dans ce processus de souveraineté, comme dans le processus de responsabilité, peut jouer tout son rôle en essayant de définir la légitimité idéale et notamment en élargissant éventuellement le nombre des responsables, les représentants des forces irakiennes à l'intérieur de ce futur gouvernement provisoire.
Q - Si on demande non seulement une aide financière, mais aussi matérielle, la France est-elle prête à y participer ? Si on a besoin que l'on participe au fardeau militaire, est-ce qu'on dit oui ? On voit que George Bush à envoyer en Irak un renfort, 10 000 hommes de la garde nationale. Est-ce que, si on vous demande des soldats, la France les envoie ?
R - Il faut faire les choses dans l'ordre. Il faut d'abord restaurer un minimum de sécurité en Irak qui crée les conditions de la reconstruction et donc de la participation de la communauté internationale. C'est cela l'enjeu de la résolution.
Beaucoup de pays disent : nous sommes prêts à participer à la reconstruction mais pour cela nous voulons plus de sécurité. Commençons donc par le début. Ce transfert de souveraineté nous paraît être l'élément premier. A partir de là, nous sommes réalistes. Nous voyons bien les difficultés d'un véritable transfert. Nous pensons que les responsabilités doivent être, elles, graduellement, progressivement transmises de l'actuelle administration américaine de la coalition vers les autorités irakiennes.
Q - Vous ne m'avez pas répondu sur les militaires.
R - Tout simplement parce que la question ne se pose pas aujourd'hui.
Q - Mais si elle se pose ? Et si les Américains, dans leur résolution, font une ouverture, à ce moment-là on peut imaginer que ce n'est pas impossible ? Oui ou non ?
R - Nous avons répondu, avec les Allemands, que nous étions prêts à participer à une coopération militaire pour la formation de l'armée et de la police irakiennes. Nous sommes logiques, nous sommes dans la continuité de notre raisonnement.
Q - Comme nous l'avons fait en Afghanistan ?
R - Oui, tout à fait, parce que nous pensons que les Irakiens sont mieux placés pour prendre en mains leur destin. Quand nous écoutons d'ailleurs les représentants du Conseil de gouvernement irakien, c'est dans ce sens qu'ils réfléchissent en préconisant, par exemple, que la sécurité intérieure soit davantage assurée par les Irakiens eux-mêmes. C'est pour vous dire qu'il faut véritablement regarder l'architecture globale et ne pas se contenter de mettre des rustines sur un système qui aujourd'hui marche mal et que nous pérenniserions alors même qu'il convient véritablement de remettre les choses en marche.
Q - Est-ce que la France peut toujours compter sur les Allemands et sur les Russes dont elle était si proche jusqu'à il y a quelques semaines, dans l'analyse de conflit, d'autant plus qu'on est en train de leur faire des "mamours". On reçoit M. Poutine dans le ranch de M. Bush.
R - Vous voulez une réponse brève, ma réponse est oui. Le président Chirac a rencontré le président Poutine et le chancelier Schröder. La réponse est oui.
Q - Ils sont des alliés solides, c'est ce que vous voulez dire ?
R - Nous partageons la même approche sur le dossier irakien comme sur beaucoup d'autres dossiers et sur toutes ces questions, il y a évidemment une très forte convergence de vue.
Q - Dans l'idéal, dans combien de temps les troupes étrangères quitteraient l'Irak ?
R - Nous pensons que le délai doit bien sûr être court. Il est difficile de parler d'un délai précis mais je pense que c'est une question de mois. Nous avions pensé que dans un délai de six à neuf mois, le transfert de responsabilités devrait être complet. Je crois qu'il faut effectivement prévoir un échéancier. Si nous voulons être crédibles auprès des Irakiens, si nous voulons les inciter à prendre en main leurs affaires, il faut les mobiliser, il faut les responsabiliser. Aujourd'hui, tout se passe en Irak comme si un grand nombre d'Irakiens assistaient en spectateurs de ce qui est en train de se passer. Ce n'est de l'intérêt de personne.
Q - D'autant plus qu'il y a de plus en plus de signes de la présence du parti Baas et de Saddam Hussein. A ce propos, il se cache, Saddam Hussein, il est vivant. Ses deux fils, on sait dans quelles conditions ils ont été abattus. Si Saddam Hussein était repéré ou localisé, est-ce que, pour vous, il faut l'abattre ou l'arrêter et le juger ?
R - Vous avez le goût de la science fiction. C'est évidemment une question qui ne se pose pas dans ces termes-là.
Q - Avec les Américains ?
