Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec la presse américaine, sur les relations diplomatiques franco-américaines, l'appréciation française de la puissance des Etats-Unis, le conflit en Tchétchénie, les relations avec la Russie, les négociations au Proche-Orient, la défense européenne et la situation des Balkans, Paris le 14 décembre 1999.

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Texte intégral

Avec les Etats-Unis, nous sommes dans une situation que je trouve normale, c'est-à-dire qu'il y a un certain nombre de sujets sur lesquels nous avons des désaccords, plus ou moins importants selon les cas, nous en parlerons. Il y a des sujets sur lesquels nous sommes d'accord et sur lesquels nous travaillons ensemble. Il y a des problèmes plus globaux mais qui n'ont pas de rapport avec la politique étrangère proprement dite, ils sont liés à la façon dont la France réagit sur la question de la globalisation, nous l'avons vu à Seattle. Il ne faut pas mélanger les réactions à la globalisation et la question des Etats-Unis, ce sont des choses différentes.
Sur le plan de la politique étrangère proprement dite, il y a tout l'éventail habituel de sujets, il y a des sujets de désaccord, c'est-à-dire ceux dont on parle le plus. Il y a des désaccords par exemple parce que nous sommes inquiets de l'éventuelle remise en cause de l'équilibre stratégique à travers la remise en cause du traité ABM. Dans les négociations commerciales, qui n'ont pas commencé à Seattle, mais qui commenceront ensuite, il est clair que nous voulions défendre la Politique agricole commune européenne, les Etats-Unis voudraient la changer. Nous voulons préserver des dispositifs particuliers sur le plan culturel pour pouvoir préserver la diversité culturelle mondiale, les Etats-Unis voudraient traiter ces questions culturelles comme les autres questions économico-commerciales. Il s'agit là des différences connues et établies.
Sur les questions de l'Iraq, contrairement à ce que dit la presse dans votre pays, ce n'est pas un sujet de désaccord très fort. La preuve en est que nous discutons depuis des mois, avec certains points communs et certaines divergences. Les points communs, c'est que nous pensons tous qu'il faudrait rétablir un système de contrôle, nous Français, nous pensons que, si un bon système de contrôle est rétabli, on pourrait se dispenser d'utiliser l'embargo. Les Américains pensent qu'il faut le préserver, que c'est un moyen de contrôle. Il y a une divergence sur l'utilité de l'embargo mais il n'y a pas de divergence sur l'intérêt de rétablir un système de contrôle. J'espère que nous aboutirons à un texte que nous pourrons voter tous ensemble. Si nous n'y réussissons pas, ce serait dommage, ce serait une occasion manquée. Mais n'analysez pas cette question de l'Iraq comme si nous nous affrontions tous les jours avec des positions totalement différentes. La réalité est plus complexe.
Sur la question des Balkans, il y a un accord général sur l'objectif et beaucoup de nuances sur les moyens. Ceci est vrai entre la France et les Etats-Unis, entre la France et l'Espagne, etc... C'est un éventail assez nuancé dans la relation actuelle. Il y a eu une réaction américaine un peu vive il y a quelques temps sur les discours qui ont été faits soit par le président de la République, soit par moi-même, soit par le ministre de la Défense. Ce travail analytique sur l'état du monde et les rapports de force dans le monde a lieu partout. Cela devrait être une discussion normale, on ne voit pas pourquoi il serait impossible de discuter sur les rapports de force et sur les rôles des uns et des autres. Il faut distinguer la description du système, ce que nous disons pour décrire la puissance américaine tout à fait particulière et nouvelle, des sujets sur lesquels il peut y avoir des critiques.
Lorsque l'on parle d'unilatéralisme, ce qui est plus la tendance du Sénat que de l'administration d'ailleurs, c'est un sujet critique sur lequel il y a des discussions qui doivent être normales entre alliés. En revanche, je ne parle pas d'isolationnisme. Je ne pense pas que cela définisse la politique étrangère américaine je pense que cela définit une tentation de l'opinion publique américaine qui s'exprime parfois au sein du congrès et que l'administration américaine, quelle qu'elle soit, combat pour pouvoir mener sa propre politique. Je ne pense pas que ce soit un grief que l'on puisse adresser à la politique étrangère américaine en tant que telle.
Quand on parle de monde multipolaire, c'est aussi un projet qui n'est pas forcément contradictoire avec les projets américains. Lorsque l'on voit l'énorme travail qui a été fait par les Etats-Unis pour intégrer la Chine à l'OMC, c'est une façon d'aller exactement dans ce sens. Comment faire en sorte que les pôles du monde de demain soient dans un rapport de coopération. Ce sont des éléments de fond. Nous travaillons assez bien dans ce contexte, le dialogue reste très étroit et constant entre le président, le Premier ministre et le président Clinton, vous l'avez vu dans quelques rencontres récentes avec l'un ou avec l'autre, à Istanbul ou à Florence les relations entre Mme Albright et moi-même restent très bonnes et très constantes comme vous le savez. Elle vient dîner ici vendredi. Périodiquement, il y a des sortes de moments d'énervement comme si les positions que nous prenons avaient pour fonction de gêner les Etats-Unis. C'est un vieux cliché que l'on nous ressort tout le temps alors que nos positions sur chacun des points que je viens d'évoquer très rapidement sont fondées sur une analyse précise. Nous ne recherchons jamais le conflit qui ne sert à rien.
Q - On a bien compris que ce n'était pas la politique du gouvernement d'embêter les Etats-Unis.
R - Je ne sais pas si c'est bien compris.
