Texte intégral
Q - Noëlle Lenoir, vous êtes ministre des Affaires européennes, est-ce que vous comprenez cette pomme de discorde qu'on a vu monter en puissance entre la France et l'Europe ?
R - Nous devons expliquer à l'opinion publique et à nos auditeurs que la France est dans l'Europe. Elle a été fondatrice de l'Europe. Toutes les règles européennes ne sont que le résultat du contrat passé entre tous les Etats membres de l'Union européenne, ce ne sont pas des contraintes, ce sont des règles du jeu. Il est vrai qu'à l'heure actuelle nous avons quelques difficultés à respecter ces règles. Mais nous nous y sommes engagés et nous demandons seulement un peu de temps.
Q - Est-ce que vous ne croyez pas que, dans le discours en tout cas, la France a donné l'impression de vouloir s'affranchir de ces règles, qu'il s'agisse du dossier Alstom ou du dossier Bull qui sont les deux dernières pommes de discordes très fortes entre l'Europe et la France ?
R - Non, je ne crois pas. A chaque fois que des problèmes de ce genre se sont présentés, il y a toujours eu des négociations et des échanges assez durs entre la Commission européenne chargée de faire respecter la règle, d'appliquer les Traités, et les Etats invités à faire des efforts particuliers. Il se trouve, et cela n'est pas un mauvais signe, qu'aujourd'hui ces négociations se déroulent sous les feux de la rampe. Le public en est informé en temps réel. Cela veut dire que l'Europe imprègne clairement toutes les politiques internes. C'est plutôt un signe positif dans cette situation, il est vrai, un peu tendue.
Q - Alors une des règles, c'est seulement 3% de déficit pour le budget. Francis Mer va ce soir défendre le budget de la France au Luxembourg, il va tenter de plaider des circonstances particulières qui obligeraient la France à ne pas réduire les déficits ?
R - Il faut les réduire, bien entendu, mais en prenant un peu plus de temps, un an de plus que ce qui était prévu.
Q - Quelles sont ces circonstances particulières ?
R - La croissance n'est pas au rendez-vous puisque nous sommes dans une situation de quasi-récession. Nous avions tablé sur une croissance de 2,5 % qui se trouve être réduite drastiquement à 0,5 %. Nous ne sommes, d'ailleurs, même pas sûrs que le taux soit à ce niveau. C'est la raison pour laquelle nous demandons qu'on ne bouleverse pas trop nos prévisions budgétaires, faute de quoi nous pourrions avoir des problèmes sociaux et nous risquons de casser la croissance. Or, sans croissance, il sera de plus en plus difficile de rétablir le niveau d'équilibre souhaitable.
Q - Si ce n'est pas 0,5 % , la croissance sera de combien, d'après vous ?
R - J'espère que ce sera 0,5 %. Nous ne sommes pas encore à la fin du mois de décembre, mais le chiffre de 0,5 % ne sera sans doute pas dépassé.
Q - Est-ce que vous pensez que ces circonstances particulières vont émouvoir les responsables européens, et qu'ils vont nous les accorder ?
R - La Commission européenne, contrairement à ce qu'on peut imaginer, n'a pas pour objectif de gêner les Etats en leur posant des difficultés supplémentaires. Un dialogue a été instauré, chacun est dans son rôle. Et je pense qu'une solution acceptable pour les deux parties sera trouvée.
Q - Ils regrettent qu'en 2004 il n'y ait pas d'effort suffisant proposé par la France dans le budget, ils disent que c'est 0,03 % seulement du déficit qui serait concerné par les mesures qui ont été prises.
R - Nous avons quand même de bons arguments : nous sommes sur la voie de réformes structurelles en profondeur, d'abord la réforme des retraites, demain la réforme du système de santé, et la réforme de l'Etat qui est absolument essentielle. L'amélioration du rapport coût/qualité des services publics, dans un pays comme la France où cette notion est omniprésente, est très importante. C'est une démarche presque inédite. Nous l'avons engagée, mais malheureusement elle ne peut avoir d'effets qu'à moyen ou à long terme.
Q - Cette réforme de l'Etat, certains au sein même de l'UMP auraient préféré qu'elle soit plus rapide, plus accélérée, plus agressive et plus efficace.
R - Efficace, elle le sera. Faut-il qu'elle soit plus rapide ? Dans un pays comme le nôtre où les traditions sont bien ancrées et où le droit public et la notion de service public, demeurent bien au-delà de la seule sphère de gestion des tâches proprement dîtes de l'Etat, je crois qu'il faut garder un rythme acceptable par la population.
Q - Et cela ne pouvait pas être plus 10 000 postes l'année prochaine, le rythme acceptable, d'après vous ?
R - Nous verrons, il y aura de toutes les façons un débat parlementaire et le Parlement est souverain.
