Déclaration de Mme Claudie Haigneré, ministre déléguée aux affaires européennes, sur les enjeux de l'élargissement de l'Union européenne et le rôle de la société civile dans la construction européenne, à Paris le 12 mai 2004.

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Circonstance : Séance d'actualité au Conseil économique et social consacrée à l'élargissement de l'Union européenne à dix nouveaux membres, à Paris le 12 mai 2004

Texte intégral

Monsieur le président, mesdames et messieurs les conseillers, c'est bien sûr pour moi un très grand plaisir que de revenir vous voir aujourd'hui. C'est un plaisir et un honneur parce que c'est vrai que cette célébration de l'arrivée des dix nouveaux États membres, cet élargissement, nous les avons vécus avec fierté et avec émotion le 1er mai. Mais il nous faut encore le consolider, en parler chacun à notre niveau et je tiens, bien sûr, à remercier le Conseil économique et social et tout particulièrement le président Jacques Dermagne de m'avoir permis d'en parler un peu avec vous aujourd'hui.
Je le remercie aussi de son accompagnement, de votre accompagnement constant dans d'autres domaines dont j'ai eu la charge et je sais à quel point peuvent se nouer ce dialogue et cette interaction positive et constructive qui nous permettent de rechercher ensemble des solutions et de nouveaux modèles. Vous comprendrez que je compte sur cette interaction. Dans ce nouveau domaine, dont j'ai la charge en équipe avec Michel Barnier - qui est l'un des grands experts de notre ambition européenne et avec lequel nous formons une équipe qui, je l'espère, saura - comme vous le faites - porter ce grand débat des enjeux de l'Europe - l'élargissement est l'un des enjeux importants. Mais il y en a encore beaucoup d'autres, de ces enjeux, pour lesquels nous devrons être efficaces et ambitieux ensemble dans la suite de notre travail.
J'ai souligné le fait que vous étiez amenés très souvent à intervenir sur des sujets essentiels pour la France et vous avez dit, madame Pichenot, que vous souhaitiez pouvoir être cet espace vivant de débat public, en particulier sur les questions européennes. Nous avons tous besoin que ce débat soit ouvert le plus largement possible et c'est un peu dans ce sens que j'aimerais structurer mon intervention autour de deux éléments : l'élargissement d'abord, puis le rôle de la société civile dans la construction européenne, et votre participation essentielle à son action, en France et en Europe.
Passer de la recherche à l'Europe m'est tout à fait naturel. J'aurais même pu emprunter le chemin dans l'autre sens. Vous vous souvenez sans doute que j'ai eu la grande fierté de porter les couleurs européennes dans ma carrière précédente. D'ailleurs, pour ce deuxième vol spatial, je m'étais entraînée avec une cosmonaute slovaque. Nous faisions déjà l'élargissement, nous portions ensemble des enjeux européens communs. Je me sens vraiment porteuse de cette ambition, de cette identité européenne : citoyenneté, nécessité de communiquer ce qui nous a liés dans l'histoire, dans nos traditions et ce qui fait que nous marchons ensemble vers un destin commun.
Cette année 2004 est une année charnière pour l'Europe. L'élargissement, c'est la responsabilité de chacun dans les élections européennes du mois de juin avec la désignation de nos parlementaires européens dont vous savez le rôle toujours plus important dans la construction de l'Europe. Et puis, nous l'espérons tous, ce rôle sera plus déterminant encore après le Conseil européen des 17 et 18 juin, qui permettra, je l'espère, d'aboutir sur le texte de la constitution, sur ce traité fondamental par les outils qu'il nous donne pour avoir une Europe plus efficace, capable d'atteindre chacun des objectifs qu'elle s'est fixés. Cet élargissement, c'est l'aboutissement de cinquante années de construction de l'Europe. Au Quai d'Orsay, dans le salon de l'horloge, nous avons eu la chance, le 9 mai, d'écouter la voix de Jean Monnet expliquant sa vision de l'Europe le 9 mai 1950. C'était un moment plein d'émotion que nous avons partagé avec des jeunes et avec des représentants de ces dix États membres qui ont parcouru un tel chemin pour nous rejoindre. Nous avons tous envie de leur souhaiter la bienvenue et de leur dire bravo pour tout ce qu'a été ce parcours.