Q - Autour de cette table, nous l'avons compris mais je crois qu'il y a un antiaméricanisme ambiant qui est plus fort qu'à d'autres périodes et qui alimente l'opinion. C'est inquiétant, Seattle a quand même provoqué cette réaction ; évidemment, ce n'est pas la politique du gouvernement, mais que se passe-t-il ?
R - Sur Seattle, il y a tout un débat, même interne, aux Etats-Unis sur l'OMC en elle-même, l'opportunité des négociations. Il y a à peu près dans tous les pays, quels qu'ils soient, une réaction à la mondialisation, il y a une ligne de fond qui est interne.
Q - Qui sont confondues avec le monopole du pouvoir américain.
R - Oui, bien sûr. Mais cette contestation existe aussi aux Etats-Unis, la contestation de la mondialisation. Cela montre bien que l'on peut contester la mondialisation sans être anti-américain. Il y a plusieurs courants. Seulement, lorsque vous êtes en France, vous avez l'impression que cela forme un seul courant. A Seattle on a vu beaucoup de protestations, beaucoup d'organisations, beaucoup d'ONG qui étaient américaines ou anglo-saxonnes. Ce n'était donc pas fondé sur le principe de dénoncer le rôle des Etats-Unis. Les contestataires considèrent que la mondialisation se fait d'une façon trop libérale, qu'elle est mauvaise pour l'environnement, sur le plan social, c'est donc une réaction en soi et en France, c'est la même chose. Dans tous les pays, il y a des petites minorités qui profitent énormément de la mondialisation, une partie de l'opinion, plus ou moins large selon les cas, qui accepte et une partie de l'opinion plus ou moins large qui est contre, qui résiste. En France aussi, il y a une réaction contre l'ultralibéralisme, contre l'hégémonie, contre la brutalité des changements, mais cela vous pouvez l'observer partout. Vous prenez n'importe quel pays de n'importe continent, vous verrez des gens réagir à cela. Et une partie des élus au Sénat américain disent la même chose sur certains sujets. Si le congrès américain est ce qu'il est aujourd'hui, politiquement, c'est en partie lié à une sorte d'incompréhension du monde extérieur, de réactions au monde extérieur, d'une volonté de protéger les intérêts américains et le leadership américain. Il y a aussi une façon américaine de réagir à cela. Et ce que je vous dis, c'est que chez nous c'est la même chose, il y a une réaction qui est anti-hégémonique.
Evidemment, dans pas mal de cas, cela devient une réaction anti-américaine de l'opinion parce que l'Amérique est le pays dominant. Si on regarde certains domaines du secteur agro-alimentaire, certains aspects de l'industrie culturelle, évidemment, c'est le sujet américain qui est là, mais en même temps, cela s'accompagne d'une fascination qui reste très forte dans la société française, celle-ci a un immense intérêt pour les Etats-Unis. M. Clinton a toujours été aimé en France. Rappelez-vous la réaction de l'opinion française lorsqu'il a eu tous les ennuis dans l'affaire "Monica", l'opinion française était à fond derrière Clinton. Ce sont des caractéristiques françaises pour d'autres raisons, mais il n'y avait aucune antipathie qui jouait, au contraire.
Il y a des réactions, mais ce sont des réactions qui ne sont pas contrôlées, qui ne sont pas organisées et cela n'a rien à voir avec la façon dont, politiquement, nous gérons la relation entre les deux pays. Il faut donc distinguer complètement ce qui, dans l'atmosphère du moment est anti-économique ou anti-libéralisation, anti-mondialisation, et d'autre part, le sujet américain. La relations avec les Etats-Unis apparaît comme toujours un mélange de fascination, de sympathie, d'admiration et d'exaspération.
C'est un phénomène que l'on retrouve partout, dans chaque pays à peu près. Les seuls pays dans lesquels la mondialisation ne posent aucun problème, ce sont des pays qui sont commerçants depuis toujours, qui ont l'habitude de parler anglais depuis toujours, et dans lesquels l'Etat n'est pas important. Il y a des pays pour lesquels cette adaptation ne pose aucune espèce de problème, dans lesquels l'idée de l'identité culturelle n'est pas importante. Il y a donc des pays qui sont très bien dans cette situation. Mais ils sont très minoritaires. 90 % des sociétés du monde souffrent en partie de la globalisation. Je ne pense pas qu'il y ait de raison de singulariser la question française par rapport à cela, même s'il y a des réactions plus pittoresques en France qu'ailleurs. Mais, si vous faisiez le tour des grands pays du sud, les pays émergents, ou bien même le tour complet des pays développés, si vous regardez les problèmes que la globalisation provoque au Japon ou même dans l'économie allemande, vous verrez que cela pose des problèmes partout même aux Etats-Unis. Il n'y a donc pas de raison que ce soit un problème particulier dans la relation franco-américaine. Pour un analyste, c'est intéressant de mélanger les aspects, pour des responsables politiques, cela n'a pas de sens.
Q - Est-ce qu'au Japon et en Allemagne les problèmes de la mondialisation se traduisent autant qu'en France en termes de mouvements anti-américains ?
R - Non, parce qu'il y a un blocage au Japon et en Allemagne. Ceux qui pensent cela ne peuvent pas le dire, pour des raisons historiques ils n'osent pas le dire. En France, il n'y a aucun blocage sur ce plan. Et lorsqu'il y a tel ou tel problème qui semble être lié à la puissance des Etats-Unis, ce n'est pas un problème pour l'exprimer en France. Ce qui fait que, souvent, dans votre pays, on croit qu'on le fait exprès, que l'on exagère, que c'est une sorte de facilité, un fonds de commerce et que l'on attaque les Etats-Unis parce que c'est populaire. Ce n'est pas vrai. Dès que quelqu'un attaque les Etats-Unis en France, une petite partie de l'opinion est contente et une importante partie de l'opinion est inquiète. Ce n'est pas très rentable et ce ne sont pas du tout des sujets qui sont exploités en réalité.