R - En tout cas pour la communauté internationale. Il y a des règles au sein de la communauté internationale et il importe de respecter ces règles dans toutes circonstances.
Q - C'est-à-dire ?
R - C'est-à-dire d'être respectueux et, dans la mesure du possible, de capturer un prisonnier vivant.
Q - C'est-à-dire de l'arrêter et de le juger ?
R - Absolument.
Q - Vous venez de passer une semaine à New York. C'est un concentré de diplomatie. Combien de gens avez-vous rencontrés ? Vous avez compté ?
R - Un très grand nombre d'homologues, ministres des Affaires étrangères, et de chefs d'Etat.
Q - Une cinquantaine ?
R - Il y a un peu moins de 200 Etats représentés à l'ONU, cela fait effectivement beaucoup de monde.
Q - Cela sert à quelque chose ?
R - C'est très utile parce que cela permet de traiter et d'aborder toutes les grandes questions du monde. Il y a une grande question cette année qui est à l'ordre du jour internationale, la réforme des Nations unies. Nous voyons tous à quel point nous avons besoin d'un grand système moderne, efficace. Une des grandes leçons que nous pouvons tirer des derniers mois c'est, alors que l'on condamnait les Nations unies comme mortes, épuisées, sur le bord du chemin, de voir qu'elles sont au coeur de la vie internationale.
Q - On a le sentiment vu d'ici en lisant ce qui vient de là-bas, à travers toute la presse française, internationale, que, comme vous dites "le monde n'est plus ce qu'il était etc..." mais surtout qu'il y a trois, quatre pays dont on voit le nom qui réapparaît sans arrêt, le Brésil, l'Inde, l'Afrique du sud, la Chine bien sûr, ailleurs, puisqu'elle est déjà aux Nations unies, et qui ont envie de se faire entendre, qui ont envie depuis Cancun, qui se manifestent, qui vont se manifester cette semaine à Tokyo, qui se sont manifestés à Dubaï. Est-ce que l'on sent que certains des pays refusent maintenant ou l'unilatéralisme américain ou le sentiment de l'hyper-puissance ou le monde tel qu'il était ?
R - Le monde s'organise et c'est une bonne nouvelle pour le monde. On le voit bien effectivement à travers les négociations de Cancun, à travers une solidarité économique qui s'est exprimée, notamment du groupe des 22 pays menés par le Brésil, par l'Inde, par l'Afrique du sud. Mais il y a aussi, et c'est important, une solidarité politique. Et la crise irakienne a été particulièrement révélatrice de cette volonté du sud, de prendre en main ses responsabilités. Le club des pays non alignés au Conseil de sécurité dont on a souvent parlé à cette époque, le Chili, le Mexique, le Cameroun, la Guinée et d'autres, tout le Pakistan, tous ces Etats voulaient affirmer clairement leur voix et leur façon de voir le monde. Et c'est pour cela, que nous avons multiplié les passerelles, les dialogues avec ces Etats, parce que nous pensons que le monde gagnera à être mieux organisé, mieux structuré, à davantage prendre en compte le point de vue de l'ensemble de ces Etats.
Un autre élément intéressant. Lors des réunions du Conseil de sécurité des derniers mois, un certain nombre de grands Etats du sud, c'était vrai du Brésil, c'était vrai en particulier de l'Afrique du sud, ont clairement dit "les Etats du continent qui nous représentent au Conseil de sécurité doivent exprimer les positions du continent". Cette organisation du monde, cette structuration régionale, cette structuration par les préoccupations du sud est un élément important, parce que dans toutes les régions, où l'on voit que des organisations régionales s'affirment, le monde est plus stable. Et c'est ce que nous souhaitons notamment demain pour le Moyen-Orient. Plus le Moyen-Orient s'affirmera, plus le monde se structurera de façon pacifique.
Q - Mais vous dites la stabilité. Aujourd'hui on a une impression de désordre. Est-ce que vous, personnellement, et le président français, vous n'êtes pas aussi un peu responsables de cette envie d'un certain nombre de pays de se faire entendre davantage quand vous alliez, juste avant la guerre, vous faire entendre aux Nations unies avec le discours. Au passage, quand vous avez été applaudi, qu'avez-vous ressenti ?
R - Beaucoup d'émotion. Mais je l'ai compris un peu plus tard parce qu'avec la traduction, les applaudissements se sont déclenchés un peu plus tard et c'est Kofi Annan qui m'a expliqué que les applaudissements n'étaient pas quelque chose d'habituel. Je l'ai découvert.