Je voudrais éloigner certaines craintes et préoccupations qui peuvent être encore trop fréquemment véhiculées même s'il faut les considérer avec lucidité. Et je vais en évoquer quelques-unes. J'aimerais commencer par les éléments tout à fait positifs et majeurs. Ce sont vingt-cinq nations maintenant réunies, c'est une Europe réunifiée. Plus de quatre cent cinquante millions d'habitants. Une intense préparation en amont pour que tout cela soit une réussite.
L'élargissement est fait. Maintenant, il faut aller encore plus loin pour le réussir. Dans le grand débat que vous avez évoqué tout à l'heure, la partie la plus visible de cette préparation en amont était la participation à part entière des États candidats à la conférence intergouvernementale avant même leur adhésion, un grand moment de démocratie dans la réflexion. Et puis la présence d'observateurs de ces mêmes pays dans toutes les institutions communautaires. J'ai eu la chance par exemple d'être à Strasbourg au moment où ces observateurs sont devenus des parlementaires européens. Ces institutions, il faut les faire évoluer. C'est tout l'objet du traité constitutionnel sur lequel nous travaillons, pour aller plus loin que ce que le traité de Nice nous permettait.
L'élargissement, c'est une Europe de quatre cent cinquante millions d'habitants, c'est l'arrivée de soixante quinze millions de nouveaux consommateurs sur un marché unique, régi par un corpus législatif commun. Ce travail long et difficile que ces pays ont dû accomplir, c'est aussi pour absorber tout ce corpus législatif commun.
Avant l'élargissement déjà, nos entreprises ne s'étaient pas trompées sur la capacité à être mobiles, à utiliser et à partager ce marché mis en commun. La France, vous le savez, est le troisième pays exportateur vers ces dix nouveaux États membres et elle représente le troisième investisseur direct.
Ce sont des économies très dynamiques qui nous rejoignent, qui se caractérisent par une croissance nettement plus forte que celle des 15 aujourd'hui. Profitons de cet élargissement, avec une croissance qui est en train de montrer son petit souffle de réapparition, pour aller au-delà, entraînés par ce dynamisme qui nous est apporté. Face à ce dynamisme, cet effort continu que les nouveaux membres ont réalisé pour nous rejoindre il faut bien sûr que de notre côté, nous continuions cet effort de solidarité, pour leur permettre de nous rejoindre dans tous les domaines, économiques et scientifiques en particulier. Je le dis aussi de par mes anciennes fonctions. Cet élargissement, ce sont 14 Prix Nobel qui nous rejoignent. Tous ces talents, cette créativité sont auprès de nous. Je parlais de solidarité au-delà de la paix, de stabilité et de démocratie. La solidarité, c'est bien sûr l'intérêt de tous dans des domaines qui sont des domaines aigus, celui de la sécurité aux frontières, de la sécurité environnementale, de la sécurité alimentaire, de la lutte contre le terrorisme, où nous avons beaucoup avancé après les attentats terribles des États-Unis et de Madrid. On voit comment parfois on peut être modelé par des évènements extérieurs, mais qui nous permettent aussi d'avancer.
Nous avons beaucoup de messages positifs à faire passer, de détermination, et il nous faut répondre aux inquiétudes qui ont vu le jour dans les médias quand ils nous ont présenté l'élargissement et l'arrivée de ces dix nouveaux états-membres. Je crois qu'il faut relativiser certaines de ces peurs qui ne sont pas fondées. Je parlerai par exemple du risque de délocalisation. Dès avant même l'élargissement, nos entreprises dans ces dix nouveaux états-membres employaient déjà plus de 275 000 salariés dans ces pays mais dans neuf cas sur dix, il s'agissait de la création de nouveaux établissements pour satisfaire une demande intérieure de ces pays, et non pas de délocalisations comme on le croit trop souvent.
On a beaucoup parlé aussi ces derniers jours dans le monde politique et économique des pratiques de dumping fiscal et social. Mais c'est justement l'élargissement de l'union qui peut constituer un élément de réponse. Ce n'est pas un facteur aggravant. L'intégration de ces dix nouveaux États membres, c'est aussi l'extension de la législation communautaire, de la jurisprudence en termes de droit de la concurrence par exemple, c'est l'apprentissage de règles communes qui nous permettront justement de mieux réguler ces pratiques.