Q - Mais cela fait partie de la France cet anti-américanisme ambiant que l'on ressent ? N'est-ce pas l'attitude de Régis Debray ?
R - A peu près tout ce qui vous paraît de l'antiaméricanisme en France, dans ce que disent les intellectuels ou les hommes politiques, on peut en trouver l'équivalent dans le débat américain. On trouvera toujours des professeurs, des journalistes américains, des hommes politiques américains qui ont cette conception. Puisque vous parlez de Régis Debray, depuis longtemps, il dit quelque chose qui est très juste, il dit que l'endroit où il y a le plus de liberté au monde, c'est aux Etats-Unis, car partout ailleurs, les gens n'osent pas, ou bien cela devient une sorte d'agressivité épidermique qui n'est pas construite intellectuellement. Il y a quelque chose dans la démarche américaine pour se réserver le pouvoir d'analyser, le pouvoir de choisir les mots, et c'est vrai que le débat aux Etats-Unis est beaucoup plus riche sur ce plan. Quel est le degré de leadership ? Comment faut-il l'exercer ? Avons-nous intérêt à rester une puissance vraiment beaucoup plus forte que toutes les autres ? Cela n'a-t-il que des inconvénients ? Il y a un vrai débat au Etats-Unis et on a l'impression que lorsqu'il y a un débat qui a lieu dans d'autres pays, c'est choquant mais c'est le monde global, on a tous le droit d'y participer. Je crois que, puisque vous êtes ici, vous devez être très sensibles à cette dimension. Il y a une tradition du débat en France, une tradition de liberté, une tradition intellectuelle, le goût de l'analyse. Regardez la façon dont les Français parlent d'eux-mêmes, la façon dont ils parlent de l'Europe, la façon dont ils parlent de l'Allemagne, de l'Afrique.
Q - La façon dont-ils parlent de la vache folle ?
R - C'est différent parce que là, il y a une vraie base scientifique. je ne pense pas qu'il faille isoler, dans ce débat mondial et ce grand problème mondial du rapport de forces, uniquement la réaction française comme une réaction tout à fait étrange, inquiétante et avec de mauvaises intentions. En plus, vous connaissez bien la France. Il y a aussi des malentendus et des préjugés aux Etats-Unis aussi. Et vous savez très bien que cela n'empêche pas les discussions sur le fond et que l'on peut avoir cette bonne ambiance générale et du bon travail en commun.
Prenons le Proche-Orient. C'est l'un des sujets sur lesquels nous travaillons bien. Nous nous sommes beaucoup critiqués. Pendant longtemps, tout ce qui se disait aux Etats-Unis à propos de la politique française au Proche-Orient était toujours négatif. Cela reste un peu le cas à propos de l'Iraq où l'on présente nos efforts comme étant liés à des arrières pensées pétrolières, comme si tous les autres pays étaient des esprits abstraits et purs. Comme si la politique américaine n'avait jamais aucune dimension commerciale, ou comme si la politique britannique était une politique purement philanthropique.
Ce réflexe est toujours resté aux Etats-Unis : seule la France a des arrières pensées commerciales. C'est complètement absurde dans le cas de l'Iraq, car il est vraisemblable que le jour où Saddam Hussein sera enfin renversé par je ne sais quel général, ce dernier se précipitera aux Etats-Unis pour passer un maximum d'accords et de marchés avec les Américains, pour s'insérer dans le nouvel ordre de sécurité régional. Je donne cela comme exemple pour dire qu'il reste des visions stéréotypées, mais elle ne sont pas dominantes.
En sens inverse, la vision française de la politique américaine au Proche-Orient a été très critique très longtemps, mais il faut dire que les politiques française et américaine étaient complètement différentes. Je crois que cela a commencé à changer à l'époque du président Bush et de James Baker. En regardant la situation d'aujourd'hui, nous avons les mêmes objectifs, nous avons en gros la même idée sur ce qu'il faut faire pour la paix, ce sont des idées que les Français ont eu avant les autres, une quinzaine d'années avant les autres, mais naturellement, lorsque l'on arrive à la solution, ce sont les Américains qui ont les moyens essentiels pour faire le travail. Je pense qu'au moment de la garantie des accords, l'Europe, la France, retrouvera un rôle important. Mais, dans la phase actuelle où les Etats-Unis jouent le rôle clef, vous ne pouvez trouver en France aucune critique. Vous pouvez cherchez, vous ne trouverez aucune critique. Nous sommes tout à fait positifs, tout à fait élégants si je puis me permettre.
Q - Ne craignez-vous pas le leadership américain ?
R - Non. Sur la réunion de Washington, c'est un exemple de leadership dans le bon sens du terme et c'est un exemple pour vous montrer que, dans des domaines où les sensibilités sont différentes, les projets étaient différents, les politiques étrangères n'étaient pas les mêmes, au fil des années, cela s'est rapproché. Il reste des nuances importantes mais il y a un esprit de coopération, avec beaucoup d'échanges d'informations, beaucoup de consultations que ce soit sur le volet Syrie, sur le volet Liban, ou sur le volet palestinien.