Q - Avant que Francis Mer n'aille à Luxembourg il y a à Trèves un conseil économique et financier franco-allemand ; alors les Français disent qu'une baisse à 5,5 % de la TVA dans la restauration créerait 40 000 emplois, le ministre des Finances allemand, dans un quotidien ce matin, a dit d'ores et déjà qu'une telle mesure ne créerait, selon lui, pas un seul emploi. Pourquoi fait-il cette déclaration de Hans Heichel ? On ne lui a pas demandé son avis, non ?
R - Le gouvernement allemand a un programme de réformes extrêmement ambitieux qui s'intitule l'agenda 2010. Il propose une baisse de la durée de l'indemnisation du chômage, une réforme drastique de l'assurance maladie et une réforme des retraites. Mais les Allemands n'ont pas fait, comme nous, le choix de la baisse de la TVA dans certains secteurs d'activité. Pour nous, c'est très important, c'est un engagement du Premier ministre. C'est aussi une nécessité parce que nous avons une bonne expérience de la baisse du taux de TVA sur les travaux de réhabilitation des immeubles. Cela a permis de relancer ce secteur et de créer environ 50 000 emplois.
Q - Vous disiez tout à l'heure que Francis Mer va demander un an de plus, un an de délai à la Commission européenne ; est-ce qu'il ne serait pas judicieux d'attendre un an aussi pour baisser cette TVA qui va nous coûter extrêmement cher, et dont on ne sait pas comment remplacer les recettes ?
R - Nous nous sommes engagés à ce que cette baisse soit appliquée, parce qu'il y aura des contreparties en terme de croissance et de relance de l'activité de la restauration. Nous nous y sommes engagés quand une unanimité se dégagera au niveau communautaire. Ce qui prendra sûrement un peu plus de temps que prévu.
Q - C'est-à-dire combien de temps ?
R - Je ne vois pas cela avant le courant ou la fin de l'année prochaine, parce qu'il y a encore beaucoup de négociations devant nous.
Q - Donc plutôt en 2005 en fait ?
R - Je ne peux pas donner de date à l'heure actuelle, parce que l'engagement, c'est de rechercher l'unanimité et ensuite de concrétiser la baisse.
Q - Apparemment, elle ne fait pas l'unanimité puisque même Hans Heichel n'est pas d'accord. Donc il rend service au budget de l'Etat ?
R - Il ne nous rend pas service parce que nous sommes sincères lorsque nous demandons cette baisse de TVA dans la restauration. Par ailleurs, les Allemands sont devenus un peu isolés sur ce dossier. La Commission a mis sur la table une proposition de baisse de TVA et c'est à partir de là que les Etats vont se positionner.
Q - On vient de parler de Luxembourg, de Trèves, et il y a eu Rome ce week-end. On a entendu les déclarations de Jacques Chirac et on a compris "pas de Constitution, pas d'argent" ; c'était un message à l'adresse de l'Espagne et surtout de la Pologne. Avez-vous interprété comme cela les propos du chef de l'Etat, Noëlle Lenoir ?
R - Les propos du chef de l'Etat ont surtout eu pour objectif de responsabiliser chacun. Les citoyens ont l'espoir d'être maintenant dotés d'une Constitution au niveau de l'Europe, et aucun dirigeant d'un Etat membre ne doit prendre la responsabilité d'un échec. Il n'y a aucune raison pour qu'il y ait un échec, mais la tonalité du chef de l'Etat est celle-ci, parce que la France, avec l'Allemagne en particulier, a contribué de manière décisive au grand succès de la Convention. Il ne faut pas le transformer en un moindre succès, en prolongeant de façon excessive les travaux de la Conférence intergouvernementale.
Q - La France et l'Allemagne contribuent ensemble pour 40 % du budget de l'Europe. Est-ce qu'il y a un lien entre les deux ? Est-ce que si cette Convention ne fonctionnait pas, il y aurait une sorte de désistement de la France puisqu'on sait que la Pologne doit être celui qui recevra le plus d'argent à l'intérieur du budget européen ?
R - Il n'est pas question de faire échec à la solidarité européenne. Il est tout à fait normal que les pays membres qui sont plus riches, mieux dotés, accueillent d'une façon convenable les nouveaux entrants qui ont un niveau de vie par habitant égal à 22 % de la moyenne du niveau de vie dans les Etats membres actuels. Il y a un donc devoir de solidarité, mais cette solidarité n'est pas à sens unique. Elle doit se manifester dans le lien entre tous les Etats, y compris de la part des nouveaux entrants. A cet égard, je crois effectivement que les discussions sur ce qu'on appelle les perspectives financières pour la période 2007-2013 vont être assez dures. Nous aurons derrière nous - et c'est un peu le sens des propos du Président de la République - une Constitution adoptée par la Conférence intergouvernementale. Il faut que ces négociations sur les perspectives financières se déroulent donc dans des conditions apaisées.