On a beaucoup évoqué également le risque d'une immigration massive en provenance des pays de l'Est. Là aussi, les principales études concordent sur ce point, et pour en avoir beaucoup parlé avec les ambassadeurs, les ministres des affaires étrangères de ces pays, compte tenu de cette croissance forte dont on parlait, compte tenu de leur demande intérieure, les nouveaux membres ne vont pas connaître, a priori, une émigration importante. L'émigration dont ils pourraient redouter les conséquences est celle que nous avions évoquée ensemble dans le domaine de la recherche, c'est plutôt celle des cerveaux et des jeunes étudiants qui pourraient partir et trouver ailleurs, et c'est un problème qui nous concerne tous maintenant en Europe, des zones plus attractives pour accueillir leur talent et leur intelligence.
Par ailleurs, on s'emploie à bien protéger les frontières extérieures de l'Europe. La circulation à l'intérieur de cette nouvelle Europe se fera de façon progressive, avec des périodes transitoires d'acceptation mutuelle des travailleurs de ces pays qui nous rejoignent, une transition qui s'achèvera quand nous saurons que nous pouvons compter effectivement sur cette sécurité à l'extérieur de nos frontières, parce que tout aura été mis en place pour que nous soyons confiants dans les capacités de chacun.
Il faut aussi rappeler que ces craintes régulièrement évoquées depuis quelques semaines, nous les avions aussi au moment de l'adhésion de l'Espagne et du Portugal. Pourtant si l'on regarde en arrière, on se rend compte que beaucoup de défis ont été relevés, beaucoup de victoires ont été obtenues et c'est une bonne raison de regarder l'avenir avec confiance.
Je ne parlerai pas de politique agricole, je pense qu'Hervé Gaymard vient de vous en parler longuement. Mais vous savez à quel point la France est attachée à ce qui fait sa tradition. Vous avez parlé de la langue tout à l'heure, ce qui fait sa tradition sur son sol, ce qui fait sa tradition et son ambition pour l'avenir, le modèle social européen qui est un objectif central, une valeur inscrite dans le traité constitutionnel, et qui doit être portée encore plus loin. Ce modèle social, sur lequel vous avez travaillé, Mme Pichenot vient de le rappeler, j'aimerais pouvoir lui consacrer aussi au sein du ministère en charge des affaires européennes une réelle action transversale pour favoriser la convergence, autour de ce qu'on appelle la stratégie de Lisbonne, cette très belle ambition qu'il nous faut redynamiser, pour faire de l'Europe l'économie de la connaissance la plus compétitive du monde. Nous avons fait beaucoup de progrès dans ce domaine, mais pas suffisamment par rapport aux progrès que d'autres ont fait, d'autres pays qui étaient déjà bien armés, d'autres pays qui s'arment et qui se préparent avec beaucoup de dynamisme autour de nous. Nous avons donc décidé d'évaluer à mi-parcours cette stratégie de Lisbonne. Je connais votre attachement à ce processus, les évaluations successives que vous allez mener, et je pense que ce sera un moment d'interaction entre nous, qui nous renforcera, qui nous donnera des éléments complémentaires, aussi bien au niveau national qu'au niveau de notre participation au débat européen.
Et cela m'amène au deuxième thème, dont j'aimerais pouvoir continuer à parler avec vous par la suite, celui la présence française, de l'influence de la France dans les institutions et au-delà des institutions dans la définition et la mise en place du projet européen.
Nous sommes présents dans les institutions, nous avons en place beaucoup de fonctionnaires, mais tout cela n'est pas suffisant, c'est un seul des pieds sur lesquels nous devons avancer et, là aussi, nous aurons besoin d'agir en complémentarité pour que ces ambitions, pour que ces objectifs, ces visions, nous puissions les amener à plus de visibilité dans la préparation du projet européen. C'est là une contribution indispensable que la société civile peut apporter dans cette construction européenne.