Et lorsqu'il y a eu l'annonce récente par le président Clinton, les déclarations que nous avons faites étaient purement positives, nous avons même salué le rôle des Etats-Unis mais lorsque nous le faisons, cela n'est pas relevé. Alors que s'il y a un mot, une critique, cela va tout de suite être considéré comme étant la preuve d'un climat qui se dégrade terriblement.
A propos du "paquet" Balkans, c'est un "paquet" très compliqué, Serbie, Kosovo, Monténégro, Bosnie etc. il n'y a aucun désaccord global, il y a une vision globale, convergente, qui est à peu près la même, de ce que nous voulons faire. Ensuite, il y a des différences parce que nous n'avons pas les mêmes conceptions du rôle de l'OTAN et de l'Union européenne. On peut avoir des différences sur la façon de traiter la question des sanctions par rapport à la Serbie, on peut avoir des nuances tactiques au jour le jour sur tel ou tel problème, mais le concept général est très proche. Nous ne sommes pas dans un cas où il y a une incompréhension frontale.
Sur ce qu'il faut faire avec la Russie non plus. C'est compliqué, mais il n'y a pas de désaccord. Donc, quelle que soit l'atmosphère générale de la société, la société française et la société américaine, mon témoignage est que nous continuons à travailler dans de bonnes conditions. Il faut bien distinguer l'atmosphère générale de la société, les intellectuels, les articles les journaux. Il y a aussi des domaines où s'applique la concurrence commerciale. Ceci n'est pas un problème franco-américain, c'est la vie économique. Le plus intéressant dans le débat récent, et le plus étonnant à notre point de vue, c'est la réaction américaine forte lorsque nous faisons des analyses. Lorsque je dis hyperpuissance, c'est un mot technique, descriptif, ce n'est pas une critique, cela n'a aucun sens pathologique en Français. Cela signifie beaucoup plus gros que tous les autres et c'est incontestable.
Quand je regarde le discours de Sandy Berger il y a quelques semaines à New York, la façon dont il explique le rôle des Etats-Unis dans le monde, c'est exactement cela. C'est la meilleure illustration de mon analyse. Nous avons le droit de participer à cette analyse. Quand on parle d'unilatéralisme, j'en ai parlé, c'est vrai que nous avons une conception différente dans laquelle il faut développer le multilatéralisme. Aux Etats-Unis, il y a toujours une hésitation entre les deux, entre le fait de s'engager dans des processus collectifs et le fait de jouer "cavalier seul". Vous savez bien que c'est pour cela que les accords du GATT n'ont pu se transformer en OMC qu'en 1994 alors que le problème avait été posé en 1948. C'est pour cela que les Etats-Unis ne se sont pas engagés dans la Cour pénale internationale, et dans beaucoup d'accords sur lesquels ils veulent garder les mains libres. Parler de ce problème n'est pas une invention et ce débat a lieu aux Etats-Unis et le discours de Sandy Berger était essentiellement consacré à combattre cette tendance un peu isolationniste et surtout unilatéraliste du congrès. C'est un débat, cela concerne le monde entier étant donné le poids des Etats-Unis dans le monde d'aujourd'hui. Le monde multipolaire est une vision qui n'est pas forcément contraire à celle des Etats-Unis. La façon dont les Etats-Unis traitent aujourd'hui la Russie, avec beaucoup de prudence malgré la situation, montre qu'il y a un raisonnement sur les pôles, ils préfèrent peut-être des pôles qui ne soient pas trop forts, mais la question se pose quand même, même pour les Etats-Unis.
Quant à la question du partenariat, dans le discours que j'ai récemment prononcé à l'IFRI, je m'étais interrogé sur le fait de savoir si les Etats-Unis, qui sont tellement puissants, peuvent ou non accepter d'avoir de vrais partenaires, ce qui n'est pas évident lorsque l'on est un pays aussi considérable par rapport à d'autres. J'avais ajouté : nous voulons le croire parce que nous voulons être optimiste sur ce point. Et là, c'est le débat qui a lieu autour de la défense européenne essentiellement. C'est un moment important parce que les choses bougent, les européens sont en train de dépasser leurs contradictions entre eux, entre les Britanniques et les Français, entre les atlantistes et les autres, entre les pays de l'OTAN et ceux qui n'y sont pas, entre les neutres et les autres, une sorte de "sauce" est en train de prendre à l'intérieur de l'Europe sur ce point.
Les Etats-Unis ont donc un choix stratégique à faire par rapport à cela, ils ont toujours été pour le partage du fardeau, mais ils n'ont jamais été pour le partage de la décision. C'est donc un choix un petit peu délicat. Mais en même temps, il y a toujours eu, même aux Etats-Unis, peut-être pas dans les gouvernements car quand on est dans un gouvernement, on gère les intérêts du pays sans recul, mais il a toujours eu aux Etats-Unis des analystes ou des anciens ministres ou présidents considérant que c'est une bonne chose ; une Alliance avec un pilier européen fort peut présenter un intérêt pour les Etats-Unis, certains inconvénients aussi, cela dépend. C'est donc une position nuancée. C'est un peu la question qui s'était posée aux Etats-Unis face au projet de l'euro. Nous espérons vraiment que là, les Etats-Unis vont prendre ce mouvement dans le bon sens. D'autant que les Européens ne veulent évidemment pas affaiblir l'Alliance, ce qui serait vraiment incohérent pour eux, ils ont tous intérêt à ce que l'Alliance soit forte. Mais, nous voulons dépasser cette apparente contradiction entre l'alliance et les pays européens; Cela peut être un sujet de nervosité, il n'est pas exclu que vous entendiez à certains moments, dans certaines administrations, des analyses critiques ou inquiètes sur ce plan. Mais, nous pensons que les choses peuvent se résoudre, se traiter.