Q - Vous pensiez qu'on applaudissait quelqu'un d'autre, non ?
R - Non. La vérité, c'est que j'étais davantage dans ce qui se passait à ce moment-là au Conseil de sécurité et qui était important pour toute la communauté internationale.
Q - Quand je dis que vous êtes responsable, on entend, même parfois dans votre majorité, en France et dans certains pays, on dit que la France en fait trop, en a trop fait justement pour provoquer aussi l'émergence de pays qui font entendre leur voix et qui menacent la stabilité ?
R - Ceux qui disent cela oublient une des très grandes réalités du monde. C'est que la puissance dans le monde a changé de nature. Pendant longtemps, on mesurait la puissance d'un pays uniquement à sa capacité technologique, économique ou militaire. Aujourd'hui, il y a un facteur nouveau sur la scène internationale qui est l'élément d'identité. C'est cette variable culturelle, cette variable religieuse qui fait qu'un pays aussi, que les pays aussi veulent s'exprimer, veulent être entendus, veulent qu'on reconnaisse leur personnalité. Il y a bien longtemps que cet élément-là est au cur de la diplomatie française. Le président de la République a toujours insisté sur ce dialogue des cultures. Parce qu'aujourd'hui, si l'on veut éviter les incompréhensions, les frustrations, les guerres, les coupures dans le monde, les désordres, il faut faire un pas en avant vers ces Etats. Et c'est tout le sens du réengagement de la France en Afrique, de l'engagement de la France auprès des pays du sud. Vous savez à quel point nous avons plaidé dans toutes les grandes enceintes multilatérales pour que la solidarité entre le Nord et le Sud, s'exprime plus largement. Il y a là un grand débat qu'il nous faut mener. D'autant que, ayons conscience de cela, la plupart des pays du monde échappe aujourd'hui à la capacité, soit d'une puissance, soit des grands Etats du Nord. Prenons les problèmes d'environnement. Prenons les problèmes de justice et de la Cour pénale internationale. Tous ces problèmes-là sont au-delà de nos simples capacités. Nous avons besoin des Nations unies et c'est pour cela que la réforme des Nations unies est si importante. Une meilleure représentation au Conseil de sécurité, une meilleure représentation dans les institutions financières internationales. Il est normal que ces Etats aient leurs voix, aient leurs mots et participent pleinement à la démocratie mondiale. C'est une nécessité. Beaucoup voudraient s'abriter sur un unitaléralisme. Nous pensons que la démocratie mondiale donne les meilleures garanties de la...
Q - Et un jour, peut-être, un Parlement mondial pour que les citoyens disent un peu leurs voix venant de tous les pays. Cela est autre chose... ?
Q - S'agissant du Proche-Orient, quel regard vous portez aujourd'hui sur la situation au Proche-Orient. C'est un mot que vous n'aimez pas du tout mais on a l'impression que c'est le fatalisme qui prévaut, c'est comme cela. Il n'y a pas grand chose à faire sinon peut-être, pour certains, demander le départ d'Arafat ?
R - Non. Et c'est un peu le sentiment que j'ai eu dans beaucoup de mes conversations aux Nations unies, sentiment d'impasse, sentiment d'inquiétude et de désespoir. Je crois qu'il ne faut pas se résigner. Car il faut bien comprendre, que si nous ne faisons rien au Proche-Orient, outre le fait que le dossier du Proche-Orient est lié à la situation générale du Moyen-Orient et notamment la situation irakienne, si nous ne faisons rien, cela ne sera pas le statu quo. Les choses ne resteront pas en l'état. Elles se dégraderont considérablement. Et la situation peu être bien pire que celle que nous connaissons aujourd'hui. Engrenage du terrorisme, engrenage de la guerre.
Q - Il va y avoir des élections présidentielles en 2004 aux Etats-Unis. On a l'impression que tout va rester paralysé, figé jusqu'en 2005 ?
R - Mais nous ne pouvons pas nous le permettre. Et nous ne sommes pas sans capacité. Premier élément : relancer la feuille de route. On a mis beaucoup de temps à définir une feuille de route entre les différentes parties, qui permet véritablement de s'entendre sur un chemin. Quand les choses sont difficiles, il faut accélérer, passer d'une phase à une autre. Nous avons plaidé depuis plusieurs mois dans le sens d'une conférence internationale. Nous pensons qu'il faut un électrochoc pour cette région pour changer la donne.
Q - C'est-à-dire quoi ?