Vous l'avez dit tout à l'heure, Monsieur le Président, le Conseil économique et social a été le promoteur de ce qui existe aujourd'hui au sein des institutions de l'Union avec le Comité européen mais aussi chez les autres États membres, et c'est quelque chose dont on peut être fier, c'est aussi un aiguillon pour faire mieux. La société civile a été pleinement impliquée dans la préparation de la Convention sur l'avenir de l'Europe, et c'est toute la richesse de cette démarche tout à fait inédite. Et nous nous employons dans la négociation actuelle à maintenir tous les acquis que cette Convention a pu permettre d'apporter.
Vous savez aussi que nous avons proposé l'inscription dans le Traité du sommet social tripartite, c'est-à-dire le Conseil, la Commission et les syndicats. C'est une démarche qui, je pense, a de bonnes chances d'aboutir, et cela renforcerait considérablement la place de la société civile dans l'adoption et la mise en uvre des décisions communautaires.
Et puis, il y a un point qui est important, dont je me suis rendu compte avec beaucoup d'acuité lors d'un voyage récent à Bruxelles, ce sont tous les groupes d'experts qui sont réunis par la Commission sur des sujets très en amont, l'implication dans les procédures législatives et puis le lobbying des entreprises, des syndicats, des collectivités territoriales au Parlement européen. S'agissant de l'influence de la France dans les différentes institutions ou lieux d'élaboration des décisions, c'est là un aspect très important auquel nous devons, vous devez être très attentifs.
Il y a à la fois ce rôle de présence et, au-delà de la présence, de la réflexion menée. Il y a tout cet effort de transmission, de sensibilisation, d'incitation qui est à poursuivre et que nous devons là aussi poursuivre de façon complémentaire.
Quelles sont les interactions que nous pourrions avoir ?
Je crois que j'aurai l'occasion d'en rediscuter avec votre président et avec Mme Pichenot pour aller plus loin. Il serait important que vous puissiez être saisis de nouveaux domaines de réflexion. Vous avez évoqué la diversité culturelle. C'est un point sur lequel nous pourrions travailler. Il en va de même de l'impact des textes communautaires sur ce qui se passe en France, ou encore de leur suivi et de leur évaluation après leur mise en oeuvre. Votre regard est essentiel dans le cadre de cette réflexion commune et complémentaire sur tous ces sujets.
Reste un point important, c'est tout ce qui relève de la sensibilisation, de la diffusion de l'information dans ce grand espace de débat public que vous avez mis en évidence. Votre rôle ici aussi sera central, grâce, justement, à ce réseau dense et bien maillé des Conseils économiques et sociaux en région, du Comité européen, des institutions dont vous avez parlé dans les pays entrants. A cet égard, je ne peux que saluer le travail de cartographie qu'a mené le Conseil et dont vous avez parlé tout à l'heure concernant ces organisations de la société civile chez les nouveaux entrants.
Tout cela, c'est une démarche fondamentale pour multiplier les contacts de manière transnationale entre tous ceux qui interviennent et interagissent sur le processus européen. La notion de citoyenneté européenne, nous devrons tout faire ensemble pour qu'elle ne soit pas qu'un mot mais que chacun puisse la vivre, du plus jeune à celui qui a les épaules chargées d'histoire et qui constate ce que cette Europe est devenue sur le long chemin des cinquante années écoulées.
Vous avez parlé tout à l'heure de déficit de participation citoyenne. Je terminerai en disant que j'espère que ce déficit ne se reproduira pas le 13 juin lors des élections européennes et que tous, chacun à notre façon, moi tout particulièrement en étant présente sur le terrain, nous parlerons d'Europe, nous arriverons à convaincre chacun de sa responsabilité dans la construction de l'Europe.
Ce moment historique, qui ne nous est pas imposé mais que nous avons choisi, qu'ils ont choisi - c'est cela, le processus de la construction européenne, c'est un processus d'adhésion volontaire -, je suis très heureuse de pouvoir le partager avec vous aujourd'hui une adhésion, un grand moment politique, l'union des peuples, des citoyens, dont je sais à quel point notre travail en commun peut lui permettre d'être encore plus efficace.
Merci.
(source http://www.ces.fr, le 2 juin 2004)