Q - Depuis Berlin, en 1996, on a l'impression de toujours tourner autour de la même question ?
R - J'ai dit plusieurs fois, dans des interviews ces derniers temps, que la chimère était en train de devenir une réalité. Mais cela ne se fait pas en huit jours.
Q - La campagne électorale américaine ne va pas faciliter les choses ?
R - Une campagne électorale durcit les positions, forcément. Cela aboutira nécessairement à des positions du genre ne pas transiger, préserver l'Alliance, mais ce n'est pas un moment très adapté pour des évolutions stratégiques ou des positions nuancées. Comme le président Clinton ne se représente pas, cela ne joue pas pour lui. Il n'est donc pas du tout exclu que nous puissions très bien travailler avec l'administration Clinton, jusqu'au dernier moment.
Q - Le sentiment dominant de l'administration américaine n'est-il pas celui de la défiance ?
R - Dans la méfiance américaine par rapport à la défense européenne, il y a un premier aspect que nous ne pouvons pas accepter, qu'il faut dépasser qui est une sorte de volonté hiérarchique en quelque sorte. Ensuite, il y a quand même de vraies questions auxquelles nous sommes tout à fait sensibles. Lorsque l'on nous demande quelle organisation allez-vous installer pour qu'il y ait un pilier européen et que cela n'empêche pas l'Alliance de fonctionner ? C'est une vraie question, nous ne trouvons pas que ce soit choquant et c'est là-dessus que nous travaillons beaucoup. Il faut trouver un bon mode de combinaison et dans le texte européen, on arrive à la formule : "capacité européenne autonome là où l'Alliance, en tant que telle, n'est pas engagée". Il y a donc une sorte de combinaison qui correspond à des cas de figure où les Etats-Unis ne souhaiteraient pas se porter en première ligne, cela peut arriver. Ce n'est pas insoluble.
Q - Voyez-vous des situations où l'Union européenne pourrait intervenir seule ?
R - Nous sommes bien conscients du fait que c'est compliqué, nous ne prétendons pas que c'est simple. Même entre Européens, je le disais tout à l'heure, il y a beaucoup de différences de cultures et de situations qui sont à prendre en compte, mais nous sommes en train de dépasser nos contradictions entre Européens, nous sommes en train de créer une dynamique. l'articulation avec l'Alliance est très importante pour nous aussi, il n'y a pas que les Américains qui soient préoccupés par le fonctionnement de l'alliance, et il faudrait que les Européens soient vraiment aveugles ou irresponsables pour porter atteinte au fonctionnement de l'Alliance qui est une garantie pour le monde. C'est l'alliance militaire la plus forte qui ait jamais existé, et c'est l'intérêt de tout le monde de faire en sorte qu'elle continue de fonctionner. En même temps, lorsque l'on regarde la construction de l'Europe et les étapes qu'elle a franchi petit à petit, il devenait illogique que cette Europe soit incapable de se préoccuper de ce sujet, n'ait pas le droit d'en parler et que cela devienne quelque chose de totalement différent, c'est irréaliste. Il fallait qu'à un moment ou à un autre, l'Europe puisse avoir sa légitimité dans ce domaine, avoir sa propre capacité d'évaluation, sa propre capacité de décisions. Là où cela devient plus compliqué, c'est la capacité d'actions et c'est là où il faut trouver la bonne combinaison pour savoir quand l'OTAN peut intervenir, quand c'est l'Europe en employant les moyens de l'OTAN, en toute intelligence avec les Etats-Unis, il y a un éventail d'hypothèses. Je pense que nous pourrons aller assez loin à travers le dialogue politique avec les Etats-Unis et d'autre part, entre alliés européens, et ensuite, c'est la réalité qui tranche pour savoir ce qui marche et ce qui ne marche pas. Cela dit, on ne peut pas souhaiter trop de crises pour expérimenter tout cela.
Q - Cela aurait-il pu marcher en ex-Yougoslavie ?
R - Dans toutes les années de la désintégration de la Yougoslavie, il y a eu beaucoup d'occasions de ce type. Il est clair que si l'Europe avait eu un dispositif de ce type, l'action par rapport à la Croatie ou à la Bosnie se serait organisée autrement et avec les Américains, parce que je pense qu'aucun européen n'aurait eu envie d'assumer cette crise entièrement seul, sans les Etats-Unis. Mais, je pense qu'il y aurait eu une combinaison qui aurait été équilibrée. Je crois que l'on peut dire cela aussi sur la crise de l'Albanie, il y a trois ans. On programme, par sécurité, par précaution, mais on ne peut pas non plus souhaiter que cela serve.
Q - N'êtes-vous pas préoccupé par l'inquiétude que l'on discerne chez les Américains ?
R - Je pense que cette crainte est exagérée. Précisément, nous ne voulons pas nous laisser bloquer, a priori, par des questions de ce type car c'est une façon de bloquer le processus en posant les choses en ces termes.