R - La Conférence internationale par exemple. Faire en sorte que cesse la guerre des préalables. Chacun se situe dans la position de dire que l'autre fasse le premier geste le premier. Sortons de cette impasse. Donc, accélérer les procédures. Je crois qu'il faut d'ailleurs avoir des alternatives. Et il y a beaucoup d'autres modalités possibles, par exemple, le déploiement d'une force d'interposition dans la région. Par exemple, accélérer le processus de souveraineté du côté palestinien, si cela peut permettre de débloquer les choses.
Q - Qu'est-ce qu'on fait du mur ou de ce que les Israéliens appellent la clôture de sécurité ?
R - La sécurité est un argument légitime et chacun comprend bien que les Israéliens puissent assurer leur sécurité.
Q - Mais c'est un principe le mur ?
R - Mais le mur, sur le plan des principes, ne correspond pas à notre époque, bien évidemment et, par ailleurs, son tracé conviendrait à figer les choses de façon inacceptable puisque la communauté internationale s'entend pour créer un Etat palestinien sur la base des frontières de 1976.
Q - Un mot sur Yasser Arafat. C'est un interlocuteur valable ou, pour être un peu provocateur, un gêneur, aujourd'hui ?
R - Mais Yasser Arafat est là. Il est le président, il est l'autorité légitime palestinienne. Je crois que cette tentation de cristalliser, de personnaliser les débats internationaux, c'est une erreur. Pensons à la paix. Agissons dans le sens de la paix et les choses alors avanceront. Tant que nous mettons des préalables, tant que nous dicterons celui qui doit être l'interlocuteur, eh bien, évidemment, les choses seront...
Q - Vraiment, vous êtes un optimiste, Dominique de Villepin ?
R - C'est parce que je suis un inquiet par tempérament que je crois aux vertus de l'action. Imaginez ce que sera le Proche Orient si les choses ne bougent pas au cours des prochains mois ? Croyez-vous que nous pouvons nous offrir le luxe de ne rien faire ?
Q - Voici la grande semaine pour l'Europe. Là on revient au ministre des Affaires étrangères. Un de ces rendez-vous avec l'histoire et qu'elle ne doit pas manquer. Les gouvernements vont se prononcer sur le projet Giscard d'Estaing sur la constitution de l'Europe. C'est un projet qui est controversé, combattu par un certain nombre des dix nouveaux entrants, la Pologne et d'autres. Est-ce que la France veut garder ce projet tel qu'il est ? Le supprimer ? Le corriger ?
R - Je crois, et tous les Européens en conviennent, que le projet de Constitution qui a été défini par la Convention et avec le soutien et le concours actif du président Giscard d'Estaing est un bon projet. Ce qu'il convient maintenant c'est de clarifier, de préciser un certain nombre des difficultés qui peuvent se poser encore sur quelques points : la tâche du ministre des Affaires étrangères, préciser le fonctionnement, et la tâche du président du Conseil. Il y a un certain nombre de points à préciser. Faut-il tout remettre sur la table ? Je crois que ce serait une immense erreur. Ce serait prendre le risque de repartir pour de longs mois, voire des années. Ce n'est évidemment pas l'intérêt de l'Europe. A partir de là, il faut donc que la négociation s'engage, vous l'avez dit, dès la fin de la semaine prochaine, c'est le lancement de cette Conférence intergouvernementale. Il y a l'espoir de pouvoir terminer d'ici la fin de l'année. Nous le souhaitons. Car je crois qu'il y a un équilibre qui a été trouvé. Si nous pouvons amender, corriger, compléter, très bien. Ne prenons pas le risque de nous diviser sur ce projet de Constitution.
Q - Est-ce que vous êtes favorable, vous personnellement, à un référendum sur l'Europe ?
R - C'est une décision qui appartient au président de la République.
Q - Oui, il va consulter etc... mais son ministre des Affaires étrangères s'il vous pose la question ?
R - Evidemment, je ne verrais que des avantages à ce qu'un référendum puisse être retenu mais, une fois de plus, c'est la décision souveraine du président de la République.
Q - Sur l'Europe. Est-ce que, pour reprendre le titre d'un livre qui vient de sortir en librairie, est-ce qu'il n'y a pas un risque pour la France de faire preuve d'arrogance. En Europe, certains, et notamment certains petits pays, considèrent que la France parle haut et fort. C'est un peu contradictoire avec d'autres livres parus. Vous êtes entre le déclin, l'effacement et l'arrogance. Cocorico ?