Q - A condition que cette Constitution soit adoptée parce qu'apparemment, on est en train de retrouver la même fracture qu'au moment de la guerre en Irak. Menés par la Pologne et l'Espagne, des pays ne veulent pas qu'on enlève une partie de leurs pouvoirs. C'est très compliqué en fait, ils veulent un siège pour eux plutôt qu'il soit calculé en fonction de la population, ce qui donne plus de poids à la France et à l'Allemagne ?
R - J'ai été un peu étonnée de la tonalité des médias qui ont relaté les travaux de la Conférence intergouvernementale à Rome. Je n'ai pas trouvé que cette réunion conduisait à ce qui est présenté comme un échec possible. Au contraire, les Etats n'ont pas présenté de demandes nouvelles. Chacun s'est positionné. Est-ce que vous vous attendiez à ce que, le premier jour d'une Conférence qui est un lieu de débats et de discussions, tout le monde se mette d'accord, en disant "embrassons-nous folle ville" ? En disant : "nous n'avons rien à discuter, chacun rentre chez soi, il n'y a pas besoin de continuer" ?
Q - La tonalité, c'est qu'il ne s'est pas passé grand chose, en fait ?
R - La tonalité, c'est la confirmation des positions des uns et des autres, avec néanmoins, comme fil commun, l'idée que les citoyens européens ont désormais droit à une véritable constitution.
Q - Alors est-ce que vous, vous pensez aujourd'hui que cette Constitution va être adoptée ?
R - J'en suis persuadée, et je suis raisonnablement optimiste sur le calendrier pour la fin du mois de décembre.
Q - Pour le fin décembre donc, d'ici la fin de l'année, et pour vous, les perspectives financières vont être un poids de discussion extrêmement fort, mais sur lequel on arrivera également à se mettre d'accord.
R - Ces discussions vont s'ouvrir à compter de l'année prochaine. D'ores et déjà, la Commission doit donner dans quelques jours son appréciation globale. Cela va être difficile parce qu'il faut faire face à des difficultés financières dues à la conjoncture mondiale et qu'il ne faut pas pour autant réduire à néant les politiques européennes communes : la Politique agricole commune, la politique régionale, la politique des réseaux d'infrastructure de transports et la politique de recherche et d'innovation. Parce que sans politique commune, je ne vois pas quel peut être le sens profond de la Construction européenne.
Q - Est-ce que vous n'avez pas le sentiment que nous sommes un peu le mauvais élève de l'Europe, la France, avec ses déficits excessif, Ce sentiment de ne pas intégrer le pacte de stabilité, joue à contre-courant de l'Europe au moment où ces nouveaux membres sont en train d'arriver, où eux ont fait des efforts considérables comme vous l'avez dit tout à l'heure, ils ont un niveau de vie bien inférieur au nôtre et pourtant ils ont fait les efforts pour être dans les clous, et nous, nous ne les faisons pas. Est-ce que cela ne rajoute pas de l'huile sur le feu, cette espèce de sentiment de dire qu'ils nous montrent la voie ?
R - Je pense au contraire que nous faisons des efforts. Nous avons fait des efforts pour régler la question d'Alstom.
Q - Oui, mais on s'est fait taper sur les doigts. On n'a jamais eu de sanction comme sur Bull, c'est la première fois qu'on a une sanction. Cela n'était pas arrivé jusque là, comment en est-on arrivé là, Noëlle Lenoir ?
R - La situation aujourd'hui fait que la Commission a une approche plus stricte parce que le marché s'élargit, et donc les règles communes doivent être respectées plus rigoureusement. Mais jusqu'à présent, il n'y a pas un seul cas dans lequel nous n'ayons pas trouvé véritablement un accord. Je suis chargée par le Premier ministre de régler la question de la transposition des directives. Nous étions, à cet égard, les derniers de la classe. Nous sommes maintenant 10ème sur 15, c'est encore insuffisant mais c'est mieux. Là aussi, c'est un problème que nous commençons à régler parce que nous nous sommes peut être laissés aller pendant des années à la facilité.
Q - Dernier de la classe européenne et néanmoins on veut imposer notre loi qui est celle de la Constitution ?
R - Nous ne sommes pas les derniers de la classe européenne. Nous ne sommes plus dans le domaine de la transposition des directives communautaires. Nous avons réglé des problèmes industriels. Nous sommes en train de régler la question très lourde du déficit budgétaire. Nous avons conscience que le déficit est structurel et nous mettons en oeuvre des réformes comme jamais depuis des années. Je n'incrimine à cet égard aucun gouvernement mais le fait est que nous avons engagé ce cycle de réformes pour régler enfin notre situation.
Q - Sauf que le déficit, vous l'avez entendu tout à l'heure, est passé de 47 milliards en août 2002 quand le gouvernement Raffarin était déjà au pourvoir, et qu'il est de 63 milliards aujourd'hui.
R - Parce que la croissance n'a pas été au rendez-vous, et le projet de budget prend le parti que si la croissance tarde encore à être au rendez-vous, il faut lui donner un petit coup de pouce.
(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 octobre 2003)