Nous trouvons qu'il y a trop d'expressions de craintes ; quand on regarde la puissance colossale des Etats-Unis, non seulement leur puissance militaire mais leur puissance dans le monde, leur implantation dans le monde, cette crainte est exagérée. Une partie de l'expression des craintes est tactique et c'est pour cela que j'estime qu'il est un peu malsain dans les relations entre alliés de passer son temps à exprimer des craintes exagérées ce qui appelle, théoriquement, à rassurer. Ce n'est pas une bonne relation entre alliés. La relation entre alliés doit être fondée sur l'accord, sur les objectifs, et sur la confiance mutuelle. On ne doit pas avoir besoin de se poser des questions dramatiques comme celles-là tous les matins. Pour le reste, la démarche est fondée sur le fait qu'il est logique pour l'Europe, au stade de développement qu'elle a atteint de se doter d'une capacité d'évaluation, de décision et de mise en oeuvre et ensuite, on peut chercher le meilleur arrangement possible. Nous pensons qu'il y aura une gamme de situations : une situation dans laquelle ce sera l'alliance toute entière, et des cas dans lesquels les Etats-Unis eux-mêmes trouveront que c'est assez pratique et assez logique que les européens soient en première ligne et prennent des décisions. C'est la réalité qui tranchera. Il faut organiser des dispositifs nouveaux, qui ne créent pas des conflits de décisions ou d'organisations et ensuite, on s'adaptera. Dans l'histoire de l'Alliance, les choses se sont passées ainsi. L'Alliance n'a pas été inventée dès son origine avec tout son dispositif. Il faut garder un élément de pragmatisme.
Q - Quels sont les pays européens qui traînent les pieds ?
R - Il y a un certain nombre de pays qui étaient inquiets de la réaction des Etats-Unis mais qui sont très rassurés de voir que le mouvement actuel vers l'identité européenne de défense et de sécurité est impulsée non seulement par la France mais aussi par la Grande-Bretagne. Le fait que la France ait pu adapter sa politique, ainsi que la Grande-Bretagne, crée une situation nouvelle. D'autre part, il y a les pays "neutres", on ne sait plus très bien ce que cela veut dire, mais tout simplement, ce sont des pays qui ont gardé une opinion publique pacifiste, qui est inquiète lorsque l'on parle d'Europe de la défense, ils ont peur que cela militarise l'Union européenne et ces pays trouvent assez commode de dire que c'est l'OTAN qui fait tout. Mais le Conseil d'Helsinki dépasse tout cela. Lorsque l'on voit St-Malo, Cologne, Helsinki, on voit que justement, nous commençons à créer une culture commune entre ces différents pays européens afin qu'ils acceptent tous cette idée d'une capacité autonome européenne.
Q - Après Seattle, le CTBT etc..., voyez-vous un affaiblissement préélectoral des Etats-Unis ? N'y a-t-il pas un danger d'impuissance relative américaine ?
R - D'abord, si c'est vrai, on y peut rien, c'est ainsi, cela arrive périodiquement. D'autre part, Seattle est un problème plus compliqué, cette conférence a été mal préparée avant. On peut réunir une conférence ministérielle pour trancher 4 ou 5 sujets mais on ne peut pas réunir une conférence ministérielle qui dure 4 jours avec tant de gens pour se mettre d'accord sur 150 paragraphes tous très compliqués. Ce n'est donc pas une catastrophe pour l'Europe ni pour les Etats-Unis, ni pour personne. C'est simplement un mécanisme qui n'était pas bon. La conférence a été réunie trop tôt, ou alors elle n'a pas été précédée de suffisamment de conférences. Il y aurait dû en effet y avoir des conférences de préparation qui auraient durées six mois jusqu'à ce que ce soit suffisamment mûr pour pouvoir faire la conférence de Seattle. Je ne pense pas que cela mette en cause la capacité de l'administration Clinton en tant que telle. Je suis convaincu que, même une administration américaine au début, avec un président qui serait là depuis un an, cela n'aurait rien changé.
En ce qui concerne le TICE, c'est lié à un bras de fer qui a lieu entre le Congrès et le président, qui est lié à leur base politique qui est vraiment antagoniste, une conception extrêmement méfiante qu'à le Sénat par rapport à tout engagement extérieur pas totalement contrôlable. Ce n'est pas lié au calendrier, cela pourrait avoir lieu n'importe quand. J'ai plutôt le sentiment que nous devrions bien travailler avec l'administration Clinton jusqu'à la fin et le fait que nous ayons à faire à un président qui n'est pas candidat, au contraire, devrait lui donner une liberté par rapport aux grands sujets alors que je pense que dans la campagne électorale et de la part des candidats, les choses vont se durcir. Dans les relations avec l'Europe, ils vont plutôt avoir des points de vues autoritaires, sur l'Alliance, ils auront des points de vues méfiants, tout sera ramené en terme de leadership.
Q - Sur le Moyen-Orient qu'attendez-vous ?
R - Je suis allé au Proche-Orient en octobre et en novembre dans les différents pays, j'ai dit à ce moment-là qu'il serait très facile de reprendre les négociations entre Israéliens et Palestiniens mais très difficile de conclure. Qu'il serait compliqué de reprendre la négociation entre les Israéliens et les Syriens, mais pas trop difficile de conclure ensuite.
Les Etats-Unis étaient dans une position centrale concernant l'affaire syrienne puisqu'ils étaient les dépositaires de l'engagement de Rabin ; Barak et Assad se tournaient vers eux, ils étaient en position d'arbitre. C'est pour cela que nous avons travaillé en bonne coopération avec les Etats-Unis mais ce que nous avons fait sur place, le président Chirac l'a fait, je l'ai fait aussi dans mes contacts, c'est de dire à M. Barak et à M. Assad de plaider des deux côtés pour qu'ils reprennent les négociations. On leur a dit : c'est simple, soit vous pensez que la paix est dans l'intérêt fondamental de votre pays, et c'est ce que nous pensons, et vous devez surmonter le préalable, d'une façon ou d'une autre, ou vous ne pensez pas vraiment que la paix soit dans l'intérêt de votre pays, et l'affaire du préalable est un prétexte, et nous pensons que vous devez surmonter le préalable.