R - Ce sont les mêmes. Les mêmes parlent de déclin et en même temps d'arrogance. On se demande si la France idéale, pour un certain nombre d'entre eux, ce ne serait pas un pays qui aurait un sac de cendres sur la tête et qui s'excuserait d'exister. Ce n'est pas l'idée que je me fais de la France. Je crois d'ailleurs que ce n'est pas l'idée que se font les peuples du monde et que se fait la majorité des Etats de la planète. Nous avons vocation et nous avons même le devoir de dire un certain nombre de choses, fixer un certain nombre de caps et c'est bien ce que nous faisons en Europe. J'aimerais insister sur le rôle qui a été celui de la France, en liaison avec nos amis allemands, depuis maintenant un peu plus d'un an, pour relancer l'Europe. C'est grâce au moteur franco-allemand que nous avons pu lancer la réforme institutionnelle. C'est grâce au moteur franco-allemand que nous avons pu faire des propositions dans le domaine de l'agriculture. Je crois qu'il y a là, et il faut en avoir conscience, une dimension indispensable.
Q - Il y a là le devoir de la France d'être leader avec les Allemands ?
R - Il y a le devoir pour la France, avec les Allemands, d'être aux avant-postes. Bien évidemment il faut y être en concertation.
Q - Sans arrogance ?
R - Mais sans aucune arrogance. Je crois d'ailleurs que, si l'on devait qualifier la diplomatie française depuis un certain nombre de mois, j'emploierai plus le mot "retenue" qu'arrogance.
Q - Et ceux qui vous disent Tony Blair, la stratégie de Tony Blair qui entre parenthèse vient de dire "je ne regrette rien" parce qu'il est menacé dans son propre parti, les Travaillistes.
R - Mais nous voulons travailler avec les Britanniques, bien sûr. Le récent sommet qui s'est tenu entre M. Gerhard Schröder, M. Tony Blair et M. Jacques Chirac marque bien cette volonté d'avancer et d'avancer sur les institutions, d'avancer sur la défense européenne. C'est un sujet où nous avons fait de grands progrès. Pour la première fois, nous avons eu des interventions des pays européens autonomes qui s'agissent de la Macédoine, du Congo en Iturie. Ce sont des pas en avant très importants et la France y prend toute sa part.
Q - Dominique de Villepin vous devriez venir plus souvent vous expliquer sur la politique étrangère et la diplomatie, parce qu'on vous précipite, on vous bouscule. Il y a la Côte d'Ivoire. Il y a eu de nouveaux soubresauts, de nouvelles violences. Est-ce que la zone contrôlée par l'armée française doit à nouveau et va à nouveau s'étendre ?
R - Tout ce que nous faisons en Côte d'Ivoire, nous le faisons en liaison avec les autorités ivoiriennes et l'ensemble des forces ivoiriennes. C'est tout l'esprit des accords de Marcoussis, vous vous rappelez, qui ont été signés l'année dernière. A partir de là, se pose toujours la question de la sécurité du territoire ivoirien. Nous avons pris des dispositions pour élargir notre capacité sur ce territoire, dans l'ouest du pays. Se pose la question aujourd'hui dans le nord. Nous allons, bien sûr, évoquer cette question avec les autorités ivoiriennes. Ce que nous ferons, nous le ferons en liaison avec ces autorités.
Q - Il faut envoyer des soldats encore, en plus ?
R - Non, je crois que nous avons un dispositif qui est déjà important. Ce dispositif est complété par la présence de troupes de la CEDEAO. Ce que nous avons demandé aux Nations unies, c'est de faire en sorte que l'engagement des Nations unies, par le biais de forces de maintien de la paix, puisse s'accroître. Vous savez qu'il va y avoir le déploiement d'une force de 15.000 hommes au Liberia. Il y a plus de 10.000 hommes actuellement au Sierra Leone. Nous voulons une vision régionale des efforts de paix dans cette partie du monde.
Q - Si l'armée française quitte la Côte d'Ivoire, le régime tient combien de minutes ?
R - Je ne parlerai pas du régime, je parle de la Côte d'Ivoire. La présence française a évité une catastrophe en Côte d'Ivoire, c'est-à-dire a évité une catastrophe pour tous les Ivoiriens.
Q - Est-ce qu'il y a une politique étrangère de droite et une politique étrangère de gauche ?
R - Je crois qu'il y a d'abord une politique étrangère de la France. Il s'agit de défendre la vision de la France, de défendre les intérêts de la France et il y a une volonté particulièrement forte exprimée par ce gouvernement, d'affirmer le rôle de la France d'affirmer la responsabilité de la France. Je crois qu'il y a un devoir français dans le monde d'aujourd'hui, plus que jamais, tant ce monde change.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 30 septembre 2003)