Nous avons accompli notre travail, moins visible que la médiation secrète américaine maintenant connue, pour les convaincre de part et d'autre. Il fallait convaincre les Israéliens de prendre en compte les différents soucis syriens, non seulement de souveraineté mais de sécurité, et il fallait convaincre les Syriens de la volonté de M. Barak, de sa sincérité pour trouver une solution. Il fallait aussi les convaincre du fait que M. Barak était tout à fait capable de retirer ses troupes du sud Liban en juillet prochain même s'il n'y avait pas d'accord. C'est un élément important de l'interprétation politico-psychologique de la situation. Tout cela est très bien, ce qu'on fait les Etats-Unis est excellent. Nous attendons de cette ouverture et des négociations qu'elles aboutissent à régler le problème tout simplement. Je pense que nous interviendrons à un moment donné en termes de garanties, aussi concernant tant la Syrie que le Liban, sous différentes formes, s'ils le souhaitent, nous serons en tout cas disponibles pour jouer un rôle dans les garanties le moment venu. Pour nous, ce qui est très important, c'est que le Liban ne soit pas oublié dans cette affaire. Mais l'ouverture des négociations avec la Syrie va permettre d'ouvrir les négociations avec le Liban. Ce qui est très important c'est de pouvoir obtenir l'évacuation de l'armée israélienne mais dans des conditions telles que la guérilla ne continue pas. Il faut qu'il y ait un accord avec la Syrie pour stabiliser la situation.
L'autre sujet qui est très important pour le Liban, c'est celui des réfugiés palestiniens qui sont 350.000 ou un peu plus, dans tout le Liban. Les Libanais sont unanimes à demander qu'ils puissent rentrer "chez eux" car cette société libanaise reste très fragile, avec des équilibres instables. Et notre position est que l'on ne peut pas faire d'accord israélo-palestinien au détriment des Libanais. C'est un peu le point de contact entre les deux négociations. Mais nous disons aussi que l'on ne peut pas faire d'accord israélo-libanais au détriment des Palestiniens. Il y a une charnière entre les deux. Je souhaite donc que ces négociations se déroulent bien, aillent le plus vite possible et n'interrompent pas l'effort concernant l'autre volet qui est beaucoup plus compliqué.
Q - Avant de nous quitter, peut-être un petit mot sur la Tchétchénie ?
R - Pour moi, la difficulté principale avec l'affaire de la Tchétchénie c'est la contradiction que nous avons à gérer entre notre stratégie à long terme vis-à-vis de la Russie qui est une stratégie de coopération pour aider la Russie, à partir de l'Union soviétique à reconstruire, à créer une Russie moderne, démocratique, pacifique, qui aient des rapports de voisinage facile et qui reconstruise sa société et son économie.
C'est notre engagement à long terme. Nous avons eu raison dans ce que l'on a fait avec Gorbatchev. On a eu raison dans ce que l'on a fait avec Eltsine. Il faudra continuer, non pas faire des cadeaux absurdes mais parce que c'est de notre intérêt, notre intérêt stratégique. Bien entendu, il faudra adapter notre aide, à la fois parce qu'une partie de cette aide a été mal utilisée par les Russes et aussi parce que notre aide était mal pensée souvent. Nous avons trop appliqué à la Russie des politiques macro-économiques, ultra-libérales pour les sociétés ultra-développées alors que les Russes ont besoin d'une politique plus simple, de construction des bases de l'économie, de reconstruction de l'administration etc... C'est l'engagement stratégique à long terme et le nouveau contrat qu'il faudra passer avec les dirigeants russes l'an prochain.
Et le gros problème, c'est la contradiction entre ce point qui demeure vrai, qui n'est pas modifié parce qu'il y a un drame de nature colonial dans le Caucase. La contradiction c'est cela dans l'affaire de la Tchétchénie. Je l'analyse comme étant un problème de type colonial. Evidemment, cela fait partie de la Russie depuis très longtemps, mais il y a quand même une différence irréductible entre la Russie et le monde tchétchène, ce monde du Caucase du nord. Personne au monde n'est en mesure aujourd'hui de peser sur la détermination russe parce qu'il y a trop d'humiliations, parce que l'armée prend sa revanche, parce que l'unanimité de l'opinion est pour. Personne n'est en mesure de faire pression, notre devoir est de dire les choses ; cela ne suffit pas mais il faut dire les choses, rappeler les principes fondamentaux ; rappeler aux Russes qu'ils violent leurs engagements, qu'il est tout à fait vain d'espérer régler cette question uniquement par des moyens militaires massifs, aveugles, qui frappent à ce point les populations civiles, et à un moment où à un autre, ils devront revenir sur le terrain politique. Je pense d'ailleurs que c'est ce qu'il vont essayer de faire, leur stratégie est de reprendre le contrôle de la plus grande partie possible de la Tchétchénie en dehors des montagnes proprement dites, les villes et les villages et de bâtir une solution politique. Mais, notre devoir à nous est de dire cela avec beaucoup de force, comme nous le faisons depuis des semaines, un peu plus en Europe qu'aux Etats-Unis d'ailleurs. Il faut que le monde politique russe comprenne, à un moment donné, même s'ils ne peuvent pas en tenir compte aujourd'hui, même s'ils ont une sorte de ferveur patriotique, il faut que le monde politique russe comprenne cette contradiction fondamentale. Il faut que nous maintenions notre pression. J'espère que la mission de M. Vollebaek qui va aujourd'hui là-bas, va permettre de suivre cette ligne que nous avons établie à Istanbul en menaçant de ne pas signer la charte de sécurité. En terme de pression, je parle avec honnêteté, je sais qu'il n'y a pas de moyen de pression suffisant, immédiat et massifs. Je ne sais pas s'il y aurait un accord entre les européens et les Etats-Unis sur ce point, je n'en ai pas l'impression à ce stade. Par contre, il y a un plein accord pour dénoncer cette politique russe, pour condamner cette action militaire massive et brutale, pour les aider et leur dire que c'est une erreur complète, et pour revenir obstinément, inlassablement sur le terrain de la solution politique.
Q - La Russie est-elle appelée à entrer un jour dans l'Union européenne ?
R - C'est un pôle en soi. La Russie n'a pas vocation à s'intégrer dans un ensemble différent. On ne voit pas la Russie s'intégrer dans l'Union européenne, même très élargie, et d'abord, ils ne l'ont jamais demandé. C'est donc un pôle en soi, un pôle plus ou moins fort, plus ou moins stable, mais c'est un monde une culture en soi. Que faut-il faire pour transformer les ruines de l'Union soviétique en un grand pays moderne ? Je pense que nous avons eu la bonne approche stratégique mais pas la bonne approche économique. On peut la corriger. Combien de temps cela prendra-t-il ? Je n'en sais rien, cela ne s'est jamais produit avant. On connaît l'histoire du développement des pays européens, on sait que les pays européens ont mis eux-mêmes deux à trois siècles avant de constituer des économies et des démocraties modernes, maintenant, on donne des leçons au monde entier parce que cela paraît facile, mais l'Histoire était compliquée sur ce terrain. Nous n'avons pas du tout d'exemple historique comparable à l'Histoire du monde soviétique où le développement qui avait commencé a été détourné, et où il y a eu des dizaines d'années de système totalitaire succédant à des siècles de système obscurantiste. Je crois que l'intérêt des Etats-Unis, des Européens, l'intérêt de tout le monde est que la Russie reçoive la coopération la plus intelligente, c'est-à-dire une coopération exigeante. On peut être exigeant si on apporte quelque chose qui correspond aux besoins du pays, ce qui n'a pas forcément été le cas ces dernières années. Ensuite, cela prendra le temps qu'il faut.
Mais pour moi, c'est un pôle différent de celui de l'Europe, l'Europe doit avoir une relation stratégique majeure avec la Russie, comme les Etats-Unis.
Q - Un commentaire sur l'Algérie ?
R - Quand le président Bouteflika est arrivé au pouvoir, nous avons voulu montrer notre disponibilité pleine et entière. Etant donné les rapports compliqués entre la France et l'Algérie, cela aurait été une grande erreur de ne pas être capables de réagir de suite à cette ouverture, à cette manifestation du corps électoral algérien que l'on a vu se réexprimer au référendum. Nous avons donc montré que nous étions positifs, tournés vers l'avenir, prêts à avancer. Notre intérêt c'est que l'Algérie surmonte ses problèmes, que les rapports entre l'Algérie et le Maroc soient bons, c'est notre intérêt de fond. Nous avons donc fait ce qui dépendait de nous. Maintenant, la suite dépend des Algériens et donc nous attendons.
Q - Cela progresse lentement ?
R - Non, cela ne bouge pas aussi vite que nous le souhaitions, mais nous avons fait ce que nous pouvions nous, maintenant, nous attendons que la situation se clarifie et se consolide ; ce qui est encore possible, il est un peu tôt pour tirer des conclusions.
Q - L'Iraq ?
R - Cela fait des mois que nous travaillons ensemble, j'espère que nous allons arriver à un texte que l'on puisse voter tous ensemble. Si nous n'y arrivions pas, je le regretterai.
Q - Avez-vous l'impression que l'on avance ?
R - Oui, nous avons avancé, mais au fur et à mesure que l'on avance, on s'aperçoit que dans le détail, il demeure des différences d'interprétation. Nous voulons mettre en place un nouveau système de contrôle efficace, rassurant pour les voisins. Afin que l'Iraq ne représente pas une menace. Mais l'Iraq pourrait redevenir une menace, il faut un système de contrôle rassurant pour les voisins, qui nous permettrait de lever l'embargo. Et nous pensons que l'embargo, et je l'ai dit souvent, est un procédé primitif, inutilement cruel, et dont on pourrait se passer si nous avions un bon système de contrôle. La difficulté c'est la façon dont on peut suspendre cet embargo. Là, nous avons une discussion qui n'a pas abouti jusqu'à aujourd'hui et nous ne souhaitons pas que l'on définisse la suspension de l'embargo dans des conditions telles qu'on ne le suspend jamais. C'est le problème de la preuve impossible. Et c'est là-dessus que la discussion bloque, elle porte sur des mots de plus en plus pointus, de plus en plus fins. Je suis obligé de vous dire que l'accord n'est pas encore fait. J'espère que ce sera possible, si cela ne l'était pas, je le regretterais. Mais, je reconnais que dans le texte sur lequel on travaille, il y a des progrès par rapport à la situation actuelle. Mais nous ne serions pleinement satisfaits que si nous avions un mécanisme de définition de la suspension de l'embargo qui pourrait vraiment fonctionner sans être bloqué par une interprétation maximaliste tout simplement parce que le fond de notre position, c'est que nous n'en avons pas besoin pour assurer la sécurité.
(Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 décembre 1999).